Mathieu Gaulène, Le mouvement antinucléaire japonais depuis Fukushima, 2012

Au lendemain de l’accident de Fukushima, la plupart des médias occidentaux, tout en saluant le calme, la dignité dans l’épreuve et l’esprit d’entraide des Japonais, ont aussi repris en chœur le vieux cliché sur leur prétendue « incapacité culturelle » à s’exprimer, contester, critiquer et manifester. « Au Japon, on ne sort pas dans la rue, on ne manifeste pas » affirmait ainsi le 14 mars 2011 Alain de Chalvron en direct au 20h de France 2 – confortant ainsi les téléspectateurs, et certains journalistes, dans leur vision figée du Japon.

A peine un mois plus tard, une première manifestation antinucléaire a rassemblé plus de 15 000 personnes à Tokyo. Les manifestations s’enchaînèrent ensuite chaque mois dans tout le pays, avec un pic de 60 000 manifestants à Tokyo le 19 septembre 2011. Depuis, les rassemblements se poursuivent et les actions pour une sortie du nucléaire se sont multipliées et diversifiées, en dépit des discours rassurants sur un prétendu « retour à la normale » à la centrale de Fukushima Dai-ichi, distillés quotidiennement par la plupart des grands médias.

L’ampleur et la ténacité de ce mouvement ne surprendront que ceux qui croient que « au Japon on ne manifeste pas ». On oublie trop souvent que le Japon a connu tout au long de son histoire des mouvements de contestation résolus et parfois très brutaux, depuis les jacqueries traditionnelles jusqu’aux aux émeutes étudiantes de 1968, en passant par les grandes grèves des années 1950 et le violent mouvement national de 1959-1960 contre le traité de sécurité avec les États-Unis. Le mouvement antinucléaire n’a pas surgi comme par magie des fumerolles radioactives de la centrale éventrée.

Une courte histoire du mouvement antinucléaire japonais

On pourrait croire que le mouvement antinucléaire est né avec les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki en août 1945. Il n’en est rien : dans l’immédiat après-guerre, l’heure était à la survie et à la reconstruction, et jusqu’en 1952, l’occupation américaine censurait toute information sur ces événements. Il fallut attendre 1954 et l’irradiation d’un chalutier japonais, de son équipage et de sa cargaison, suite à l’essai par les États-Unis de la première bombe à hydrogène sur l’atoll de Bikini, pour qu’un mouvement antinucléaire organisé voie le jour [1].

Trois organisations antinucléaires voient alors le jour : la Gensuikyô est très liée au parti communiste japonais, la Gensuikin au parti socialiste, alors que la Kakkinkaigi est proche du parti libéral-démocrate au pouvoir. Toutes se concentrent sur le nucléaire militaire. Elles ne prêtent guère attention au nucléaire civil, qui n’en est qu’au stade des premières recherches au Japon, quand elles ne l’approuvent pas ouvertement, comme la Kakkinkaigi.

C’est dans les années 1970 qu’émerge un mouvement antinucléaire japonais issu de la société civile, qui s’oppose à la construction de centrales nucléaires. La principale organisation est le Citizen’s Nuclear Information Center (CNIC), créé en 1975 par un scientifique, le professeur Jinzaburô Takagi. Jusqu’à aujourd’hui, les ingénieurs ou chercheurs spécialistes du nucléaire jouent un rôle très important dans le mouvement, à l’instar de Hiroaki Koide, professeur à l’Institut de recherche sur les réacteurs de l’université de Kyôto, véritable star qui multiplie les conférences depuis le 11 mars 2011.

L’opposition au nucléaire civil s’accélère avec l’accident de Three Miles Island en 1979, suivi en 1986 par celui de Tchernobyl. En 1988, plus de 20 000 personnes défilent à Tôkyô contre le nucléaire. Dans le même temps, les luttes locales se multiplient contre la construction de nouvelles centrales. En 1989, plus de 10 000 personnes descendent dans les rues de la ville d’Aomori, au nord du Japon, pour protester contre le projet d’une construction d’une usine de retraitement des déchets nucléaires. En 1996, les habitants de la petite ville de Maki, dans la très conservatrice région rurale de Niigata, rejettent par référendum la construction d’une centrale. Dès lors, face à la menace d’autres référendums partout où existent des projets de construction, l’accroissement des capacités nucléaires ne peut plus guère se faire que par extension des sites déjà existants. De sérieux accidents se multiplient dans les centrales – Monju (1995), Tôkai-mura (1999), Kashiwazaki-Kariwa (2007) – faisant apparaître des problèmes de sécurité et des dissimulations de la part des compagnies d’électricité. Certains gouverneurs – dont celui de Fukushima – craignent moins de faire écho aux réticences de leurs électeurs en contestant, par exemple, le chargement du nouveau combustible MOX dans les réacteurs de leur région.

Bien que ralenti par ces oppositions, le programme nucléaire civil se poursuit, avec l’objectif de fournir au pays 40% de son électricité en 2030. Le très puissant lobby nucléaire des compagnies d’électricité – dont le surnom de « village nucléaire » montre bien quel petit monde très soudé il constitue – est soutenu par l’administration, à commencer par le ministère de l’Economie et de l’Industrie, et la plupart des partis politiques. Il utilise à plein sa puissance financière pour contrôler nombre de pouvoirs locaux et la quasi-totalité des médias [2]. Face à lui, le mouvement antinucléaire ne parvient pas à élargir son audience. A la veille de la catastrophe de Fukushima, la lutte antinucléaire était encore d’actualité, mais de l’avis des militants eux-mêmes, elle était très faible. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Un mouvement dépasse par les événements

Dans les premiers jours, alors que s’enchaînent les épisodes de la catastrophe nucléaire, les organisations antinucléaires traditionnelles semblent dépassées par les événements. Seul le CNIC réussit à apparaître dans les médias et à faire entendre sa voix, via des conférences organisées au Club des correspondants étrangers du Japon (FCCJ) et retransmises en direct sur Internet. L’organisation dispose aussi d’un permanent Australien, qui diffuse aux journalistes des informations quotidiennes et des communiqués de presse en anglais, et les informe des manifestations et actions prévues.

Cependant, les premières manifestations du mois de mars ne rassemblent que quelques centaines de personnes dans les grandes villes du Japon. La désorganisation des transports et l’exode vers le sud d’une partie de la population tokyoïte ne facilitent pas les choses, mais les militants antinucléaires traditionnels ont aussi une image et une stratégie d’occupation de l’espace public désuète. Ainsi, lors de la première grande manifestation du 10 avril 2011 à Tokyo, ils peinent à réunir 2 500 personnes dans le parc Shiba, alors que 12 000 se rassemblaient dans le quartier de Kôenji à l’appel d’un jeune activiste, Matsumoto Hajime, membre de l’organisation « La révolte des amateurs » (shorôto no ran) – impliqué depuis longtemps dans la lutte contre la précarité. De nombreux manifestants présents ce jour-là à Kôenji descendent dans la rue pour la première fois de leur vie. Cette manifestation marque l’ouverture des hostilités contre le « village nucléaire », comme a été baptisé par les Japonais le triumvirat formé des industriels du nucléaire, du METI (ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie) et du gouvernement.

Comme dans tous les mouvements sociaux contemporains, l’utilisation des réseaux sur Internet aura été déterminante pour appeler les gens, et surtout les jeunes, à descendre dans la rue. L’incapacité des antinucléaires traditionnels à maîtriser ces nouveaux moyens de communication était jusqu’alors son point faible. En 2009, nous avions pu constater que certains militants ignoraient encore les outils informatiques de base, et continuaient à utiliser colle et ciseaux pour mettre en page leur journal. Même si le cyberespace et ses réseaux sociaux ne font pas tout (les « printemps arabes » n’auraient pas été possibles sans l’existence d’un tissu d’organisation politiques et syndicales capables de structurer la contestation), nul ne peut aujourd’hui ignorer quel outil constitue Internet pour l’émergence d’un mouvement social…

Structuration autour de Sayonara Genpatsu

Fort de leur succès, les antinucléaires réitèrent les manifestations en mai, juin, août et septembre, lors de journées nationales de manifestations qui rassemblent sur le territoire nippon plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le mouvement s’organise peu à peu autour du réseau Sayonara Genpatsu [Au revoir le nucléaire !]. Il rassemble à la fois les antinucléaires historiques, comme le CNIC et Green Action ; des syndicats minoritaires, mais aussi, bien qu’elle reste pro-nucléaire, certaines fédérations de la centrale géante Rengo (à commencer par la très puissante fédération des fonctionnaires locaux, forte de 830 000 membres) ; quelques formations de gauche ultra-minoritaires comme le Parti social-démocrate (ex-Parti socialiste) et le Nouveau parti socialiste ; et de nombreux néophytes.

Époque oblige, le mouvement social regarde un peu du côté des indignados espagnols qui occupent les places au même moment. Mais les similarités qui inspirent quelques militants japonais, avec plus ou moins de réussite comme nous allons le voir, sont stratégiques, pas idéologiques. Sayonara Genpatsu est désormais bien présent sur Internet avec un site web permanent <http://sayonara-nukes.org/&gt;, une présence significative dans les réseaux sociaux et la mise en ligne de contenus médiatiques. Les manifestations deviennent de véritables shows, avec concerts et interventions de célébrités. La présence de l’écrivain Ôe Kenzaburô à la manifestation historique du 19 septembre, qui rassemble plus de soixante mille personnes à Tôkyô alors que des milliers d’autres défilent dans d’autres villes, marquera ainsi les esprits de nombreux Japonais.

Le collectif de Kôenji semble laisser sa place à ce nouveau réseau national. Son principal représentant, Matsumoto Hajime se fait discret depuis qu’il a été arrêté par la police avec onze autres personnes lors d’une manifestation, le 11 septembre. Ces arrestations semblent avoir pour principal objectif d’intimider les participants aux manifestations – dans la mesure où le plus bref passage au poste de police peut être très intimidant pour un(e) Japonais(e) et avoir des conséquences sociales préjudiciables. Autre facteur d’intimidation : le 19 septembre, des organisations d’extrême droite, bien connues pour leur style paramilitaire, organisent une contre-manifestation, à la fois pour s’opposer aux organisations de gauche présentes et pour soutenir l’industrie nucléaire. Nous verrons plus loin que l’extrême-droite nippone a évolué depuis sur la question du nucléaire.

Par ailleurs, le mouvement s’internationalise avec l’organisation d’une Conférence mondiale pour une sortie du nucléaire à Yokohama les 14 et 15 janvier 2012, sous l’impulsion de l’ONG Peace Boat. L’évènement a rassemblé 12 000 participants, avec des intervenants du monde entier [3]. On doit constater que la plupart des médias français, après avoir surexploité le sujet de Fukushima dans les premiers jours, n’ont rien dit, ou presque, sur ce rassemblement, pas plus que sur les manifestations du 19 septembre – pour des raisons qui mériteraient d’être approfondies mais dont il ne sera pas question ici.

Le campement « occuper le Meti »

Le 15 octobre 2011, le mouvement des indignés, parti d’Espagne et de Grèce et qui a traversé l’Atlantique, organise la « Journée d’occupation mondiale ». Des activistes japonais tentent d’y participer. L’échec est retentissant : à peine deux cents personnes défilent à Tôkyô. Cependant, une organisation d’extrême-gauche vouée à la défense de l’article 9 de la Constitution [4] entreprend de poursuivre cette stratégie en décidant d’ « Occuper Kasumigaseki » (le quartier des ministères et du Parlement), bientôt rejoint par une Association des femmes de Fukushima.

Le 30 octobre 2011, deux grandes tentes (l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes dans l’autre) s’installent en toute illégalité en face du METI – le ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie. Peu médiatisé au début, le campement est soumis aux intimidations quotidiennes d’employés du ministère ou d’organisations d’extrême-droite. La police installe autour des tentes des chaînes où pendent des panneaux « propriété de l’Etat, sit-in interdits ». Toutefois, rien ne se passe pendant trois mois. Ce n’est qu’après une déclaration du ministre de l’économie s’inquiétant d’un « risque d’incendie » lié aux tentes, le 27 janvier 2012, que la police décide de procéder à l’expulsion des militants. Aussitôt, les réseaux sociaux et les téléphones portables mobilisent un millier de personnes pour protéger ce qui est devenu le symbole de la pugnacité des antinucléaires au Japon. La présence de plusieurs dizaines de journalistes dissuade le METI de dégrader son image, déjà bien écornée par la révélation de ses liaisons incestueuses avec les opérateurs du nucléaire, de faire recourir à la force.

Aujourd’hui, après plus de six mois d’occupation, le campement a été rebaptisé « Campement pour la sortie du nucléaire » (datsu genpatsu tento). Il a gagné en notoriété et est devenu un point de passage de certains correspondants de presse étrangers – sans que pour autant son existence et ses activités aient été beaucoup évoquées par les médias occidentaux. Une notoriété qui transcende les clivages politiques traditionnels puisque à partir de janvier 2012, le campement a vu apparaître un soutien dont il se serait bien passé.

Un imprévu : l’irruption de l’extrême-droite dans la lutte

En effet, une partie du mouvement nationaliste d’extrême-droite japonais a récemment opéré un revirement et décidé de s’engager dans la lutte contre le nucléaire civil. Certains de leurs militants étaient présents au rassemblement pour défendre le campement. Interrogé à ce sujet, un militant préfère évacuer la question : « On les refuse en tant que groupe, mais s’ils viennent à titre individuel, il n’y a pas de problème ». De fait, l’extrême-droite ne participe pas aux manifestations anti-nucléaires qui se poursuivent régulièrement chaque week-end, et organise ses propres défilés, qui rassemblent quelques centaines de personnes.

L’extrême-droite entend bien se distinguer de la gauche antinucléaire et développer une « pensée antinucléaire de droite ». La principale organisation, le « Réseau pour penser à droite la sortie du nucléaire » (migi kara kangaeru datsu genpatsu nettowâku), fait un grand écart à la logique incertaine en se déclarant à la fois opposée aux centrales nucléaires et favorable à la possession par le Japon de l’arme militaire. Un certain nombre d’ouvrages récents défendent cette thèse, qui tend, en quelque sorte, à « échanger » l’abandon de la filière nucléaire civile, dont l’impopularité est maximale [5], contre la fin de toutes les limites imposées aux forces armées japonaises par sa Constitution…

Mai 2012 : le Japon sort du nucléaire !

Depuis l’accident de Fukushima, les réacteurs nucléaires de l’archipel se sont arrêtés un à un. Ni le mouvement antinucléaire, ni les sondages d’opinion n’en sont responsables. L’arrêt du parc s’explique soit par des contraintes de maintenance, soit par les nouvelles normes de sécurité qui obligent les centrales à passer des tests pour pouvoir redémarrer les réacteurs arrêtés. Malgré des incidents à répétition en 2011 – notamment dans le système de refroidissement de deux centrales – l’ensemble des installations semble pouvoir passer ces tests assez facilement. Le redémarrage des réacteurs n’est plus un enjeu technique, mais politique.

Face à lui deux forces politique et sociale. Le mouvement antinucléaire, fort de l’engagement de dizaines de milliers de citoyens qui n’avaient jamais manifesté de leur vie, entend bien peser de tout son poids pour empêcher le redémarrage des centrales. Des actions symboliques sont donc entreprises : grève de la faim, manifestations. Dans la région de Tokyo, une pétition a rassemblé plus que les 250 000 signatures nécessaires (5% des électeurs de la région) pour demander l’organisation d’un référendum visant à interdire que TEPCO (Tokyo Power Electric C°, qui opère la centrale de Fukushima, entre autres) alimente Tokyo en électricité d’origine nucléaire. Toutefois, c’est au gouverneur qu’il appartient de transmettre ou non la pétition à l’assemblée régionale, et à celle-ci ensuite de décider d’organiser ou non le référendum demandé. Or le gouverneur, Shintaro Ishihara, est un ultra-nationaliste et pro-nucléaire convaincu ; et l’assemblée est dominée par les grands partis, qui sont eux aussi pro-nucléaires.

Même si l’aile la plus à gauche du mouvement prétend « tout miser sur la lutte », le rapport de force reste très défavorable aux antinucléaires et le soutien d’élus locaux leur est indispensable. Eux seuls peuvent s’opposer au gouvernement central en refusant de donner leur accord au redémarrage des réacteurs dans leur ville ou, pour les gouverneurs, leur région. Maires et gouverneurs étant élus au suffrage universel direct, ils se soucient peu d’affronter la colère de leurs administrés, très majoritairement hostiles au redémarrage.

Légalement, le gouvernement n’a pas besoin de leur accord formel, mais il entend bien les obliger à partager la responsabilité de cette mesure très impopulaire. A l’approche d’une double élection nationale en 2013 (législatives et sénatoriales), les jeux de pouvoir compliquent encore la situation. C’est ainsi que le premier redémarrage de réacteurs, prévu dans la préfecture de Fukui, a été entravé par le maire d’Ôsaka de la préfecture voisine, Toru Hashimoto, qui rêve d’un grand destin national : plutôt que véritablement antinucléaire, il a voulu utiliser un thème populaire pour faire une démonstration de force. Pourtant, ici ou là, des brèches apparaissent dans le monde sclérosé des politiciens japonais. Dans la banlieue de Tokyo, on a même vu un candidat du Parti libéral-démocrate, l’ancien parti gouvernemental, soutien inconditionnel du lobby nucléaire, promettre sur ses affiches « Un Japon qui peut sortir du nucléaire, un Japon qui peut changer ».

Depuis Fukushima, le mouvement antinucléaire japonais connaît une renaissance indéniable. Il eût d’ailleurs été étonnant qu’il en fût autrement. Les antinucléaires ont marqué des points au niveau symbolique. Ils sont massivement majoritaires dans l’opinion. Quelques quotidiens relaient aujourd’hui leurs arguments avec plus ou moins de force : le Tokyo Shinbun, le Mainichi (peut-être en quête d’un moyen de se distinguer face au Yomiuri et au Asahi qui ont pris le pas sur lui depuis quelques années) ou Akahata (l’organe du Parti communiste). Néanmoins, leur poids est encore limité face au « village nucléaire ». Les antinucléaires restent pour l’heure des spectateurs, et non des acteurs, de la politique énergétique du Japon.

Juin 2012 : le Japon rentre dans le nucléaire ?

Le 31 mai, « cédant », comme l’écrit sans ambages le Japan Times dans son édition du 1er juin, « à une intense pression du pouvoir central et de la fédération patronale du Kansai (Japon central) » – présidée par le PDG de la compagnie d’électricité du Kansai, gros opérateur de centrales nucléaires – l’association des gouverneurs de la région a donné, en termes alambiqués, son accord au redémarrage « temporaire » de deux réacteurs. Au même moment, 2 200 nouveaux plaignants se sont joints aux quelques 5 000 qui ont déjà saisi les tribunaux dans deux procès distincts pour faire interdire l’utilisation de l’énergie nucléaire, en invoquant les articles 13 et 25 de la Constitution qui garantissent aux citoyens « le droit à la vie et à la poursuite du bonheur » et obligent l’État à « améliorer la santé publique ». Alors qu’arrive la période de chaleur estivale, la presse souligne que les économies d’énergie sur la climatisation pourraient engendrer une surmortalité dramatique chez les personnes âgées.

Ici et là, elle suggère aussi que les tests de résistance renforcée imposés aux installations avant leur éventuel redémarrage ne sont que des simulations sur ordinateurs, dont les paramètres ont été élaborés dans une totale opacité par des organismes inféodés au « village nucléaire »… Le Japon n’en a pas fini avec le débat sur le nucléaire !

Mathieu Gaulène
est diplômé de l’IEP d’Aix et de Sciences-Po Paris (master Asie).
Journaliste spécialiste du Japon, il réside à Tokyo.

 

Article trouvé sur le site du Centre de Recherches Internationales de Science-Po.

 


 

 

Les Japonais sont devenus antinucléaires

 

Les conséquences de la catastrophe nucléaire vécue par le Japon sont désastreuses mais les pronucléaires tentent de relancer cette industrie. Pourtant, explique l’auteur de cette tribune, la population japonaise résiste et s’oppose dorénavant à l’énergie atomique.

 

La triple catastrophe du 11 mars 2011 restera à jamais gravée dans la mémoire des Japonais. Succédant à un séisme et à un tsunami d’une ampleur inédite, l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima 1 a plongé le pays dans l’angoisse pendant de nombreuses semaines, au rythme des explosions des bâtiments de la centrale et des annonces contradictoires sur la fusion des réacteurs et la contamination des terres et de l’océan.

Dans cette centrale éventrée, les fuites d’eau radioactives se poursuivent cinq ans après. En sus des nappes phréatiques contaminées, Tepco rejette volontairement depuis septembre dernier plus de 300 tonnes d’eau « traitée » contenant du tritium radioactif chaque jour dans l’océan. Il est toujours impossible de déterminer où sont les coriums, les masses de combustibles fondus des réacteurs 1, 2 et 3, et aucune technique ne permet pour l’heure de les retirer ou de les isoler.

Les conséquences, qu’elles soient sanitaires, sociales ou économiques, s’annoncent également désastreuses. Concernant les 37 000 « liquidateurs » qui se sont succédé dans la centrale de Fukushima 1, Tepco ne reconnaît qu’un seul cas de travailleur atteint d’un cancer Mais, entre les milliers de dossiers « égarés », le système pyramidal avec huit niveaux de sous-traitance, et la gestion discrète mais réelle du recrutement de ces travailleurs pauvres par les yakuzas, il y a tout lieu de penser que le vrai chiffre des victimes ne sera jamais réellement connu.

Tokyo vit sans nucléaire depuis près de cinq ans

Pour les 300 000 enfants de Fukushima suivis, le chiffre de cancers de la thyroïde croit inexorablement. Il est officiellement établi à 116 cas aujourd’hui, alors que la prévalence en temps normal est d’un cas sur un million. Là encore, il y a tout lieu de penser que ce chiffre risque d’augmenter : le docteur Yamashita du CHU de Fukushima, en charge de ce suivi jusqu’en 2013, a cru bon dans les premiers jours de la catastrophe nucléaire d’ordonner que l’on ne distribue pas des pastilles d’iode « pour ne pas affoler la population ».

La liste des conséquences serait longue. Pourtant, au premier abord, rien ne semble avoir changé dans la société japonaise. Le Premier ministre, Shinzô Abe, connu pour son orientation pronucléaire est de retour au pouvoir depuis trois ans et, à l’été 2015, des réacteurs ont redémarré… non sans de graves dysfonctionnements : défaillance d’une pompe du circuit de refroidissement dans la centrale Sendai de Kagoshima, fuites radioactives et arrêt d’urgence inexpliqué le mois dernier de la centrale de Takahama. Tout concorde pour penser que le Japon poursuit son chemin sur la voie chaotique du nucléaire.

Mais, à y regarder de plus près, cette relance du nucléaire ne se fait pas sans une résistance dans la population japonaise. Depuis cinq ans, sondage après sondage, on observe une tendance claire et majoritaire au rejet du nucléaire : le Japon a vécu plus de trois ans avec zéro nucléaire, les Japonais s’en sont bien accommodés et tournent leur espoir vers le renouvelable. Au passage, notons que le réseau électrique est déconnecté entre la partie est de l’île principale du Japon et sa partie ouest – là où se font les redémarrages. Tokyo, métropole de 30 millions d’habitants, vit donc sans nucléaire depuis près de cinq ans désormais !

Cette opposition s’exprime très régulièrement dans la rue, avec une vigueur nouvelle depuis Fukushima. À partir de 2012, c’est devant les fenêtres de la résidence officielle du Premier ministre que furent organisés chaque vendredi soir des rassemblements contre le redémarrage des centrales, atteignant un record de 150 000 manifestants le 29 juin 2012. Du jamais vu au Japon depuis plus de trente ans.

Le thème étant transversal à plusieurs courants politiques, les candidats antinucléaires, majoritaires parfois en termes de voix, ont eu du mal à se rassembler en un seul parti. Ceci s’accompagnant d’un désarroi à l’égard des institutions politiques, le taux d’abstention aux élections législatives frôlant les 50% au Japon.

Réveil des consciences

L’opposition s’exprime aussi sur le terrain judiciaire. En avril 2015, une cour de justice de la préfecture de Fukui avait ordonné le non-redémarrage des réacteurs 3 et 4 de la centrale de Takahama, suite à une plainte d’un groupe de citoyens mené par Hiroyuki Kawai, un avocat résolu à faire définitivement fermer toutes les centrales nucléaires japonaises. La décision avait été rejetée en appel quelques mois après, et les réacteurs furent redémarrés. Cependant, mercredi 9 mars 2016, la cour de justice de la préfecture de Shiga a ordonné de nouveau la mise à l’arrêt de ces deux réacteurs, le juge estimant que l’opérateur Kepco « n’avait pas fourni des explications démontrant que la sûreté des habitants pouvait être assurée ». Par ailleurs, à Tôkyô, ce sont trois ex-dirigeants de Tepco qui ont été mis en examen fin février, pour « négligence professionnelle ayant entraîné des décès ». La bataille judiciaire entre groupes de citoyens et lobby nucléaire ne fait que commencer et risque d’être longue.

L’accident de Fukushima a donc sans contexte redynamisé le mouvement antinucléaire, et au-delà l’ensemble du mouvement social. En septembre 2015, ce sont là encore tous les vendredi soir que ce sont rassemblés des dizaines de milliers de personnes devant le Parlement, pour s’opposer à la loi sur la sécurité, qui permettra au Japon d’engager à l’avenir son armée au côté des États-Unis dans des guerres incertaines. Les manifestants étaient nombreux à brandir des pancartes contre le redémarrage des réacteurs nucléaires. Ce mouvement était organisé par un nouveau syndicat étudiant, les Sealds, très populaire dans la jeunesse japonaise. Des jeunes et des étudiants en grand nombre dans les manifestations : là encore, personne n’avait vu cela au Japon depuis les années 1960.

Au-delà du Japon, l’accident de Fukushima a eu un impact très important dans le reste de l’Asie et a réveillé les consciences. Si les constructions de réacteurs se poursuivent à marche forcée en Corée du Sud, en Chine et en Inde ,où les militants subissent une répression brutale, certains autres pays tournent le dos à l’atome depuis l’accident. À Taiwan, un sit-in géant de 50 000 personnes au centre de Taipei en avril 2014 a conduit à l’arrêt des travaux de la centrale de Lungmen, et à une promesse de référendum. L’autorité de sureté du nucléaire ayant depuis refusé de prolonger la durée de vie des trois vieilles centrales, Taiwan semble donc se diriger très rapidement vers une sortie du nucléaire.

Idem dans des pays d’Asie du Sud-Est comme l’Indonésie ou les Philippines, où Fukushima a fait l’effet d’une douche froide sur les vieux rêves d’atome : ce sont vers les énergies renouvelables que regardent désormais ces pays, malgré les défis que pose leur développement. Entre reculade et abandon, l’Asie qui fut un temps surnommée « l’eldorado du nucléaire », semble aujourd’hui hésiter à se lancer dans l’aventure périlleuse du nucléaire.

Mathieu Gaulène
Journaliste et spécialiste du Japon, où il réside depuis six ans.
Il vient de publier Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ?,
éd. Philippe Picquier, 2016.

 

Article publié sur le site Reporterre le 12 mars 2016.

 


[1] Jean Philippe Desbordes, Atomik Park : à la recherche des victimes du nucléaire, Arles : Actes Sud, 2006, p. 23.

[2] Cf. Mathieu Gaulène, “Convertir les ‘allergiques à l’atome’. La promotion du nucléaire au Japon”, Ebisu, n°47, printemps-été 2012.

[3] Cf. Mathieu Gaulène, “Fukushima : les antinucléaires sur la brèche”, Politis, 2 février 2012.

[4] La clause qui interdit au Japon d’user de la force pour résoudre les conflits internationaux et de posséder des forces armées à cet usage.

[5] Les sondages qui paraissent dans les grands quotidiens montrent régulièrement que plus de 80% des Japonais sont désormais opposés au nucléaire civil.

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