La mise en avant de la « résilience », nom donné à l’opération militaire anti-Covid de Macron, est symptomatique d’une idéologie qui compte sur les individus pour surmonter les catastrophes engendrées par un système qu’on ne veut pas remettre en cause. Généalogie d’un concept fort utile pour ceux qui ne veulent rien vraiment changer.
On ne sait pas encore très bien comment la mobilisation de deux navires de guerre contribuera à faire face à l’épidémie de Covid-19, mais peu importe. Le nom de l’opération militaire, « Résilience », qu’Emmanuel Macron a annoncée le 25 mars 2020 en dit d’ores et déjà long sur sa politique. Après « développement durable », « résilience » est devenu depuis une dizaine d’années le nouveau terme à la mode, à saupoudrer sur les politiques publiques de toutes natures. Que ce soit face au terrorisme, au dérèglement climatique, aux catastrophes naturelles, aux crises financières ou aux épidémies, il ne s’agit plus de nier que le désastre guette, ni qu’il est déjà là pour certains, mais d’enjoindre les individus et les communautés politiques à renforcer leur « résilience » pour y survivre.
Popularisé en France par Boris Cyrulnik, le terme semble à première vue inoffensif. Dans son bestseller de 1999 Un merveilleux malheur, le psychiatre file la sympathique métaphore de l’huître qui, pour se protéger du grain de sable qui la blesse, secrète du calcaire, produisant ainsi une perle. L’auteur fournit lui même un exemple parlant en la matière : fils de Juifs immigrés d’Europe de l’Est morts en déportation, il échappa de justesse à plusieurs rafles et vécut caché sous une fausse identité pendant l’Occupation. Emmanuel Macron, qui disait récemment devoir beaucoup à Cyrulnik, l’a d’ailleurs chargé en septembre de présider une commission d’experts pour réfléchir à l’amélioration de l’accompagnement des « mille premiers jours de l’enfant ».
De la physique à la psychologie
Si la faculté de ne pas se laisser abattre par la maladie, la peur de la contamination et le confinement constitue indéniablement un atout en cette période de crise, ériger la « résilience » en mot d’ordre de l’action gouvernementale est autrement problématique. Car, au delà du message optimiste que porte Cyrulnik, la « résilience » véhicule aussi une idéologie douteuse aux relents darwinistes, qui ne présage rien de bon dans la « guerre » en cours contre le virus.
Il faut dire que le concept a connu bien des mutations. Simple synonyme de rebond » au XVIIIe siècle, le terme de « résilience » est employé au siècle suivant dans la physique pour désigner l’aptitude d’un corps à résister aux chocs et à retrouver sa forme initiale après une compression, une torsion ou une élongation, avant d’être importé dans les années 1970 par les sciences de l’écologie pour analyser l’évolution et l’adaptation des écosystèmes, notamment dans les travaux de Crawford Stanley Holling.
C’est toutefois dans le champ de la psychologie que le terme connaît l’apogée de sa gloire, désignant la capacité plus ou moins développée selon les individus à surmonter des traumatismes. Parmi les précurseurs, le psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby avait étudié dès les années 1950 l’importance de la relation d’attachement de l’enfant avec sa mère pour forger sa capacité à gérer des situations stressantes à l’âge adulte. On peut également citer l’américaine Emmy Werner, qui a mené une étude longitudinale sur le destin d’enfants des rues nés en 1955 à Hawaii, ou encore Fritz Redl, l’ancien élève viennois d’Anna Freud qui a introduit le concept d’« ego resilience » en 1969, et qui s’est penché sur le phénomène des « enfants invulnérables ». Dans les années 1960 aux Etats-Unis, le père de la « psychologie positive » Martin Seligman a découvert que certaines personnalités « optimistes » avaient tendance à refuser la passivité dans les situations difficiles et à percevoir les infortunes comme « temporaires, locales et modifiables ».
Plus qu’une faculté psychique, une idéologie
Or ce sont d’abord les applications pratiques qui ont découlé de ces observations qui laissent circonspects. La résilience a en effet rencontré l’intérêt de l’armée, qui a confié en 2008 à ce même Seligman un programme de 145 millions de dollars de « conditionnement physique » pour tenter de lutter contre le syndrome de stress post-traumatique. Le monde des affaires s’est également montré sensible aux vertus de la résilience, considérée comme un muscle que les cadres et entrepreneurs férus de développement personnel cherchent à renforcer afin de « rebondir » après un échec, faire face à l’adversité et booster leur carrière dans un univers ultra compétitif. La Harvard Business Review dispense ainsi par exemple quelques conseils pour « évaluer, gérer et renforcer » notre « résilience » et reconstituer notre stock de « monnaie positive », qui « trouve son origine dans des interactions positives réelles, des événements et des souvenirs ».
La carrière fulgurante de la résilience ne s’est pas arrêtée à la psychologie – qu’elle soit universitaire, de comptoir ou d’entreprise, se frayant un chemin dans les travaux d’économie ( on parle de « résilience de l’emploi ») et d’urbanisme ( « les villes résilientes » ). Mais elle s’est surtout imposée comme concept clé des politiques publiques, et ce quelque soit le domaine. Le terme est désormais incontournable dans tous les rapports et programmes des organisations internationales. Le Programme de développement durable à l’horizon 2030 lancé par l’ONU en 2015 s’est ainsi doté d’un cadre analytique « risque et résilience ». En 2013, la Commission européenne a adopté un « Plan d’action pour la résilience dans les pays exposés aux crises pour la période 2013-2020 » et en 2017, le Parlement européen a adopté une Résolution « sur la résilience en tant que priorité stratégique de l’action extérieure de l’Union ». En 2014, la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en ont fait la thématique centrale de leurs rapports annuels respectifs. La résilience était également un axe central des Objectifs de développement durable (ODD) – succédant en 2015 aux Objectifs du Millénaire pour le développement. En 2017, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport intitulé « Renforcement de la résilience : un pilier de Santé 2020 et des objectifs de développement durable ». En 2016, les pays de l’OTAN ont pris l’engagement d’améliorer la résilience au sommet de Varsovie.
La diffusion du terme tient en grande partie à la fondation Rockefeller, dont la présidente, Judith Rodin, a signé un livre au titre évocateur The resilience dividend, being strong in a world where things go wrong [Public Affairs, 2014] (Le dividende de la résilience. Être fort dans un monde où les choses peuvent mal tourner). Depuis 2013, la Fondation a créé et financé des postes de « chief resilience officers » dans une centaine de métropoles du monde entier.
Assumer la vulnérabilité
Or cette circulation à travers le champ social s’est accompagnée d’une orientation idéologique particulièrement pesante. Comme le soulignent Julian Reid et Brad Evans dans leur livre Resilient life, The art of living dangerously, l’accent sur la résilience est symptomatique du désengagement de l’Etat à l’ère néolibérale : il n’appartient plus au souverain étatique de garantir une impossible sécurité face au chômage, à la maladie et à la vieillesse, mais aux individus d’assumer leur « vulnérabilité » et « d’accepter la dangerosité du monde » pour cultiver leur adaptabilité face à des risques décrétés aussi inévitables que des catastrophes naturelles. La résilience implique que l’on ne peut pas changer les systèmes économiques existants, ni arrêter les désastres qu’ils créent, mais seulement s’en accommoder le mieux possible.
Le philosophe australien de l’environnement Glenn Albrecht dénonce à ce propos dans ses travaux la « résilience perverse » des groupes pétroliers qui communiquent sur la dimension non seulement « durable » mais « résilientes » de leurs industries. Une chronique du philosophe libéral Gaspard Koenig qui se propose de « penser l’après-virus » dans Les Échos du 18 mars en fournit une belle illustration :
« Si l’on doit changer nos modes de vie, ce n’est certainement pas pour revenir au dirigisme, met-il en garde. Les entreprises ne pourront plus prétendre que le télétravail est impossible ; elles devront redéfinir leurs modèles économiques pour y intégrer la résilience. »
Et éviter qu’à la prochaine épidémie elles perdent autant de chiffre d’affaire…
Dans une tribune du Monde, la philosophe Eva Illouz mettait déjà en garde en 2016 contre les « usages idéologiques » de l’idéal de la résilience, qui « prive de légitimité les sentiments négatifs, pourtant inévitables et même nécessaires » dans les situations objectivement injustes et révoltantes.
« Nos sociétés imposent au moi un devoir de performance psychologique où la psyché doit se montrer plus forte que les structures sociales, parfois écrasantes. »
Macron ne s’y trompe pas. En baptisant son opération militaire « Résilience », le président signale qu’il ne s’attaquera surtout pas aux causes structurelles de l’épidémie : la destruction des habitats naturels et de la biodiversité qui favorisent la transmission du virus entre espèces, la mondialisation qui accélère la diffusion planétaire de l’épidémie, la démolition de la recherche publique qui nous prive de connaissances scientifiques sur les coronavirus et la dislocation de l’hôpital public qui complique le traitement des malades. Il n’est pas question, donc, de changer de système pour empêcher de futures épidémies, mais de sauver le système actuel et de tenter de survivre à la prochaine épidémie.
Laura Raim, journaliste.
Article publié sur le site Regard.fr le 2 avril 2020.