André Pichot, L’étrange objet de la biologie, 1987

Biologie, physico-chimie et histoire

 

Résumé

En s’abstenant de chercher la définition de la notion de vie, la biologie moderne, en tant que science autonome (mais non séparée) des sciences physico-chimiques, se ruine, en rendant impossible la construction d’un objet qui lui serait propre. Cet article fait le point sur cette question, en analysant comment le néo-darwinisme pallie l’insuffisance de l’explication physico-chimique de l’être vivant par une explication historique, sous le couvert de la théorie de l’information ; et comment il échoue dans l’articulation de ces deux explications, en raison d’une mauvaise prise en considération de la notion de temps.

 

La biochimie et la notion de vie [1]

Dans la première des Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Claude Bernard déclare explicitement que l’on n’a pas à se soucier de la notion de vie, car la biologie doit être une science expérimentale et n’a donc pas à donner une définition de la vie ; ce serait là une définition a priori et « la méthode qui consiste à définir et à tout déduire d’une définition peut convenir aux sciences de l’esprit, mais elle est contraire à l’esprit même des sciences expérimentales ». En conséquence, « il suffit que l’on s’entende sur le mot vie pour l’employer » et « il est illusoire et chimérique, contraire à l’esprit même de la science, d’en chercher une définition absolue » [2].

C’est apparemment à cette conception que la biologie est restée fidèle, puisqu’elle continue à ignorer la notion de vie et à la remplacer par l’analyse d’objets que le sens commun lui désigne comme vivants. Cette analyse permet de mettre en évidence un certain nombre de caractères communs à ces objets, et ainsi d’appliquer ce qualificatif de vivant à d’autres objets qui les présentent également. Cette méthode, exclusivement analytique et expérimentale, a considérablement renforcé l’efficacité et la scientificité du travail du biologiste. Elle a cependant amené une « physicalisation » telle que l’on a parfois l’impression que, pour rendre scientifique la biologie, il a fallu nier toute spécificité à son objet.

Aujourd’hui, la biochimie (particulièrement sous la forme de la biologie moléculaire) est sans doute le stade ultime de cette méthode analytique et expérimentale ; les différentes autres disciplines biologiques, comme la physiologie, tendent à y être réduites. Elle a mis en évidence la parfaite identité de nature de la matière, et des lois qui la régissent, dans les êtres vivants et les objets inanimés. Cette matière présente simplement dans les êtres vivants un certain nombre de molécules qui, tout en suivant les mêmes lois physico-chimiques que les autres, ne se trouvent pratiquement plus aujourd’hui dans les objets inanimés (c’est notamment le cas des macromolécules telles que les acides nucléiques et les protéines).

La biochimie ne s’est donc distinguée de la chimie qui s’occupe de la matière des objets inanimés que parce qu’il s’est trouvé, à l’intérieur du même cadre physico-chimique, suffisamment de telles différences notables entre les compositions des êtres vivants et des objets inanimés. Il n’en est pas moins vrai que la biochimie est, épistémologiquement, de la chimie, car elle n’en diffère pas fondamentalement mais seulement par les caractères physico-chimiques de son objet (comme la chimie organique diffère de la chimie minérale).

L’unité de composition de la matière des êtres vivants est telle que l’on peut admettre que les légères variations biochimiques, soit entre les espèces, soit entre deux individus d’une même espèce, ou encore chez un même individu à différents moments de sa vie, ne sont pas suffisantes pour altérer l’unité du phénomène vivant. Il s’ensuit une confusion entre l’étude de la vie et celle de la matière des êtres vivants, d’où la tentation de réduire la biologie (la science de la vie) à la biochimie (la science de la matière des êtres vivants) en niant au vivant, grâce au nivellement que permet la chimie, toute spécificité qui ne soit pas une simple différence physico-chimique. Autrement dit, il est tentant, en réduisant la biologie à la biochimie, de ne différencier le vivant de l’inanimé que par les critères par lesquels la biochimie se différencie du reste de la chimie.

Ces caractères physico-chimiques propres aux êtres vivants étant liés les uns aux autres avec une assez grande cohérence, ils forment un tableau tout à fait vraisemblable d’un « être vivant en général », constitué de tout ce qu’il y a de physico-chimique commun à tous les êtres vivants et à eux seuls (acides nucléiques et protéines, processus enzymatiques associées, etc.). Néanmoins, ces critères physico-chimiques, aussi justes soient-ils, ne sont que des indices utiles mais jamais suffisants à la discrimination du vivant et de l’inanimé.

Il n’y a aucune raison pour diviser cette collection en deux classes, vivant et inanimé – d’autant plus que les critères selon lesquels se ferait cette répartition ne sont pas précisés de manière absolue et que la raison de leur choix reste inconnue, puisqu’elle ne se fonde que sur le sens commun qui désigne comme vivants des objets qui, à l’analyse, présentent certains caractères physico-chimiques identiques. Les notions de vivant et d’inanimés ne seraient pas fondées ; ce sont des mots à éliminer de notre vocabulaire.

Ces caractères physico-chimiques propres aux êtres vivants, aussi justes soient-ils, ne sont que des indices utiles mais jamais suffisants pour la définition du vivant relativement à l’inanimé. Ils ne permettent pas à eux seuls de cerner la spécificité du vivant (si elle existe). Ils ne sont pas à l’origine du choix de l’objet de la biologie, ils ne sont que des tentatives de justification physico-chimique du choix fait par le sens commun qui qualifie tel ou tel objet de vivant.

La biochimie montre qu’il n’y a pas de fantôme pour commander la machine et que la spécificité de l’être vivant ne peut donc résider dans un tel fantôme. Elle montre l’universalité des lois qui régissent la matière et que la spécificité de l’être vivant ne peut donc résider dans des lois physico-chimiques qui lui seraient propres, pas plus que dans une force vitale contrôlant son organisation matérielle. Mais, une fois qu’elle a dit cela, elle s’interdit, par ce seul propos, de parler de la spécificité de l’être vivant. Elle ne peut donc pas la présenter comme un ensemble de caractères physico-chimiques (puisque de tels caractères différencient un être vivant de manière qualitativement analogue à la différenciation de deux objets inanimés) ; mais elle ne peut la nier que sous sa forme de « fantôme » ou de lois physico-chimiques spécifiques ; sinon elle sort de son domaine de compétence.

Il ne s’agit pas là d’épistémologie tatillonne, mais d’un problème qui reste au cœur de la biologie, même s’il n’est pas souvent explicitement énoncé. On peut en voir un symptôme dans le recours à 1a notion d’émergence qui est souvent faite devant la difficulté de concilier l’évidente originalité du vivant et sa stricte observance des lois physico-chimiques qui régissent l’inanimé. La vie est alors présentée comme une qualité nouvelle apparaissant à partir d’un certain degré de complexité de l’organisation physico-chimique, sans qu’il soit davantage précisé comment se fait cette émergence, en quoi elle est nécessaire (si ce n’est qu’il est difficile de nier la spécificité du vivant), ni même en quoi cette vie émergente est qualitativement nouvelle comparativement à ce qui est du seul domaine physico-chimique. Dans ces conditions, il est permis de se demander si cette émergence n’est pas simplement un moyen de se débarrasser de la notion de vie, dont on ne sait que faire dans le travail scientifique proprement dit : l’articulation du physico-chimique et du biologique étant supposée se faire par un saut qualitatif (qui relève plus de la magie que de la dialectique), elle est naturellement mise hors la science. Après avoir montré qu’il n’y a pas de fantôme commandant la machine, les biologistes l’en ont fait émerger ; comme si les fantômes émanant d’une organisation physico-chimique étaient plus conformes au matérialisme épistémologique que ceux qui sont censés présider à cette organisation. Bien rarement est posée la question de savoir s’il y a encore une machine quand on en a chassé le fantôme, et si ce n’est pas pour garder la machine que parfois on en fait émerger un ; tant est forte la conception mécaniste en biologie.

Une autre attitude, tout aussi symptomatique de la difficulté de concilier l’originalité de l’être vivant et son respect des lois physico-chimiques, consiste à distinguer divers niveaux de pertinence. Cependant, le fait que la biochimie n’ait pas à se préoccuper de la notion de vie dans son travail, qui est du domaine physico-chimique (niveau moléculaire), mais qu’en revanche cette notion de vie pourrait avoir un sens à un autre niveau (le niveau cellulaire, par exemple) ne fait que déplacer la question : comment articuler la biochimie à cet autre niveau de sorte que d’insignifiante la notion de vie devienne signifiante ? En fait, la distinction de multiples niveaux de pertinence est plus diplomatique que scientifique ou épistémologique, car elle ne donne pas de réponse à la question de la spécificité de l’être vivant.

Le problème de la spécificité de l’être vivant n’est donc pas encore réglé. Il est seulement occulté ; soit qu’on nie illicitement cette spécificité (ou, ce qui revient au même, qu’on l’assimile à la possession de certains caractères physico-chimiques), soit qu’on la fasse émerger, soit qu’on admette plusieurs niveaux de pertinence. La question reste ouverte : y a-t-il une spécificité de l’être vivant qui ne soit pas un caractère physico-chimique, ni cependant une force vitale plus ou moins surnaturelle ? La solution consisterait probablement en une organisation singulière : mais quelle organisation serait suffisamment définie pour se différencier des objets inanimés, et suffisamment générale pour coller à tous les êtres vivants ?

[Il serait possible ici de reprendre la première définition matérialiste de l’être vivant avancée par Lamarck : « un corps qui forme lui-même sa propre substance à partir de celle qu’il puise dans le milieu extérieur » (voir Philosophie zoologique, 1809, vol. I, pp. 92-93 ; Hydrogéologie, 1802, p. 112 ; Mémoires de Physique et d’Histoire naturelle, 1797, p. 248) ; NdE]

Si l’on excepte le cas où est admise une notion d’émergence, la biochimie semble répondre à cette question en déniant toute spécificité aux êtres vivants (ou en les réduisant à leurs caractères physico-chimiques), quant elle ne la néglige pas purement et simplement. Une telle dénégation ressortit à une conception où l’on n’accepte aucune discontinuité entre vivant et inanimé pour conserver un univers cohérent et unifié. On y admet donc une gradation progressive entre l’inanimé et le vivant, tant dans les formes actuelles (les virus, censés être à la limite de l’inanimé et du vivant) que dans l’apparition de la vie sur terre (cette apparition y est comprise comme une phase prébiotique sans discontinuité marquée). Cette négation de la spécificité du vivant se veut matérialiste ; en fait, elle confond matérialisme épistémologique et science de la matière. Les sciences naturelle, y compris la biologie, doivent êtres matérialistes ; tout le monde (ou presque) en convient ; mais doivent elles être pour autant seulement des sciences de la matière ?

Aujourd’hui, on a l’impression que ce que vise la biologie n’est pas tant l’étude de la vie (ou des êtres vivants en ce qu’ils ont de spécifique relativement aux objets inanimés) que sa pure et simple négation, le nivellement et l’unification de l’univers par la physico-chimie. Comme si, pour unifier, il valait mieux nier les solutions de continuité que les comprendre. Qu’on ne se méprenne pas ; nous ne méconnaissons pas l’intérêt de la biochimie ; ce que nous critiquons, c’est cette singulière perversion de la biologie qui consiste à lui donner pour fin la négation de son objet et, par conséquent, d’elle-même en tant que science autonome. Un réductionnisme suicidaire qui n’est pas tant imposé par les résultats de la biochimie que par la médiocre « philosophie spontanée » de maints biochimistes. Il n’est pas question ici de contester les principes de la biochimie, dont les succès sont indéniables, mais de savoir où placer ses limites.

 

L’explication biochimique

La biochimie explique l’être vivant par les réactions et interactions physico-chimiques de ses composants entre eux et avec certains de ceux de son milieu extérieur ; c’est là son principe. Son idéal serait de donner de la sorte une description totale de l’être vivant (au moins de la cellule) dans des termes physico-chimiques. Dans les faits, elle ne donne une telle description que pour certaines structures et certains processus métaboliques, qu’elle isole les uns des autres pour la facilité de l’analyse. La biochimie a donc une position épistémologique correcte pour une science expérimentale et, physico-chimiquement parlant, sa description des structures et processus vitaux est incontestable.

Pour passer de sa réalité actuelle à son idéal, la biochimie devrait pouvoir intégrer entre elles ses descriptions en un tout cohérent. En effet, puisque les structures et processus décrits sont en étroites interrelations, la description totale de l’être nécessite l’intégration de leurs descriptions et non leur simple juxtaposition. C’est ici que commencent les difficultés épistémologiques ; difficultés dont rend bien mal compte la sempiternelle formule « le tout est plus que la somme des parties ».

Deux obstacles se rencontrent lorsqu’on cherche à réaliser cette intégration des descriptions biochimiques locales en un tout qui serait une description de l’être vivant global (structure et comportement) : l’un que l’on qualifiera de méthodologique, et l’autre d’ « ontologique » (faute d’un terme plus approprié).

Le premier obstacle tient simplement au manque de méthodes adéquates. L’intégration des structures et processus locaux se comprend, en biochimie, comme le résultat d’interactions de multiples voies de régulation ; mais la complexité de ces interactions empêche qu’à partir de ces éléments on puisse calculer la structure et le comportement du système entier (peut-être est-ce là ce qu’il faut entendre par la notion d’émergence par la complexité : la structure et le comportement du tout apparaissent comme des propriétés nouvelles parce qu’ils ne peuvent pas être prédits à partir de ceux des éléments constitutifs par manque de méthodes adéquates – auquel cas cette émergence ne serait qu’un masque de notre ignorance). Il reste l’espoir en un progrès de la méthodologie, mathématique ou informatique ; mais vient alors un obstacle « ontologique », qui montre que l’impossibilité d’intégration n’est pas seulement liée à la « faiblesse » des moyens théoriques dont on dispose aujourd’hui (comme il est parfois tentant de le penser pour ne pas remettre en cause des principes actuels en misant sur une méthodologie future), mais s’enracine dans l’être même qu’il s’agit d’expliquer.

Cet obstacle « ontologique » est le suivant. Si la biochimie explique l’être vivant par les réactions et les interactions de ses composants entre eux et avec certains de ceux de son milieu extérieur, on sait très bien que, si l’on mettait en présence les composants dispersés d’un être vivant (aussi simple qu’une bactérie) dans son milieu naturel (un bouillon de culture pour une bactérie), on n’obtiendrait pas pour autant, par réactions et interactions des composants en présence, un être vivant structuré et fonctionnel. Un tel auto-assemblage équivaudrait à une génération spontanée que l’on sait impossible pour les êtres actuels dans les conditions actuelles. Seuls les virus et certains organites, comme les ribosomes, peuvent être ainsi obtenus à partir de leurs composants isolés et mis en présence, selon une procédure particulière, dans un milieu adéquat comparable à leur milieu naturel, le milieu intracellulaire, où ils conservent alors leur structure parce qu’elle y correspond à un état d’équilibre thermodynamique [3], Comme les êtres vivants actuels existent dans leur milieu actuel, et qu’ils n’y sont pas des formes à l’équilibre thermodynamique, on ne peut pas évoquer la mise au point éventuelle d’une méthodologie particulière (ni d’un milieu artificiel) qui permettrait un auto-assemblage comparable d’un être vivant à partir de ses composants.

On doit donc conclure que, au contraire de ce qui se passe pour ces organites et virus, ni la structure de l’être vivant actuel, ni son occurrence dans son milieu actuel ne s’expliquent par un processus d’auto-assemblage par les seules réactions et interactions de ses composants entre eux et avec certains de ceux de son milieu. Si l’impossibilité de calculer la structure d’un ribosome à partir de ses composants et du milieu tient seulement au manque de méthode adéquate, il n’en serait pas de même pour celle de l’être vivant.

On objectera à tout ceci que les cas du ribosome (ou du virus) et de l’être vivant total ne sont pas comparables en ce que, comme on l’a dit ci-dessus, le premier est une structure « statique » à l’équilibre, tandis que le second est un système dynamique loin de l’équilibre thermodynamique. Les questions de la formation (comme celles de la conservation) de l’un et l’autre sont tout à fait différentes, et il faut en tenir compte dans l’explication physico-chimique que l’on veut donner de l’être vivant. Cependant la prise en considération de ce fait ne résout en rien l’aspect d’incongruité physico-chimique qu’a l’être vivant actuel dans son milieu actuel, et, sous la difficulté méthodologique, persiste l’obstacle « ontologique ».

Lorsqu’on transforme l’être en un système isolé, en le privant d’échanges avec son milieu, il meurt et sa structure se défait spontanément en ses composants dispersés. L’être vivant ne peut exister que dans un flux ininterrompu de matière et d’énergie ; sa structure ne se maintient (et ne se développe, ne se reproduit) qu’à ce prix. L’existence d’un tel flux et cette ouverture de l’être sur son milieu font que le second principe de la thermodynamique est bien respecté ; mais ni ce flux ni cette ouverture ne peuvent être invoqués pour expliquer la structure et l’occurrence d’un être vivant actuel dans son milieu actuel.

En effet, l’être n’est pas secondaire à ce flux, contrairement au cas d’autres structures (dites « dissipatives ») qui apparaissent spontanément dans des flux (comme les cellules de Bénard qui se forment dans un liquide soumis à un gradient de température) ; la structure vivante n’est pas subséquente au gradient ou au flux ; elle le crée autant qu’il la produit. Pour ces structures dissipatives précitées, il y a un flux ou un gradient créés par l’expérimentateur ou les conditions naturelles, et ce flux ou ce gradient engendrent la structure (en retour la structure engendrée peut faciliter le flux, par des courants de convection organisés dans le cas des cellules de Bénard). Pour les êtres vivants actuels dans les conditions actuelles, un tel flux ou gradient ne préexiste pas, dans lequel la structure vivante apparaîtrait spontanément. Cette structure est déterminée par la structure-mère, et elle se maintient et se développe en créant son propre flux (il y a donc ici un aspect actif qu’on ne rencontre pas dans les structures du type des cellules de Bénard qui sont essentiellement passives bien qu’elles soient dynamiques). Dans le cas des cellules de Bénard, c’est le flux qui crée la structure, et donc l’explique ; mais ce flux de chaleur est lui-même créé et entretenu par un facteur « extérieur » (l’expérimentateur) qui crée et entretient le gradient de température que ce flux (et la structure dissipative elle-même, en ce qu’elle favorise celui-ci par des courants de convection) tend à annuler. Dans le cas de l’être vivant, le flux (alimentation, respiration, excrétion) est entretenu par la structure elle-même (laquelle ne participe nullement à l’annulation d’un quelconque gradient ; bien au contraire, elle tendrait plutôt à le renforcer). Seule la première entité vivante a pu apparaître dans un flux préexistant (créé par les conditions naturelles), mais elle n’a pu subsister que parce qu’elle l’a entretenu et transmis de génération en génération, alors que les conditions naturelles dans lesquelles il était apparu avaient disparu depuis longtemps.

On ne peut donc imaginer créer de manière artificielle un flux ou un gradient dans lequel la structure vivante apparaît spontanément, pas plus qu’on ne peut imaginer créer un milieu artificiel dans lequel les composants de l’être s’auto-assembleraient en un tout structuré et fonctionnel. Ces facteurs énergétiques, le flux et l’ouverture sur le milieu, concilient l’existence de la structure vivante avec le second principe de la thermodynamique ; mais ils ne peuvent expliquer ni l’occurrence ni la structure de l’être vivant actuel dans les conditions actuelles. On peut penser que, tout comme le simple auto-assemblage explique la structure du ribosome, une telle structuration dans un flux explique probablement certaines structures locales. Mais il semble difficile d’en induire que la structure globale est explicable de cette manière : le flux dans lequel la structure existe n’est pas à strictement parler sa cause, en ce que c’est celle-ci qui le produit et que sans elle il n’existerait pas (bien que ce soit lui qui permette son existence à elle, structure) [4].

Quelle est alors la valeur explicative de la biochimie, puisqu’apparemment ses principes, s’ils permettent des descriptions locales, ne se prêtent pas à eux seuls à une description globale, ni à une explication des causes de l’être vivant actuel dans son milieu actuel ? Est-ce à dire que cet être ne respecte pas les lois physico-chimiques (que ses éléments constitutifs respectent), qu’il faille invoquer une force vitale superposée à ces lois ou une émergence plus ou moins surnaturelle ? Certainement pas ; l’être respecte bien les lois physico-chimiques et se passe fort bien de toute force vitale pour son explication. Croire que le fait que ces lois physico-chimiques ne peuvent expliquer ni la structure ni l’occurrence de l’être actuel est une dérogation au matérialisme épistémologique relève simplement de la confusion déjà évoquée entre ce matérialisme et les sciences de la matière. Pour le comprendre, il faut se préoccuper des relations entre la structure, l’occurrence et l’histoire dans le cas de l’objet inanimé et dans le cas de l’être vivant.

Auparavant, résumons la situation pour cerner ce que nous avons qualifié d’obstacle « ontologique ». On a vu ci-dessus que les principes de l’auto-assemblage ou de la structure dissipative pouvaient très bien s’appliquer aux structures locales mais pas à la structure globale. Le problème se pose à deux niveaux interdépendants. Tout d’abord, chaque structure locale prise isolément est explicable (sinon expliquée) par les seules lois physico-chimiques classiques, cependant que la structure globale ne l’est pas (ni comme structure à l’équilibre thermodynamique, ni comme structure dissipative). D’autre part, chaque rapport entre l’être et son milieu, lorsqu’on le considère isolément des autres rapports, est explicable (sinon expliqué) par les seules lois physico-chimiques classiques, cependant que l’occurrence même de l’être dans son milieu (c’est-à-dire son rapport global à celui-ci) ne l’est pas (ni comme auto-assemblage spontané dans ce milieu, ni comme structure dissipative). Le premier aspect du problème est celui que l’on « résout » classiquement par la formule « le tout est plus que la somme des parties ». Le second aspect est encore plus paradoxal, puisqu’il équivaut à un système qui n’est pas relié à son milieu par les lois physico-chimiques (son occurrence y apparaît comme une incongruité), tout en étant ouvert sur ce milieu et en ayant avec lui divers échanges suivant les lois physico-chimiques classiques. C’est la situation d’un système autonome [5].

Tout se passe comme si la structure globale devenait elle-même son propre milieu (tout en restant ouverte sur ce qui n’est pas elle – cf. la notion de milieu intérieur de Claude Bernard) et créait les conditions d’existence de structures locales (un milieu intérieur qui permet au ribosome de s’auto-assembler, un flux général entre l’être et son milieu permettant l’existence de flux locaux internes dans lesquels pourront se faire certaines structurations). Les structures locales sont alors expliquées par la structure globale, mais elles n’expliquent pas celle-ci par leur intégration.

On retrouve ici (outre Cl. Bernard) la question de l’organisation et de la finalité naturelles telle qu’elle est étudiée par Kant dans la seconde partie de La Critique du Jugement [4] ; d’une part, une apparente dérogation de l’être aux lois qui régissent son milieu et qui ne peuvent expliquer sa structure ni son occurrence dans ce milieu ; d’autre part, une organisation telle que chacune des parties semble faite par et pour les autres, de sorte que l’ensemble apparaisse comme étant sa propre cause et sa propre fin indépendamment du milieu. Cette causalité propre, cette circularité du déterminisme, caractérise la plupart des théories de l’auto-organisation de l’être vivant (en notant cependant que, chez Kant, une telle organisation ressortit au jugement réfléchissant) [7, 8, 9, 10, 11].

 

Structure, cohérence et histoire

Les termes de structure et d’histoire étant pris dans leur sens courant, précisons que ce que nous entendons par occurrence d’un être vivant est son existence considérée non pas de manière absolue mais rapportée à son milieu, le fait que tel être soit présent dans tel milieu.

Le problème que pose cette occurrence à la biochimie est donc : comment expliquer la présence de tel être dans tel milieu à partir des principes physico-chimiques, alors que ceux-ci ne permettent pas à eux seuls la constitution de celui-là au sein de celui-ci.

On objectera que ce n’est pas là un problème propre à la biochimie ; la physico-chimie n’explique pas non plus l’occurrence d’un objet inanimé par ses seules lois ; par exemple, l’explication de l’occurrence de tel rocher à tel endroit nécessite la prise en compte de facteurs historiques qui complètent l’analyse que peut faire de ce rocher la physico-chimie. Il est bien évident que c’est à de tels facteurs historiques que l’on doit également faire appel pour expliquer l’occurrence de l’être vivant ; mais cette explication historique sera toute différente – et bien plus importante – que celle mise en jeu dans le cas de l’objet inanimé.

Dans le cas de l’occurrence de l’objet inanimé, l’explication historique résulte de la seule mise en œuvre, pendant un temps plus ou moins long, des lois physico-chimiques régissant la structure de l’objet et ses relations à son milieu. La structure actuelle de l’objet se comprend alors par les rapports de ses éléments constitutifs (et leur évolution au cours du temps) et par ses relations avec le milieu extérieur (et leur évolution au cours du temps – avec notamment l’évolution de ce milieu), tous facteurs répondant directement aux principes physico-chimiques. Les explications (actuelles et historiques) de la structure de l’objet et de son occurrence dans son milieu sont complètement liées et interdépendantes, parce que l’objet et son milieu ne forment qu’un seul « bloc », tant dans leur structure actuelle que dans leur évolution. En conséquence, l’explication de la structure actuelle de l’objet (qui est reliée à celle du milieu) est aussi l’explication de son occurrence dans ce milieu.

L’occurrence de l’objet inanimé (même si, comme le rocher de notre exemple, il ne peut se constituer par auto-assemblage ou dans un flux) ne demande donc pas une explication spéciale parce que, d’une part, la structure de l’objet est liée directement à celle de son milieu par les lois physico-chimiques (un seul « bloc »), d’autre part parce que l’histoire de cette structure et de son occurrence est la mise en œuvre directe de ces lois physico-chimiques pendant un certain temps. La structure, l’évolution de l’objet inanimé sont thermodynamiquement les plus probables dans son milieu. L’explication historique et l’explication physico-chimique (l’explication par les causes et l’explication par les lois) sont quasiment confondues.

Il n’en est pas de même pour l’être vivant parce que, d’une part, sa structure n’est pas directement liée à celle de son milieu par les lois physico-chimiques et que, d’autre part, l’histoire de son occurrence et de sa structure n’est pas une simple mise en œuvre de ces lois.

Pour le faire saisir, on doit se reporter à l’origine de la vie. La première entité vivante, au moment de sa formation, était telle que sa structure, ses relations avec son milieu et son occurrence étaient explicables par les seules lois de la physico-chimie. Tout comme l’objet inanimé, elle faisait un seul bloc avec ce milieu où elle est apparue spontanément. En fait, on devrait dire qu’elle n’est devenue vivante que lorsque son évolution (d’abord individuelle, puis – lorsqu’elle eut acquis la capacité de se reproduire – celle de ses descendants) l’a séparée de ce qui est alors devenu son milieu extérieur ; séparation qui lui donne son aspect d’incongruité physico-chimique dans ce milieu, incongruité croissante avec le temps.

Cette séparation n’est pas l’isolement de l’entité vis-à-vis de son milieu (sur lequel elle est largement ouverte), mais un processus qui disjoint son évolution (tant individuelle que spécifique) de celle du milieu ; car ce n’est pas tant l’être lui-même qui est séparé de son milieu que son évolution (individuelle et spécifique) qui est autonome de celle du milieu.

Dès lors, l’explication historique de l’occurrence et de la structure de l’être vivant actuel dans son milieu actuel prend une forme et une importance tout autres que dans le cas de l’objet inanimé. Il ne suffit plus de mettre en œuvre les lois physico-chimiques pendant un certain temps, comme pour le « bloc » objet-milieu.

Il faut bien distinguer ici les deux aspects du problème. D’une part, l’évolution de l’être vivant, tant individuelle que spécifique, est séparée de celle du milieu. D’autre part, l’être vivant n’est pas isolé physico-chimiquement de son milieu (ouverture de l’être), mais il ne lui est pas relié directement par les lois physico-chimiques en ce qu’ils évoluent tout deux séparément (d’où l’apparente impossibilité d’existence de cet être dans ce milieu selon ces lois, dès lors que la phase prébiotique est achevée). Si l’on imagine le rocher de notre exemple porté à 37°C et placé dans une atmosphère plus froide, les lois de l’équilibre thermique veulent que la température de ce rocher s’abaisse jusqu’à rejoindre celle de l’air ambiant (qui, en retour, s’élève légèrement). Si l’existence d’un rocher à 37°C dans une atmosphère plus froide peut paraître une incongruité physico-chimique (d’après justement ces lois de l’équilibre thermique) devant être expliquée par une histoire particulière (volcanisme, exposition au soleil…) qui met en œuvre les lois physico-chimiques, le rocher n’en est pas moins totalement relié à son milieu lors de son évolution temporelle par les lois de l’équilibre thermique qui président à son refroidissement.

Prenons maintenant le cas d’un phoque au Groenland. Considérée de manière instantanée, sa température de 37°C dans une atmosphère froide est une incongruité de même ordre que celle du rocher précédemment évoqué. Cependant, au lieu de s’abaisser, cette température reste constante au cours du temps. L’incongruité est alors d’une tout autre nature, et c’est seulement dans le temps qu’elle se manifeste.

Maintenant, remontons le temps en dépassant le point de notre première observation : dans le cas du rocher l’explication de la température de 37°C était une histoire mettant en œuvre les lois physico-chimiques de manière directe, une histoire en cela comparable à celle de l’abaissement de sa température lors de l’observation ; dans le cas du phoque, si on veut expliquer sa température de 37°C par son histoire antérieure, cette histoire ne pourra être qu’une incongruité similaire à celle de la constance de sa température pendant l’observation, et non une simple mise en œuvre des lois physico-chimiques.

Une telle incongruité dans l’évolution de la température ne signifie nullement un isolement du phoque, ni qu’il ne respecte pas les lois physico-chimiques. Elle s’explique fort bien par le métabolisme de l’animal. Celui-ci perd de la chaleur, comme le rocher, mais sa température est maintenue constante par un dispositif physiologique complexe qui compense cette perte (l’oxydation des aliments, productrice de chaleur), et dont le bilan thermodynamique est parfaitement conforme au second principe. Cependant, si le flux de chaleur suit bien de manière directe les lois de l’équilibre thermique (différence de température entre le phoque et l’air ambiant), le flux d’aliments et d’oxygène n’est pas spontané, et il ne s’explique que par la structure préexistante du phoque. En d’autres termes, le maintien de la structure du phoque s’explique par un mécanisme métabolique fonctionnant suivant les lois physico-chimiques, mais la structure et l’occurrence de ce mécanisme (dont la température est une caractéristique, qui non seulement est maintenue par ce mécanisme mais qui permet à celui-ci de fonctionner) ne s’expliquent ni par les interactions de ses constituants rapportés à l’état actuel du milieu, ni par une histoire qui serait la mise en œuvre directe des lois physico-chimiques.

Cette histoire se décompose en une histoire individuelle et une histoire spécifique. On sait que, dans la conception néo-darwinienne, l’histoire spécifique superpose au simple jeu des lois physico-chimiques un dispositif comprenant à la fois une reproduction, la possibilité de mutations dans cette reproduction par ailleurs invariante, et enfin une sélection de certaines formes mutées en fonction d’un critère que l’on peut qualifier d’ « aptitude à vivre », quelle que soit la manière dont cette aptitude est conçue – persévérance de l’individu dans son être ou capacité à proliférer – (encore qu’un tel critère d’aptitude à vivre soit insuffisant pour expliquer l’aspect globalement orienté de l’évolution et qu’il faille lui ajouter une compétition entre les formes mutées pour rendre compte de cette orientation, la sélection des plus aptes et pas seulement celle des aptes à vivre). Ce qui est donc superposé au simple jeu des lois physico-chimiques, c’est un dispositif qui sélectionne et amplifie certains micro-évènements physico-chimiques (mutations) aux dépens des autres ; sélection et amplification qui respectent elles-mêmes ces lois (encore que la notion d’aptitude à vivre – sous quelque forme qu’on l’entende – dépasse le simple niveau physico-chimique), mais donnent à ces événements une importance qu’ils n’auraient jamais eue sans cela.

Dans cette même conception néo-darwinienne, l’histoire individuelle canalise le jeu des lois physico-chimiques grâce à un programme génétique mis en place par l’évolution spécifique. La lecture de ce programme, son expression, revient à sélectionner et à favoriser, via la catalyse enzymatique, certaines réactions aux dépens des autres possibles à partir des mêmes substrats, et donc à donner à ces réactions catalysées une importance qu’elles n’auraient jamais eue sans cela dans la simple compétition au substrat de la physico-chimie classique. Cette sélection et cette amplification sont en quelque sorte la reproduction de la sélection et de l’amplification en œuvre dans l’évolution des espèces, reproduction rendue possible par leur engrammation dans le programme génétique.

Dans les deux cas (individu et espèce) rien de comparable à l’évolution du rocher de notre exemple, bien que les mêmes principes physico-chimiques soient respectés. A la pure analyse physico-chimique la biochimie ajoute une explication historique très particulière. On notera que l’exigence épistémologique d’une théorie de l’évolution provient alors de la nécessité de compléter l’explication physico-chimique par une explication historique, plus que des données de la paléontologie. Avant d’envisager plus en détails cette question de l’explication historique dans le néo-darwinisme, nous voudrions ajouter quelques remarques à ce que nous avons déjà dit sur le caractère de système ouvert de l’être et sur son évolution séparée de celle du milieu.

 

L’entité vivante, l’environnement et le temps

L’ouverture de l’être rend difficile sa définition en tant qu’entité physico-chimique par l’observateur. Celui-ci peut évidemment se référer à la circonscription de cet être par une membrane ; mais, comme celle-ci est perméable, l’entité ainsi délimitée n’est pas parfaitement définie physico-chimiquement (au contraire de ce qui se passe pour le rocher de notre exemple, où la limite qu’est la différence de phase solide/gaz, si elle est traversée par des échanges de chaleur, ne l’est pratiquement pas par de la matière, d’où la possibilité de définir ce rocher avec une bonne approximation par la permanence de sa matière, comme un système matériel fermé – mais non isolé – ; étant donné que ce choix de la différence de phase solide/gaz pour distinguer le rocher de son milieu est laissé à l’arbitraire de l’observateur, puisque rocher et milieu ne font qu’un seul bloc du point de vue des lois physico-chimiques). Si maintenant on se réfère à l’évolution du rocher et de l’être au cours du temps, on s’aperçoit que la distinction rocher/milieu est bien artificielle en ce qu’ils évoluent comme un seul bloc ; cependant que l’être, qui, considéré de manière atemporelle, est complètement relié à son milieu sur lequel il est largement ouvert (bien plus que le rocher), évolue séparément de son milieu et se distingue ainsi lui-même de celui-ci (indépendamment de l’observateur).

Si c’est dans cette capacité à se constituer lui-même en une entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur (indépendamment de l’observateur) que réside la spécificité de l’être vivant, celle-ci ne se manifeste que dans le temps. On a parfois reproché aux conceptions qui font l’être se définir lui-même en entité distincte, d’être statiques, contraires à une conception de la vie comme mouvement et évolution. On voit ici ce qu’il faut penser de cette critique : c’est dans le mouvement même de l’évolution temporelle (individuelle ou spécifique) que le vivant se définit. On peut reprendre l’expression de Bergson selon qui la forme de l’être vivant est « le contour d’un mouvement » (L’évolution créatrice) [12]. Considéré de manière atemporelle, cet être n’est pas définissable physico-chimiquement car il est alors complètement ouvert sur son milieu, et l’observateur ne dispose pas d’un caractère objectif sur lequel accrocher une limite ; c’est seulement dans son évolution temporelle que se manifesté la séparation entre être et milieu, que se manifeste la forme de celui-là sur le fond de celui-ci. Et cette individualisation n’est pas absolue mais relative à un milieu (un non-soi) ; c’est-à-dire que le caractère d’entité de l’être ne tient pas tant à la seule cohérence des parties (une entité qui serait alors absolue) qu’au mouvement de séparation du milieu (il n’y a une entité que par rapport à ce qui n’est pas elle).

Cette double caractéristique de l’entité vivante qui fait qu’elle n’est définie que dans le temps et qu’elle n’est une entité que par rapport à ce qui n’est pas elle (et non de manière absolue par la simple cohésion de ses parties), cette double caractéristique est souvent négligée ou abordée avec beaucoup de difficultés, non seulement en biochimie mais aussi dans les diverses théories de l’auto-organisation. Elle est cependant primordiale. On remarquera que, si l’on voulait avoir recours à la notion d’émergence, c’est dans ce cadre qu’il faudrait le faire (et non dans celui de l’apparition de propriétés nouvelles à partir d’un certain degré – non précisé – de complexité) ; une émergence qui serait celle d’un individu biologique, doté d’une identité, à partir du dialogue de deux masses matérielles jamais identiques à elles-mêmes (l’être et son milieu) ; individu qui tirerait son identité du dépassement et de la synthèse des deux termes en dialogue. Une telle émergence si l’on voulait y avoir recours, serait beaucoup moins magique et plus proche d’une dialectique de la nature que celle couramment invoquée.

L’ouverture de l’être et le fait que ce n’est que dans le mouvement de l’évolution temporelle que celui-ci s’individualise peuvent-ils expliquer l’obstacle « ontologique » à l’intégration des descriptions physico-chimiques locales ? Il apparaît que, considéré de manière atemporelle, l’être n’est pas un tout physico-chimique cohérent : d’une part parce qu’il est ouvert (et n’est donc pas défini physico-chimiquement comme une entité), d’autre part le fait qu’il ne s’individualise que dans le temps et seulement par rapport à son milieu, dont il se différencie par la disjonction de leurs évolutions, ce fait laisse penser que ce ne sont pas tant les relations physico-chimiques entre les parties (relations qui sont exactement de même nature que celles qui existent entre les éléments de l’être et ceux du milieu) que le commun regroupement de ces parties par le mouvement de l’évolution temporelle qui les totalise en une entité distincte du milieu. C’est-à-dire que, tout comme la séparation de l’être et du milieu n’est pas à proprement parler physico-chimique (l’être est physiquement relié au milieu par de nombreux échanges), la réunion des parties constitutives de l’être en un tout n’est pas à proprement parler de nature physico-chimique. Le mouvement de l’évolution temporelle individuelle, en séparant l’être de son milieu (non pas physico-chimiquement, mais en le rendant autonome de celui-ci dans son évolution), regroupe ses parties constitutives en un tout défini par cette évolution disjointe. En quelque sorte, c’est le mouvement incessant de l’évolution temporelle de l’être qui maintient ensemble les parties, en même temps qu’il sépare leur ensemble de ce qui devient un milieu extérieur. Le caractère non physico-chimique à proprement parler de la totalisation des parties de l’être est donc directement lié au caractère non physico-chimique à proprement parler de sa séparation du milieu.

Il est bien évident que la disjonction des évolutions temporelles de l’être et du milieu repose sur une organisation physico-chimique particulière (proche de la notion kantienne d’organisation naturelle que nous avons précédemment évoquée). Il n’en est pas moins vrai que l’être n’est pas un système physico-chimiquement intégré (ni même intégrable) ; on pourrait dire que c’est une « intégration physico-chimique en acte », une intégration jamais achevée [13].

La référence au temps permet, d’autre part, de mieux comprendre ce que signifie le fait que l’être est physico-chimiquement relié à son milieu sans lui être cependant relié par les lois physico-chimiques. La relation physico-chimique est inhérente à son ouverture (et chacun des échanges physico-chimiques entre l’être et son milieu respecte les lois physico-chimiques) ; la non-relation par les lois physico-chimiques de la structure globale au milieu tient à ce que son évolution est disjointe de celle du milieu (mais cette disjonction n’est possible que parce que l’être est un système ouvert et qu’il peut tirer de son milieu l’énergie qui lui est nécessaire pour entretenir et accentuer celle-ci). Pour faire se rejoindre l’être et le milieu selon les lois physico-chimiques, il faut remonter l’évolution de l’un et de l’autre jusqu’à l’origine de la vie, où la première entité vivante est apparue spontanément dans son milieu selon ces lois physico-chimiques. D’où la grande importance de l’explication historique de la structure et de l’occurrence de l’être vivant. Le recours à une force vitale (ou une émergence) pour expliquer son incongruité physico-chimique semble très largement dû à l’oubli de cette dimension historique : l’incongruité n’est que la conséquence d’une évolution séparée de l’être et du milieu, évolution qui autonomise de plus en plus celui-là de celui-ci.

 

Néo-Darwinisme et histoire

On a vu ci-dessus que la structure et l’occurrence de l’être vivant actuel dans son milieu actuel ne peuvent être expliquées par les seules lois physico-chimiques ; il faut leur adjoindre une explication historique qui, contrairement au cas de l’objet inanimé n’est pas la simple mise en œuvre de ces lois pendant un certain temps, parce que l’évolution (individuelle et spécifique) de l’être est disjointe de celle du milieu. On a également vu, très rapidement, comment la conception néo-darwinienne rendait compte de cette situation en complétant l’analyse physico-chimique par un double système articulant un programme génétique et un processus hasard-sélection. C’est maintenant cette explication historique néo-darwinienne que nous allons étudier.

La biologie néo-darwinienne est traditionnellement scindée en deux groupes de disciplines : la biologie de l’évolution (étude de la mise en place du génome) et la biologie du fonctionnement (étude de l’expression de ce génome), articulées plus ou moins bien par la génétique (qui est elle-même scindée en une génétique moléculaire et une génétique des populations). Ainsi scindée, la biologie doit donner deux explications – physico-chimique et historique – pour chacun des faits qu’elle étudie : chacun d’eux est décrit isolément de manière physico-chimique, mais son occurrence est expliquée, via celle de l’être, par l’histoire des espèces. Cette double explication qui correspond aux deux domaines, physico-chimique (fonctionnement) et historique (évolution), semble donc complète (en notant qu’ici la biologie du développement est ramenée à celle du fonctionnement : la lecture d’un programme, et que donc l’histoire propre de l’individu est plus ou moins gommée).

On doit cependant noter la différence de statut épistémologique de ces deux explications complémentaires. L’une ressortit aux sciences physico-chimiques et peut prétendre à la même scientificité que celles-ci. L’autre relève de l’histoire et de ses contingences ; elle ne saurait donc prétendre être une science au même titre (sans même qu’il soit besoin d’invoquer ici le critère popperien de réfutabilité). Cette non-scientificité n’est évidemment pas synonyme de fausseté, et l’explication donnée par la biologie de l’évolution est peut-être tout à fait exacte (il va sans dire que la réalité de l’évolution biologique n’est pas contestable, si l’explication qu’en donne le néo-darwinisme n’a pas une scientificité absolue). C’est là une opinion assez répandue, selon laquelle le statut épistémologique assuré de la biochimie lui vient de sa méthode analytique expérimentale fondée sur des lois physico-chimiques reconnues, tandis qu’on admet un certain flou sur la scientificité de la théorie de l’évolution qui serait à améliorer (voir les tentatives que sont la théorie neutraliste de M. Kimura, les équilibres ponctués de S. J. Gould…).

A cette opinion, on peut cependant objecter que, comme on l’a vu ci-dessus, la biochimie – si elle donne des descriptions locales dont on reconnaît l’intérêt – n’a de valeur explicative que dans l’histoire rapportée par la théorie de l’évolution (relayée par la théorie du programme génétique). Il n’y a donc pas une explication physico-chimique des êtres vivants, au statut épistémologique assuré, et une explication historique, au statut incertain ; mais il y a une explication des êtres vivants par la théorie néo-darwinienne associant une série de descriptions physico-chimiques locales et une explication historique (hasard-sélection). Les deux parties de la théorie sont interdépendantes ; et le statut épistémologique de l’ensemble est celui du maillon le plus faible, à savoir la théorie de l’évolution. Ceci ne veut pas dire que l’explication fournie par cet ensemble soit fausse, mais que le statut épistémologique de la biochimie n’est pas aussi assuré qu’il semble au premier abord. Cette apparente assurance repose en grande partie sur sa dissociation d’avec la biologie de l’évolution et sur l’expulsion vers celle-ci (au statut sacrifié) de tout ce qui pourrait le remettre en cause. Le succès de cette théorie néo-darwinienne proviendrait moins de son explication de l’évolution (voir les « améliorations » qu’on lui fait sans cesse subir : théorie neutraliste, équilibres ponctués…) que de sa capacité à absorber tout ce qui gêne la biochimie et pourrait remettre en cause son statut épistémologique.

Une telle affirmation va à l’encontre de l’opinion commune relative à ce statut épistémologique – analytique et expérimental – de la biochimie. Aussi doit-on bien préciser qu’on ne remet pas en cause ici ce qui, dans la biochimie, est ainsi fondé sur la physico-chimie classique : à savoir les descriptions de structures et processus locaux. Ces analyses sont incontestables, tant d’un point de vue scientifique qu’épistémologique, lorsqu’on se place sur le plan physico-chimique où sa démarche est parfaitement correcte en tant que science expérimentale. Ce que nous voudrions discuter, c’est la manière dont cette scientificité est acquise, le prix épistémologique payé pour pouvoir donner de telles descriptions physico-chimiques locales et les présenter comme explicatives.

Pour cela il faut « décortiquer » la manière dont la théorie néo-darwinienne articule ces descriptions physico-chimiques locales entre elles et avec l’explication historique qu’est la théorie de l’évolution.

Bien qu’elle ne pose jamais le problème explicitement, la théorie néo-darwinienne explique l’intégration des descriptions physico-chimiques locales en les reliant toutes, plus ou moins directement, à un génome censé fonctionner comme un programme. Face à la difficulté à réaliser une telle intégration, qui expliquerait l’être selon des lois exclusivement physico-chimiques (ce qui est le but reconnu de la biochimie), elle articule ces descriptions avec un génome, qui est une sorte de passé matérialisé, un passé auquel on donne une forme physico-chimique, afin qu’il puisse intervenir dans l’explication physico-chimique.

Ce passé matérialisé, cette mémoire physico-chimique, est alors le moyen de faire entrer l’explication historique (entendue comme l’établissement de ce génome au cours de l’évolution des espèces) dans l’explication physico-chimique ; ou, plus exactement, le moyen de donner à l’explication historique un aspect physico-chimique, qui permet de relier entre elles les descriptions physico-chimiques locales, et de faire un amalgame dont le statut épistémologique est assimilé à celui de la physique et de la chimie et des sciences expérimentales (bien qu’en effet cette explication historico-physico-chimique ne puisse le prouver par elle, mais seulement par les descriptions locales).

La théorie du programme génétique substitue à une explication historique une explication en termes de théorie de l’information : si la structure et l’occurrence de l’être présent dans son milieu actuel ne peuvent être expliquées uniquement par le biais de lois physico-chimiques, c’est parce que l’être est censé posséder un principe informatif (une sorte de « force formatrice » ou « informative ») superposé à ces lois, dont l’action est orientée. Pour rester dans le cadre du matérialisme épistémologique, ce principe informatif est assimilé à une structure locale, qui possède des propriétés particulières (que l’on appelle parfois les fonctions autocatalytiques et hétérocatalytiques du gène). Il n’en est pas moins vrai que, le recours à la notion d’information génétique résultant de l’impossibilité d’expliquer l’être présent dans son milieu actuel selon les seules lois physico-chimiques, la matérialisation du principe informatif ne suffit pas à donner à la théorie du programme génétique un statut épistémologique comparable à celui des sciences physico-chimiques. Nous ne pouvons pas avoir recours à la notion d’information génétique pour compléter l’insuffisance des principes physico-chimiques dans l’explication, et, en même temps, revendiquer le statut épistémologique des sciences physico-chimiques pour l’explication qui en résulte. La biochimie ne donne pas une explication physico-chimique de l’être vivant, simplement parce qu’elle donne un caractère matériel à ce qu’elle présente comme un principe informatif. Si l’observateur peut penser que le génome est porteur d’information génétique, ce génome ne fonctionne dans la cellule que comme acide désoxyribonucléique, uniquement par ses propriétés physico-chimiques (et celles-ci n’expliquent pas la structure et l’occurrence de l’être dans son milieu, ni comme une structure à la stabilité thermodynamique, ni comme une structure dissipative). L’explication par la théorie de l’information est principalement une explication verbale.

L’explication, qui suggère que l’être vivant est constitué par l’expression d’un programme établi par l’évolution des espèces, n’est qu’un substitut pour expliquer l’occurrence de l’être présent dans les circonstances actuelles par des facteurs historiques, et pour donner à l’explication historique un aspect physico-chimique (ce qui permet de l’articuler avec les descriptions physico-chimiques locales, et d’articuler celles-ci entre elles). Or, cette articulation de l’explication historique avec l’explication physico-chimique reste insuffisante et verbale (ce que montrent les difficultés à établir l’état thermodynamique de l’être vivant). La faute est probablement qu’une erreur est commise sur le temps dans cette théorie. L’idée d’informations inscrites permet de presque éliminer le temps physique (cette élimination est le principe de la mémoire), et de le réintroduire au moyen de supposées « horloges biologiques » ou par le temps d’un programme, lorsque son absence se fait trop sentir (car le simple temps de la physique et de la chimie – le temps d’action de leurs lois – ne suffit pas à expliquer l’être) [14, 15].

L’illustration la plus simple et la plus évidente de l’élimination de l’aspect actif du temps physique, est l’oubli du rôle de l’évolution individuelle dans la totalisation des parties et dans la différenciation de l’être par rapport à son milieu. Et cela, alors que ce processus est sans doute l’un des points capitaux de la biologie en ce qu’il rend compte de la spécificité de l’être vivant : sa capacité à se constituer en une entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur. Cette spécificité disparaît de la biochimie ; la notion de vie elle-même devient une notion quasi-métaphysique, à rejeter du travail scientifique proprement dit. (Une telle attitude ne relèverait-elle pas de ce que René Thom appelle « la paranoïa de l’ADN », à savoir une focalisation sur le supposé programme génétique telle qu’elle en vient à masquer des données élémentaires ? [16]).

Un autre aspect simple et évident de l’élimination du temps physique dans sa dimension active, est la manière d’expliquer l’établissement du programme génétique. Dans un premier temps, tout aspect créatif de la dimension temporelle est rejeté dans l’évolution des espèces, dans l’établissement du programme ; ensuite, l’être ne peut reproduire que ce qui a été inscrit de cette façon. Par ailleurs, dans cette évolution des espèces, l’aspect créatif est réduit à du « bricolage », à une succession d’accidents retenus par la sélection. Plus que les mutations (qui se produisent au hasard), la sélection (qui choisit et amplifie les effets des mutations dans la population) est la véritable source de création de nouvelles structures. Or, c’est justement ici que l’explication est très verbale, puisqu’elle invoque un argument quasi-tautologique : l’avantage face à la sélection – la forme mutante est sélectionnée, car elle est plus apte à vivre ; elle est plus apte à vivre, car elle est sélectionnée. (L’aptitude à vivre peut être la capacité de l’être à maintenir sa distinction d’avec son milieu en compétition avec d’autres êtres, ou une reproduction telle que les descendants sont plus nombreux que ceux des autres êtres. Dans le premier cas, l’argument est directement tautologique. Dans le second cas, une meilleure reproduction peut consister en une meilleure capacité des descendants à maintenir leur distinction d’avec son milieu (et l’argument est directement tautologique) ou un taux de reproduction plus élevé (et ce n’est pas un facteur intéressant dans une évolution qui ne sélectionnerait que de telles formes mutantes – les autres formes mutantes choisies appartiennent au premier cas : la meilleure capacité à maintenir leur distinction d’avec son milieu), alors l’argument est seulement quasi-tautologique).

Le principal intérêt du néo-darwinisme, dans la perspective physicaliste de la biologie moderne, est que l’explication historique qu’il apporte, si elle n’est pas la simple mise en œuvre des lois physico-chimiques pendant un certain temps, ne superpose à ces lois aucun principe d’une autre nature, aucune loi qui serait purement historique (et donc différente des lois naturelles que sont les lois physico-chimiques, avec lesquelles il faudrait pouvoir l’articuler en une explication cohérente). En effet la théorie n’a recours qu’au hasard et à la sélection. Or, le hasard ne suit pas de lois (c’est sa définition : les lois de probabilités sont des artifices de calcul plutôt que des lois naturelles), les mutations n’ont pas d’explications autres que physico-chimiques, et la sélection se fait de manière tautologique. La théorie ne superpose donc aucun principe aux lois physico-chimiques, si ce n’est celui de l’aptitude à vivre (mais il est défini tautologiquement) ; elle se contente de faire un choix parmi les différentes possibilités offertes par le jeu des lois physico-chimiques, et d’amplifier ce qui a été choisi. D’où économie et simplicité : la dimension historique est ramenée à une suite de contingences, son articulation au jeu des lois physico-chimiques ne pose plus de problème.

On remarquera qu’il s’agit là d’un processus tout à fait comparable à celui dit « essais et erreurs » (différents essais au hasard, dont seuls sont conservés ceux qui sont concluants) ; c’est-à-dire un pur empirisme ; ce en quoi on peut rapprocher Darwin de la tradition philosophique anglaise qui est essentiellement empiriste (Bacon, Locke, Hume…). L’évolution, considérée comme une progression de l’adéquation de l’être au milieu (adaptation ou adaptabilité croissante), se compare alors à une connaissance purement empirique de ce milieu, connaissance qui s’accroît par l’accumulation des expériences qui en sont faites au hasard.

La biologie moderne peut donc affirmer qu’elle explique le vivant en ne recourant qu’aux principes physico-chimiques classiques (bien qu’ils soient en effet insuffisants), car elle réduit l’explication historique, qui doit les compléter, à un simple « bricolage » empirique. La critique qui peut être faite ici, est purement épistémologique et non scientifique. Aussi tautologique que soit son principe, la sélection par élimination des formes inadaptées (ou mal adaptées) à vivre est un processus incontestable et scientifiquement admissible (même s’il est épistémologiquement discutable). Est-ce suffisant pour expliquer l’évolution ? C’est une question insoluble (infalsifiable, selon la conception du Popper).

L’autre aspect du néo-darwinisme, la théorie du programme génétique, ne pose pas le même problème et ne suscite pas les mêmes critiques. Ici, la « physicalisation » du vivant par l’élimination de la dimension historique (en ce qu’elle n’est pas réductible au temps de la physique classique) procède par superposition du temps d’un programme au temps de la physique classique. Par conséquent, un principe non strictement physico-chimique est associé à l’action des lois physico-chimiques : un principe informatif, dont la matérialisation n’est pas suffisante pour en faire un principe physico-chimique (voir ci-dessus).

Ici, la critique n’est pas seulement épistémologique, elle est aussi scientifique : c’est un fait scientifique que l’explication de l’apparition, de la structure et du développement de l’être par la théorie de l’information est purement verbale (la présence du génome ne suffit pas à expliquer le vivant actuel dans son environnement actuel, soit comme structure à stabilité thermodynamique, soit comme structure dissipative). Une telle structure et une telle occurrence ne semblent pouvoir s’expliquer que par une dynamique morphogénétique [17, 18] ; ce serait le mouvement même de l’évolution temporelle de l’individu qui réunirait ses parties en un tout de forme déterminée, en même temps qu’il le différencierait de son milieu. Le génome, plutôt qu’un programme, serait une sorte de « banque de données », dans laquelle cette dynamique morphogénétique puiserait et par laquelle elle serait ainsi canalisée. Les propriétés du génome mise en évidence par la biochimie ne seraient pas remises en question, mais il ne serait plus un programme omnipotent ; il passerait au second plan, derrière la dynamique morphogénétique au service de laquelle il serait (mais qu’en revanche il canaliserait par là même). Reste à comprendre ce que peut être dans le cas de l’être vivant cette dynamique créatrice de forme, comment y interviennent le génome et le milieu extérieur. Reste à savoir aussi si cette mise au second plan du génome ne pourrait pas retentir sur l’explication de l’évolution des espèces, et notamment sur le dogme de Weismann de la séparation d’un germen et d’un soma. Une telle dynamique morphogénétique ne serait pas sans rappeler la tendance à la complexification croissante supposée par Lamarck ; elle se rattacherait à la tradition philosophique rationaliste française (plutôt qu’à l’empirisme anglo-saxon qu’évoque le néo-darwinisme).

Précisons-le de nouveau : il n’est nullement question de contester la réalité et l’importance des résultats de la biochimie dans ce qu’ils ont de physico-chimique, mais seulement le cadre dans lequel ils sont interprétés. Un cadre qui, s’il a rendu bien des services, stérilise aujourd’hui tout développement de la biologie en tant que science autonome – mais non séparée – des sciences physico-chimiques (une science qui étudierait comment une entité peut se constituer et se distinguer elle-même de ce qui devient son milieu extérieur ; une science qui étudierait les propriétés nécessaires d’une telle entité). Le seul développement qui semble possible dans cette théorie est la multiplication des boucles de régulation de l’expression du génome, un développement qui est plutôt un accroissement et qui est incapable de rendre compte de la spécificité du vivant – comme le système de Ptolémée ne pouvait que s’accroître par la multiplication des épicycles et restait constitutionnellement incapable de rendre compte de la nature physique du mouvement des astres.

Quant au principe de l’explication de la structure et de l’occurrence du vivant par l’information génétique inscrite dans un programme, il est admis (même si on ne sait généralement pas comment passer de l’information à la structure – du génotype au phénotype –, sauf lorsqu’il s’agit d’expliquer la présence de telle ou telle substance), la biochimie peut rejeter dans la biologie de l’évolution (dont le statut épistémologique est sacrifié) tout ce qui présente des difficultés pour la physico-chimie classique (et qui est souvent lié au temps), en l’imputant à une information établie par le bricolage de l’évolution. Sans parler des abus comme ceux qui supposent des gènes pour tout et n’importe quoi (voir, par exemple, les « gènes de la mort » [19] : quand expliquera-t-on que de tels gènes ont été sélectionnés parce qu’ils favorisaient la survie les êtres qui les possédaient ?) Grâce à ce rejet, la biochimie peut progresser rapidement et brillamment dans le cadre de la physique et de la chimie, avec les garanties épistémologiques de ces sciences et avec celles de la méthode expérimentale. En retour, la biochimie s’appuie sur ces progrès rapides et brillants pour justifier ses principes et consolider la théorie darwinienne de l’évolution, qui absorbe tout ce qui l’embarrasse et, ainsi, permet ses brillants progrès. Cette théorie de l’évolution, dont le statut est pourtant bien incertain (il ne s’agit pas de contester la réalité de l’évolution, mais de critiquer son explication), est alors érigée en vérité scientifique, par les succès qu’elle permet à la biochimie (au moment même où ces succès ne sont possibles qu’en transférant les difficultés à la théorie de l’évolution).

Cela conduit à une situation épistémologique assez perverse, dont de nombreux biochimistes usent et abusent. Ils n’ont pas d’invectives assez fortes pour quiconque s’aventure à contester le processus (ils invoquent la méthode expérimentale, ils prétendent qu’une telle critique est vitaliste… bien qu’ils sachent très bien que presque personne ne conteste la nécessité du matérialisme épistémologique, que presque personne n’a recours à une force vitale, et que les résultats de la biochimie sont presque universellement acceptés comme descriptions physico-chimiques et contestés seulement lorsqu’ils sont généralisés de manière incorrecte) [20]. Comme le problème est très compliqué, comme la solution donnée par la théorie du néo-darwinisme est facilement compréhensible dans des termes qui sont ceux de la vulgarisation scientifique (plutôt que ceux de la théorie scientifique ou de l’épistémologie), et comme elle s’adapte bien à un certain flou lorsque l’on tente d’approfondir le problème, une telle situation peut durer éternellement (d’autant plus que cette théorie a été abondamment diffusée par les médias).

On peut néanmoins espérer qu’un traitement critique amènera les biochimistes à comprendre que leurs résultats ne seront pas amoindris si, plutôt que de s’en tenir à un schéma de pensée sans cesse fissuré et sans cesse replâtré, ils participent à l’élucidation du mécanisme de l’individuation du vivant, le mécanisme de disjonction de son évolution (individuelle et spécifique) de celle de l’environnement (en un mot, l’élucidation de la spécificité de l’être vivant par rapport à l’objet inanimé) en collaboration avec des théoriciens et des épistémologues.

André Pichot

Chercheur au CNRS en épistémologie et histoire des sciences.

 

Remerciements

Mes meilleurs remerciements à Mlle Isabelle Stengers, qui m’a accordé sa lecture critique de la première version de cet article. Je remercie également Mme T. Paris et Mlle C. Kormann qui ont corrigé sa traduction anglaise.

 

Article publié en anglais
dans la revue Fundamenta Scientae n°1, vol. 8, février 1987.

 

Texte établi en français par Jacques Hardeau en juin 2020,
à partir de différents articles,
notamment “L’explication historique en biologie”
présentée par l’auteur comme la « version française abrégée »
et publié dans
André Kretzschmar (dir.),
Biologie Théorique. Solignac 1986,
éd. CNRS, Paris, 1988.

 

 

Bibliographie

[1] André Pichot, “Explication biochimique et explication biologique”, in L’explication dans les sciences de la vie (sous la dir. de H. Barreau), éd. du CNRS, Paris 1983.

[2] Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, ré-édition, Libraire Philosophique J. Vrin, Paris 1966.

[3] Yves Bouligand (dir.), La morphogénèse, de la biologie aux mathématiques, éd. Maloine, Paris 1980.

[4] André Pichot, “Le déterminisme en biologie”, Actes du IVe Séminaire de l’Ecole de Biologie Théorique, éd. du CNRS, Paris 1985.

[5] Pierre Vendryès, Vie et Probabilité, éd. Albin-Michel, Paris 1942.

[6] Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de Juger, (trad. A. Philonenko), Librairie Philosophique J. Vrin, Paris 1968.

[7] Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (dir.), L’auto-organisation, de la physique au politique, Colloque de Cerisy-la-Salle, éd. du Seuil, Paris 1983.

[8] Edgard Morin, La Méthode, 2. La Vie de la Vie, éd. du Seuil, Paris 1980.

[9] Francisco Varela, Principles of Biological Autonomy, Elsevier North Holland, Inc., New York 1979.

[10] Milan Zeleny (éd.), Autopoiesis, a theory of living organization, Elsevier North Holland, Inc., New York 1981.

[11] André Pichot, Eléments pour une théorie de la biologie, éd. Maloine, Paris 1980.

[12] Henri Bergson, L’évolution créatrice, Librairie Félix Alcan (PUF), Paris 1926 (30e édition).

[13] André Pichot, “Organisation et Finalité”, Actes du IIe Séminaire de l’Ecole de Biologie Théorique, Publications de l’Université de Rouen, 1982.

[14] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, éd. Gallimard, Paris 1979.

[15] Isabelle STENGERS, La biologie entre la physique et l’histoire, Publication de l’Université de Liège (Belgique), 1982.

[16] René Thom, Paraboles et Catastrophes (Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie), éd. Flammarion, Paris 1983.

[17] René Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse (Essai d’une théorie générale des modèles), W.A. Benjamin, Inc., Reading, Massachussets, 1972.

[18] René Thom, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Union Générale d’Editions, Paris 1974.

[19] C. Hartmann, “Les gènes de la mort”, La Recherche 1985, n°167, 838-839.

[20] Antoine Danchin, “Thèmes de la biologie: théories instructives et théories sélectives”, Revue des Questions Scientifiques 1979. n°150 (2), pp. 151-164 et 1979, n°750 (3), pp. 323-337.

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