Sezin Topçu, L’État surveille avec les mêmes craintes les militants et le plutonium, 2021

Pour la sociologue des sciences, le procès des militants de Bure montre que le nucléaire est un enjeu stratégique pour la France, ce qui explique une « criminalisation de l’action antinucléaire ».

 

Douze mois ferme requis pour l’un, 10 à 18 mois avec sursis requis pour les six autres prévenus : la lutte antinucléaire pourrait leur coûter cher. Le jugement des sept opposants au projet de stockage de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), baptisé Cigéo, dont le procès s’est tenu entre mardi et jeudi, sera rendu le 21 septembre 2021. Les moyens mis en place par la justice (qui aurait dépensé près d’un million d’euros pour l’enquête, selon Reporterre et Mediapart) n’ont pourtant pas permis de prouver autre chose sur cette « bande organisée » de « malfaiteurs » que l’organisation d’une manifestation non autorisée, avec des « violences volontaires » exercées au cours de cette manifestation et une détention de « substances ou produits incendiaires ». Pour l’historienne et sociologue des sciences Sezin Topçu, chargée de recherches au CNRS et autrice de la France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée (Seuil, 2013), cette sévérité s’explique par l’importance stratégique de Cigéo, crucial pour l’avenir de l’énergie nucléaire dont la France est fortement dépendante.

Libération : Les procès pour les opposants au nucléaire sont-ils fréquents ?

Sezin Topçu : On constate, depuis ces dernières années, une augmentation du nombre de procès contre les opposants aux grands projets industriels. Rien qu’à Bure, une cinquantaine de procès ont été intentés contre les militants pour l’occupation des lieux, pour outrage à agent, pour la dégradation du mur ou de « l’écothèque » de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), etc. On peut aussi penser aux actions de Greenpeace : des militants s’étaient introduits en 2017 dans la centrale de Cattenom, et y avaient tiré des feux d’artifice pour montrer que des terroristes mal intentionnés pouvaient facilement y pénétrer. Greenpeace France a été condamné à verser à EDF 211 806 euros au titre du préjudice matériel et économique, et 50 000 euros en réparation du préjudice moral.

Mais il me semble tout de même qu’il y a quelque chose de particulier avec le procès actuel : si l’on regarde les arguments d’accusation retenus, on se rend compte que ceux-ci sont assez légers. Il ne s’agit finalement que de l’organisation d’une manifestation non autorisée à l’été 2017. Or ils sont présentés comme une « bande organisée » de malfaiteurs, une organisation violente… Les avocats de la défense et certains témoins entendus ont d’ailleurs relevé qu’il s’agissait plus d’un procès d’intention que d’un procès basé sur des preuves. On a l’impression que la justice déborde de son cadre, et a fait de ces sept personnes le symbole de la lutte antinucléaire en France, qui est en expansion et qui inquiète l’État. Ce n’est pas anodin de parler « d’association de malfaiteurs » pour ces sept personnes, plutôt que de mettre en cause un collectif d’opposants clairement identifié autour d’une ou des actions précises. Cela me semble aller dans le sens d’une criminalisation plus générale de l’action antinucléaire.

Libération : Le procureur Soflan Saboulard déplorait que la défense ait fait de « cette audience de nature juridique une tribune politique ». Est-ce courant d’utiliser le procès pour médiatiser une cause ?

Sezin Topçu : C’est tout à fait récurrent : pour les militants, qui n’ont pas le même type d’accès à la presse, les procès sont des moments de médiatisation utilisables pour faire un contre-argumentaire et défendre leur cause. Cela se voit d’ailleurs dans le discours de la défense, qui a rappelé plusieurs fois la dangerosité du projet Cigéo, de la même manière que les militants de Greenpeace à Cattenom n’expliquaient pas pourquoi ils étaient entrés dans la centrale, mais posaient la question de la sécurité de l’infrastructure. Il s’agit pour eux de renverser la question pour montrer qu’il s’agit d’une question de société, et pas simplement d’une question technique et administrative, pour ne pas perdre de vue leur objet de lutte.

Libération : Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes a été abandonné suite à la lutte des opposants. Pensez-vous que Cigéo pourrait connaître le même sort ?

Sezin Topçu : Fort heureusement, les trajectoires technologiques ne sont jamais totalement tracées d’avance, mais il est vrai aussi que Cigéo est un enjeu plus stratégique que Notre-Dame-des-Landes : le problème de la gestion des déchets radioactifs est le talon d’Achille de l’industrie nucléaire. Quand le programme nucléaire a été lancé, cette question a été remise à plus tard, car la première préoccupation était de construire les réacteurs. Il y avait alors, dans les années 1970, une forte contestation nationale quant à la sûreté des centrales. Une fois les réacteurs construits, il n’était plus possible d’écarter cette problématique des déchets. D’autant que dans les années 1980, la contestation du nucléaire est devenue plus localisée, et s’est concentrée sur la gestion des déchets nucléaires. C’est ce qui explique que les sites retenus l’ont été autant pour des qualités géologiques qu’en fonction des mesures de contestabilité – Bure, qui était un petit, village calme, ne devait pas poser de problème. La loi Bataille, en 1991, a ouvert l’exploration de trois pistes : l’entreposage, le stockage profond ou la transmutation des déchets nucléaires. On a découvert récemment que l’Andra avait investi pratiquement tous ses efforts de recherche sur le stockage géologique. D’un point de vue économique comme d’un point de vue symbolique, il n’est donc plus question pour les décideurs de faire marche arrière : Cigéo est donc un projet clé pour l’Etat, à l’échelle nationale et internationale, qu’il ne peut pas abandonner.

Libération : Des moyens importants ont été mis en œuvre pour surveiller les militants: Imsi-catchers (« valises espionnes »), prélèvements d’ADN forcés… La justice y aurait investi 1 million d’euros. Est-ce fréquent dans ce genre d’affaires ?

Sezin Topçu : Au début de ma carrière de chercheuse, j’avais consulté les archives du ministère de l’Intérieur sur les opposants au Superphénix de Malville, à l’été 1977. J’avais découvert que tout le monde était fiché, des informations très précises étaient compilées sur les manifestants, beaucoup de perquisitions avaient été menées… Tout cela n’est donc pas nouveau, ni surprenant : nous avons affaire avec le nucléaire à un secteur militaro-industriel où secret et surveillance occupent une place particulière. Mais on assiste aussi depuis peu à un renforcement du dispositif policier. Il ne faut pas oublier qu’Amnesty International a produit l’an dernier un rapport sur la gestion des militants en France, qui signale une surenchère de condamnations et de répressions policières.

Il me semble que la démesure des moyens mis en place au projet Cigéo et pour le procès de Bure montre un mélange entre une gestion technique et une gestion sociale de cette affaire. L’État surveille avec les mêmes réflexes et la même crainte les militants et le plutonium ! Comme si, pour pouvoir couvrir ou enfouir les déchets radioactifs, il fallait découvrir ou mettre à nu ceux et celles qui s’y opposent.

Libération : Pourquoi la France a-t-elle une telle tradition antinucléaire ?

Sezin Topçu : Le nucléaire est un peu dans le génome du pays : la France est le pays le plus nucléarisé au monde, des générations entières ont grandi avec une communication généralisée sur la nécessité et le caractère incontournable de l’atome. Notre consommation électrique, donc nos usages, donc nos modes de vie, sont conditionnés par l’énergie nucléaire qui a aussi une empreinte forte sur le fonctionnement démocratique ou au contraire antidémocratique des institutions. Par ailleurs, l’Etat français est un Etat nucléaire : le nucléaire est un symbole de pouvoir militaire et industriel, et ce n’est pas étonnant qu’Emmanuel Macron l’ait convoqué en décembre, quand il a dit que «l’avenir énergétique et écologique passe par le nucléaire». D’un point de vue de stratégie politique, on peut penser que le nucléaire est une bouée de sauvetage pour faire une démonstration de force dans un contexte de crise sanitaire et économique qui trouve l’Etat en situation de faiblesse.

L’importance du nucléaire en France et sa centralisation ont pu provoquer un renouveau du mouvement antinucléaire dans le pays. Face à la forte contestation des années 1970, l’État avait déployé beaucoup d’efforts pour convaincre l’opinion publique qu’elle n’était portée que par des marginaux « radicaux ». Cette stratégie de contournement des discours critiques a bien fonctionné, notamment en ramenant les controverses sur un plan technique plutôt que sur le sujet de société qu’est le choix nucléaire, et la contestation s’est essoufflée pendant un temps. Mais il y a ensuite eu un renouvellement de la lutte à partir de 2012, lorsque les militants ont changé de méthode : ils sont passés du pétitionnisme à une utilisation plus directe de leurs corps, via l’occupation du bois Lejuc [proche de Bure, ndlr]. Ils contestaient notamment le renforcement de la technocratie ou de la politique du fait accompli que dissimulaient mal les discours institutionnels pour la concertation et la transition écologique. On peut donc s’attendre à ce qu’en septembre, si les prévenus du procès Cigéo sont effectivement condamnés, le sentiment d’avoir été injustement réprimés conduise à de nouvelles mobilisations qui pourraient renforcer encore la lutte antinucléaire.

Recueilli par Nicolas Celnik.

 

Interview publiée dans le journal Libération le 9 juin 2021.

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