Dans la foulée de Mai 68, de nombreuses grèves de technicien.ne.s, vacataires et contractuel.le.s, chercheur.se.s, documentalistes, secrétaires et dactylos, éclatent dans les laboratoires tandis que se multiplient les formes d’insubordination quant aux hiérarchies instituées et aux normes professionnelles (expériences de socialisation des salaires, critique de la taylorisation du travail et du paternalisme des « grands patrons », contestation des « hiérarchies de l’intelligence » ou de « l’idéologie du mérite », du « mythe de la thèse », etc.).
Le Cri des Labos (1969-1971), bulletin de lutte et de réflexion des travailleurs de la recherche, fondé par des technicien.ne.s de la faculté des Sciences de Paris, puis Labo-Contestation (1970-1973), fondé par des travailleur.se.s de la biologie à Lyon et ouvert à des laboratoires de toute la France, se font l’écho de ces luttes internes. Ouvrant grand ses colonnes aux subalternes, aux femmes et aux anonymes de la recherche, Labo-Contestation se revendique de la critique de la vie quotidienne :
« dès qu’il est décrit anonymement, le vécu quotidien se dépersonnalise et révèle l’existence de problèmes de structures, d’organisation et de division du travail. » [1]
En rupture avec la « bureaucratie syndicale » et sa représentation mythifiée de la recherche comme « communauté de pairs », ces contestations basistes entendent mettre à jour et approfondir la lutte des classes qui traverse le milieu scientifique. La psychanalyse s’affirme également comme nouvelle grammaire contestataire, particulièrement à Impascience (1975-1977), dernière venue des revues de critique de la science.
À la critique de l’exploitation économique et de la hiérarchie des privilèges s’adjoint alors celle du laboratoire comme monde clos, séparé de la « Vie » et déraisonnant. Certain.e.s montreront ainsi le caractère infantilisant et régressif de sa structure patriarcale, véritable décalque du schéma familial [2]. Au cœur du mouvement de libération des femmes, le « subjectivisme » révèle aussi, à partir du vécu de tout une chacune, la structuration profonde du monde scientifique selon des critères de genre. Bien qu’elles défendent souvent une conception inclusive de la recherche (qui amène par exemple Labo-Contestation à faire cause commune avec les luttes des ingénieur.e.s des bureaux d’études, des travailleur.se.s hospitalier.e.s ou des technicien.ne.s agricoles), ces diverses contestations restent largement centrées sur la répartition du pouvoir à l’intérieur du laboratoire.
D’autres réflexions, à visée plus théorique, questionnent le rôle oppressif des sciences et des techniques dans un champ social plus large que celui du laboratoire. Nous nous attacherons ici à rendre compte de ce type de critiques, en explorant les résonances et les prolongements du mouvement Survivre et Vivre (1970-1975). Ces réflexions sont nourries et étroitement articulées à l’effervescence contestataire qui monte des laboratoires. Elles procèdent d’une même exigence de concret [3]. Ces critiques radicales de la science émergent de l’opposition gauchiste à la guerre du Vietnam et du processus de « délégitimation des intellectuels » ouvert par Mai 68 [4] : elles débutent par la dénonciation des liens organiques unissant scientifiques, militaires et industriels, par la mise en évidence de la fusion du savoir et du pouvoir.
Ceux.lles qui, en mal d’idéalisme et de marginalisation élitaire, sont entré.e.s en science « comme on entre au monastère » en viennent à considérer la massification et l’industrialisation de la recherche [5]. C’est la fin de l’innocence des scientifiques et de l’âge d’or de la science, ce temps où « le « savant » cherchait la « vérité » sur le plan théorique et, sur le plan social, contribuait à améliorer le sort de l’humanité » [6]. La distinction entre une science pure, noble, se déroulant dans le ciel éthéré des idées et ses applications bassement matérielles et souvent néfastes s’estompe. Renonçant à dissocier le bon grain de l’ivraie, la critique radicale de la science, dans ce qu’elle a de plus abouti, cible l’activité scientifique comme espace de production de pouvoir, qu’il s’exerce sur la nature ou sur l’humanité.
En analysant le rôle de la science dans la domination impérialiste ou dans l’exploitation ouvrière, ces mouvements de scientifiques critiques invitent à considérer cette dernière comme un instrument privilégié du capitalisme moderne, et à la replacer au centre des luttes. Ancrés dans diverses institutions scientifiques et surtout dans l’université, ils se veulent ainsi partie prenante de mouvements socio-politiques plus larges : des luttes « traditionnelles » (luttes ouvrières, combats anti-impérialistes) aux combats émergents (mouvement écologique, luttes pour la santé et les conditions de travail [7], mouvement de libération des femmes). Par leur dénonciation de toutes les formes de domination tapies derrière la prétendue neutralité scientifique, ces critiques radicales de la science participent pleinement du renouveau du militantisme du début des années 1970. La recherche d’une autonomie des luttes passe alors par celle d’une nouvelle articulation entre savoir et pouvoir. Les luttes se mènent volontiers de l’intérieur des institutions, au nom d’un vécu ou d’un savoir spécifique, et par l’affirmation d’une parole propre. Ni les intellectuel.le.s, ni la science, et moins encore les « grands savants[8] », ne peuvent se revendiquer les détenteur.rice.s d’une vérité universelle ou les représentants d’un quelconque intérêt général.
Si la science se voit ainsi dépouillée de son arrogance et de son vernis progressiste, les technologies par contre restent largement dans l’ombre des critiques, à l’exclusion des armements. Hormis l’engagement de Survivre et Vivre au tout début du mouvement antinucléaire, on ne trouve ainsi guère d’équivalent en France des mobilisations des scientifiques américain.e.s contre les grands projets technoscientifiques [9]. L’imprégnation marxiste de la gauche française explique largement ce point aveugle de la critique. Jusqu’au milieu des années 1970, les références à Marcuse, Ellul ou Mumford sont absentes de ce mouvement de scientifiques critiques, contrairement aux États-Unis où ces penseurs de l’aliénation technologique y constituent des références clé. La critique de l’emprise technicienne sur la vie quotidienne reste ainsi longtemps l’apanage de Survivre et Vivre. Le livre (Auto)critique de la science, qui rassemble de nombreux tracts et articles de l’époque, frappe ainsi le lecteur contemporain par sa quasi-absence de réflexion quant au caractère politique des technologies [10]. Celle-ci va de pair avec son inattention aux problématiques écologiques.
C’est en effet sous l’influence du mouvement environnementaliste – nord américain et en France via Survivre et Vivre – que la critique des sciences intégrera progressivement celle des technologies. Signé par plus de 2 000 biologistes témoins des dégradations environnementales, le message de Menton, malgré sa modération, est un premier marqueur de cette inflexion. Élaboré durant la préparation à la conférence de Stockholm sur l’environnement humain, il demande que soient différées les applications technologiques potentiellement dangereuses ou inutiles et esquisse une réorientation des priorités de recherche (de la recherche atomique et spatiale à l’environnement et au contrôle de la pollution industrielle) [11].
En France, la contestation, comme aux États-Unis, débute au sein des structures professionnelles et par une démarcation des formes traditionnelles de l’action syndicale. Ainsi le 13 janvier 1970, le physicien Jean-Marc Levy-Leblond se saisit-il de la cérémonie de remise de son prix Jean Thiebaud par l’Académie des Sciences de Lyon comme d’une tribune politique [12]. Cette même année, le Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (SNCS), au sein duquel le courant « gauchiste » est majoritaire depuis octobre 1968, opte pour une « stratégie de rupture ». S’affrontant directement aux positions corporatistes des communistes, ce courant syndical prend acte de « l’enrôlement de la science au service du capital » et refuse de s’impliquer dans la gestion des crédits de la recherche [13]. Dès 1971, la centrale syndicale reprend la main mais loin de s’éteindre, la critique se réfracte aux marges de la CFDT et en une multiplicité d’espaces informels, embrassant alors un riche répertoire d’action (slogans graffités aux murs des universités, débrayages et « portes ouvertes » dans les laboratoires, enquêtes internes sur les financements, tracts et revues, perturbation des colloques académiques et organisation de contre-colloques ou de séminaires critiques, expulsion du Collège de France des scientifiques américains impliqués dans le programme militaire Jason, etc.).
Aux États-Unis, la radicalisation à laquelle sont soumises les associations scientifiques professionnelles débouche sur la création de groupes autonomes de scientifiques critiques, tels Science for the people [14]. Hormis le mouvement Survivre et Vivre, on ne trouve guère d’équivalent en France. La contestation s’y structure essentiellement autour de revues et de séminaires critiques, ce qui lui confère un caractère plus mouvant et éphémère.
Née sous les auspices de la guerre du Vietnam, la révolte des scientifiques prend corps dans les sciences dites « dures » autour de la dénonciation du complexe scientifico-militaro-industriel [15]. Mais des mathématiciens, et surtout des physiciens directement compromis dans la recherche de guerre, l’auto-critique gagne les spécialistes des sciences humaines et sociales : les anthropologues qui à l’aune de la guerre du Vietnam reconsidèrent le rôle de leur discipline dans les entreprises coloniales [16], mais aussi les géographes qui, déjà marqués par la guerre d’Algérie, proclament bientôt, à la suite d’Yves Lacoste, que : « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » [17]. À la suite d’un voyage au Vietnam en 1972, Lacoste montre comment les opérations de destruction et de modification du milieu physique et humain (la destruction, par exemple, des systèmes ancestraux de digues ou les politiques de regroupement dans des hameaux stratégiques) s’appuient sur un recours systématique à des raisonnements géographiques. De l’analyse de cette complicité, non fortuite mais engageant la nature du savoir géographique, naît le projet d’une « géographie alternative et combattante ». Celle-ci prend forme au Centre Universitaire Expérimental de Vincennes, puis autour de la revue Hérodote.
De la focale militaire, la critique s’élargit rapidement pour traquer les multiples façons dont sciences et pouvoirs dominants (bourgeois, patriarcaux, technocratiques et modernisateurs, biocapitalistes) se renforcent et se perpétuent mutuellement. Les scientifiques critiques s’essaient ainsi, avec plus ou moins de succès nous le verrons, à déconstruire l’objectivité dont se pare la science, en passant au crible les méthodes, les rationalités et les outils par lesquels se structurent les disciplines scientifiques. À cette entreprise de désacralisation s’adjoignent, comme à Survivre et Vivre, des initiatives pour redistribuer savoir et pouvoir à la base. Et l’on se prend à rêver d’une « autre science », au service et/ou construite par le peuple. Des entreprises pour écrire une histoire du peuple, ou avec le peuple, voient ainsi le jour. En réaction au contenu réactionnaire des manuels scolaires, des enseignants issus des comités d’action de Nanterre créent ainsi en 1971 une revue d’histoire populaire, Le Peuple français. Diffusée sur les chantiers en grève et dans les champs, elle y transmet l’histoire des luttes ouvrières et paysannes. Plus tardif, le « Forum-histoire » est créé à Paris VII autour de Jean Chesneaux en 1975. Son ambition est de dépasser les séparations entre passé et présent, entre étude historique et engagement actuel, et enfin entre historien.ne.s et sujets de l’histoire [18]. Les sociologues, réuni.e.s un temps autour de l’éphémère Groupe de Luttes Anti-Sociologiques (GLAS), prônent eux et elles aussi un engagement actif aux côtés des mouvements sociaux, sonnant avec humour et sarcasme le glas de la « sociologie-vaseline » [19]. Ces quelques exemples ne doivent cependant pas tromper : hormis peut-être en sociologie, la critique reste très marginale parmi les spécialistes des sciences humaines et sociales. À l’apogée du structuralisme, ces scientifiques sont indéniablement plus réticent.e.s à contester la scientificité à laquelle ils accèdent enfin.
Des dispositifs matériels et cognitifs par lesquels la science se fait pouvoir et le pouvoir science, l’enseignement retient le premier l’attention. Il faut dire que Mai 68 a forgé les armes de la critique. Espace disciplinant, préparant à remplir des rôles serviles et spécialisés, l’université n’est-elle pas l’antichambre du pouvoir, le meilleur fondement des hiérarchies sociales ? Que penser alors du système d’enseignement scientifique ? Il est dénoncé comme le canal par lequel se formatent les experts et le respect de leur autorité, le lieu où la science se donne en spectacle et se rigidifie en dogme. Alors que la mathématique est érigée par le Ministre de l’éducation Edgar Faure en « espéranto de la société industrielle » et appelée, avec la réforme des « maths modernes », à supplanter le latin dans l’enseignement [20], chercheurs et enseignants en mathématiques se montrent à la pointe de la critique. Le dynamique réseau des Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (IREM) y contribue pour beaucoup. Conçu pour accompagner la réforme, il a en effet bénéficié à sa création en 1968 de l’ébullition contestataire et pédagogique [21]. Sensibilisé à ces problématiques en Mai 68, Pierre Samuel, célèbre mathématicien et enseignant à Orsay, montre comment l’enseignement des mathématiques, en véhiculant une hiérarchisation implicite des compétences ou en privilégiant un certain type d’exercices, légitime le pouvoir technocratique en place et à venir [22]. La valorisation de l’abstraction, par exemple, dévalorise le travail proche de la matière. Pour sa part, le primat accordé aux démonstrations sur la formulation des problèmes, donnés comme des déjà-là décontextualisés, acclimatent les étudiants à l’existence d’un ordre objectif que la technocratie n’aurait qu’à « démontrer et gérer ». Ces « mathématiques du ciel » [23] sont typiques de la représentation de la science comme « vérité révélée » que véhiculent l’enseignement et la vulgarisation scientifiques. Les théories y sont présentées comme tombées du ciel sur la tête de héros mythiques, tandis que sont passées sous silence leurs conditions de production, souvent moins glorieuses et plus proches du calcul de la trajectoire des armes que de la révélation divine.
De l’enseignement, la critique s’élargit ainsi à la vulgarisation, sous la plume notamment de Pierre Thuillier, philosophe et chroniqueur à La Recherche. Thuillier montre que si les vulgarisateurs n’ont pas une claire conscience de leur rôle politique et social, « la science devient mythe par voie de vulgarisation » [24]. Suite au colloque de Strasbourg de 1971 consacré à la présentation de la science au public, il appelle le vulgarisateur à « reconnaître le théologien qui sommeille en lui » pour mieux le combattre et refuser le rôle de propagande scientiste assigné à la vulgarisation [25]. À rebours de ces conceptions dogmatiques de l’enseignement et de la vulgarisation, nombreux.se.s sont ceux.elles qui expérimentent des formes pédagogiques plus attentives à la participation active des « apprenants », aux « mathématiques de la terre » ou à l’histoire des sciences de tous les jours. Au cours des années 1970, sont ainsi créés des enseignements « science et société » optionnels, comme à l’Université de Lyon, où ils allient enquêtes dans les laboratoires et discussions sur les financements et les finalités de la recherche, sur les dogmes scientifiques dominants, ou encore sur le culte de la science et des experts [26].
Loin de l’épopée traditionnelle des pères fondateurs, c’est aussi l’histoire bassement matérielle et concurrentielle de leur discipline que révèlent les sociologues en charge du numéro 6 de Labo-Contestation. À partir de l’étude concrète de l’entre-soi des sociologues et des technocrates, cette histoire critique montre l’adéquation entre les nouveaux savoirs sur les organisations et les entreprises et les politiques de croissance planifiée qui firent des sociologues les indispensables rouages de l’industrialisation accélérée. Après une décennie d’enrôlement de la sociologie par les élites modernisatrices et « réadaptatrices », il n’est en effet guère surprenant d’y voir surgir les germes de Mai 68, puis de violentes critiques du rôle « progressiste » et répressif de cette « science » en phase terminale d’institutionnalisation. Paru dans ce numéro 6 de Labo-Contestation, « La genèse des labos de socio » décrit ainsi sur un mode satirique l’histoire du devenir Science-Pouvoir de la sociologie [27]. De sa fabrication d’une « opinion publique » savamment atomisée et érigée en acteur politique en lieu et place des mouvements sociaux à ses pratiques binaires de catégorisation sociale (des « innovants » et des « retardés » à faire évoluer), la sociologie n’aurait accédé au statut de Science que par sa capacité à légitimer les pratiques modernisatrices, à rendre la société gouvernable par sa mise en chiffres et en tableaux. C’est en effet en se liant aux pouvoirs modernisateurs que les sciences humaines et sociales parvinrent dans l’après-guerre à s’émanciper de l’approche philosophique qui dominait à l’université. La sociologie prit ainsi son essor au sein d’établissements d’enseignement supérieur (EPHE, Collège de France, CNAM, Science Po), puis au sein d’instituts privés où les chercheurs virent leur autonomie se restreindre [28].
À la fin des années 1950, la création de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique représente une nouvelle manne financière pour cette jeune science, mais aussi un accroissement considérable de son financement par contrats. De jeunes et ambitieux sociologues, pétris de pragmatisme et armés de nouvelles méthodes d’enquêtes quantitatives, constituent alors de grosses équipes de recherches : Alain Touraine, par exemple, développe le Laboratoire de sociologie industrielle, tandis que Michel Crozier, chantre de la collaboration entre recherche et action politique, crée en 1966 le Centre de Sociologie des Organisations. En segmentant la sociologie en domaines de spécialités, ce « Yalta budgétaire de la sociologie » assure surtout sa mobilisation directe par les hauts fonctionnaires planificateurs [29]. Au fil des Plans, s’affirme ainsi la fonction essentielle de la sociologie : « contribuer à la prévision et à la solution des crises sociales[30] ».
Chargés de documenter les « résistances au changement », les sociologues veillent à assurer les adaptations du corps social aux évolutions accélérées des techniques. Ainsi, par exemple, de la sociologie du travail : alors que Georges Friedmann, son fondateur, s’attache encore à l’étude de l’organisation taylorienne du travail, pointant la déshumanisation induite par le machinisme, pour Pierre Naville, abondamment financé par le Commissariat général à la productivité, l’automation devient un champ d’étude autonome et le symbole de la réconciliation créatrice de l’homme et de la machine [31]. Bien représentatif de la vague critique qui saisit la profession dans l’après 1968, « La genèse des labos de socio » se présente ainsi comme une attaque en règle contre la scientificité telle qu’elle fut promue par le néo-positivisme triomphant durant les dites « Trente Glorieuses ». Peu avant que la critique ne gagne la grande presse, elle dénonce le bidouillage jargonnant des rapports qui transparaît sous l’inflation des méthodes quantitatives et statistiques, l’orientation commerciale des sondages que masque mal la théorisation d’une « science de l’opinion publique »[32]. À cette critique répond le réinvestissement de la pratique de l’enquête ouvrière par les membres des Cahiers de Mai. En opposition explicite aux méthodes de la sociologie industrielle, ces militants entendent faire de l’enquête, placée sous contrôle ouvrier et inscrite dans la dynamique interne des luttes, l’outil d’affirmation d’une classe ouvrière autonome [33].
Si les sociologues montrent avec aisance que leurs outils d’objectivation et de catégorisation du social résultent de la rencontre des intérêts de jeunes chercheurs aux dents longues et de gouvernants aux gros sous, une telle déconstruction se révèle plus ardue en sciences « dures ». Les considérations sur l’activité scientifique en elle-même, ses modes opératoires et ses instruments restent en effet marginales dans les critiques des sciences dites « dures ». Cela peut paraître surprenant au sortir de décennies scientifiques qui virent le pragmatisme l’emporter sur la visée théorique, l’instrumentation définir le possible, et de fait le réaliser [34]. Si Survivre et Vivre considère volontiers les technologies comme la solidification de rapports de force et d’idéologies, la transposition n’est guère faite à l’outillage sophistiqué du laboratoire, ou aux grands pôles technoscientifiques qui sortent de terre et matérialisent pourtant les liens entre sciences, industries et capital. Alors que les pratiques physiciennes se distribuent autour des gros appareillages techniques, que les techniques de micro-marquage et d’isolement redéfinissent profondément la biologie, ni la « taylorisation de la recherche », pourtant amplement contestée, ni le monde clos et purifié du laboratoire ne sont questionnés comme nécessités et sources d’efficacité en science.
Si la distinction entre science et technique est volontiers proclamée caduque, les façons dont la science se fait technique et la technique science restent opaques [35]. La tradition épistémologique pesant son poids, la technique reste implicitement l’ « application » d’une science (ou d’une « méthode scientifique ») encore conçue comme une activité purement cognitive, assimilée à la Raison et à l’Objectivité [36]. En s’en tenant à une dénonciation anti-hiérarchique de l’organisation du travail et en délaissant le concret des pratiques et de l’instrumentation – cette banalité de la science qu’elle proclame par ailleurs –, la critique reconduit ainsi une conception transcendante de la Science. Aussi bascule-t-elle volontiers dans l’idéalisation d’une utopique « autre science », ou s’en prend-elle à la Raison et l’Objectivité – elles aussi appréhendées davantage comme des catégories transcendantales que comme les produits historiques de modes de preuves et d’instrumentations spécifiques [37].
Survivre et Vivre, à la fin de son parcours, reconnaîtra avoir attaqué « le discours de la science sur elle-même » : « en son lieu espéré le plus radical, la critique de la science tournait au débat épistémologique » [38]. C’est bien en s’émancipant de l’épistémologie – popperienne en l’occurrence – qu’un biologiste tente, dans Impascience, de repenser la question du pouvoir de la science [39]. Selon lui, l’affirmation et l’étude de la dimension instrumentale – ou selon Thuillier de la « vocation manipulatoire » [40] – de la science doit permettre de dépasser ce faux dualisme entre une science idéale et normative et ses applications technologiques. Dans ce texte, il montre ainsi que la prévision et son corollaire de contrôle du futur sont au cœur de la démarche scientifique. De même, la science procèderait-elle, non pas selon un modèle « hypothèses/expérimentation », mais selon une pratique réductionniste de sélection de faits intéressants et « stabilisables ». À rebours de l’idée d’objectivité portée par la philosophie de la connaissance, il affirme enfin qu’il est impossible au scientifique de s’abstraire de son humanité. En dépit de l’idéal cybernéticien et de la banalisation des procédures automatiques, il montre en effet que la science demeure une pratique humaine, mettant en jeu des corps et des esprits, mus par leurs intérêts et leurs désirs propres.
À l’image de ce biologiste prônant une implication personnelle et assumée des scientifiques dans leur pratique, au milieu des années 1970 la valorisation de subjectivités en science devient un leitmotiv de la critique, voire le summum de la subversion. La négation, sous couvert d’universalisme, de la subjectivité à l’œuvre dans la pratique scientifique imposerait sinon de fait l’Homme Blanc et Bourgeois (le principal producteur de science et le représentant d’intérêts bien spécifiques) comme sujet implicite des sciences. Dans un de ses derniers textes, Survivre et Vivre prête ainsi à la subjectivité féminine une dimension révolutionnaire : au-delà de la revendication égalitaire, si les femmes cessaient de faire hommes – et les homosexuels hétérosexuels – cela n’ouvrirait-il pas à une refondation de l’activité scientifique [41] ?
Mais c’est à Impascience, où les articles prennent une tournure plus personnelle et subjective, que débute une critique des sciences par les femmes elles-mêmes. Des (rares) femmes engagées dans une carrière scientifique y décryptent « Le Science » comme un univers masculin, valorisant une oralité et une sociabilité masculines. Dans un témoignage personnel qui marqua profondément toute une génération de femmes scientifiques, Michèle Vergne pointe le décalage entre le mythe égalitaire selon lequel « les gens sont reconnus selon leur juste valeur, valeur en soi, indépendante de toute donnée sociale » et les comportements et les attentes sexistes de la communauté scientifique. Il en découle, montre-t-elle, une naturalisation de l’infériorité des femmes et une douloureuse intériorisation par les femmes de leur « vocation à l’échec » [42]. Les débuts de cette critique féministe des sciences mobilisent volontiers la psychanalyse. Elle offre un référentiel alternatif à l’aune duquel sont analysées les théories scientifiques – avant que ses concepts et leur genèse soient eux-mêmes soumis à la critique [43].
Dès sa naissance en 1970, le mouvement de libération des femmes s’est en effet engagé dans une déconstruction des savoirs institués, questionnant l’éviction des femmes et des activités féminines de larges champs disciplinaires et mettant en évidence les préjugés de genre à l’œuvre dans la structuration des savoirs. Mais cette critique féministe des sciences est surtout active en sciences humaines et sociales, où elle se déploie à la marge des institutions universitaires (dans des groupes, revues, séminaires et colloques). C’est au milieu des années 1970 qu’elle commence à infiltrer les sciences « dures », et tout particulièrement les mathématiques où la réflexion bénéficie du dynamisme des Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques. Plusieurs groupes « Femmes et Mathématiques » voient ainsi le jour suite aux colloques inter-IREM consacrés de 1976 à 1978 aux « fonctions sociales de l’enseignement des mathématiques ». Enquêtes et témoignages questionnent les fondements sociaux de l’anxiété des femmes face aux mathématiques sans perdre de vue les enjeux révolutionnaires de la présence de sujets femmes en science [44]. Ces groupes contribuent également à la critique des nombreux travaux de psychologie différentielle qui naturalisent rapidement les différences d’aptitudes aux mathématiques des filles et des garçons [45]. Puis la critique prend son essor avec l’intégration des femmes pratiquant des sciences « dures » au sein des groupes féministes semi-académiques, notamment au Groupe Interdisciplinaire Féministe de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris (GIF), au Centre d’Études Féminines de l’Université de Provence (CEFUP) ou au Groupe d’Études Féminisme et Sociobiologie (GEFS).
Très attentives aux travaux de leurs consœurs américaines, ces femmes s’en prennent tout spécialement à la sociobiologie et ses avatars qui rencontrent alors un grand succès en prétendant expliquer les comportements sociaux par un substrat biologique, en particulier génétique. La critique, particulièrement active et féconde en biologie et en psychologie, conteste la naturalisation du genre par le biologique et s’essaie à déconstruire le dualisme sexuel. S’inscrivant dans le sillage des travaux critiques sur la classification raciale, la paléontologue Évelyne Peyre et l’immunogénéticienne Joëlle Wiels montrent que le sexe, quelques soient les critères retenus pour le définir (du squelette à la génétique) se présente comme une variable continue, que seules les pratiques de classement scientifiques permettent de réduire à deux entités dichotomiques (les hommes et les femmes) [46].
Aussi les sciences dites « dures », bien que la critique y reste embryonnaire, présentent-elles de nombreuses et stimulantes pistes de recherches au colloque « Femmes, féminisme et recherche » qui, réunissant 900 femmes à Toulouse en décembre 1982, marque la reconnaissance officielle des études féministes et le début de leur académisation. Mais ni le reflux de la critique des sciences au début des années 1980, ni l’ambivalence du mouvement des femmes vis-à-vis des questions technoscientifiques (et particulièrement du développement des techniques de procréation médicalement assistée) ne constituait un climat propice au développement de ce riche programme de recherches. Aussi ses précurseuses furent-elles victimes de leur double marginalité – et restent largement méconnues jusqu’à aujourd’hui [47].
La recherche utopiste d’une ou des sciences féministes dans laquelle s’engagent certaines au début des années 1980 révèle le mieux le décalage des genres dans la critique. Car l’heure de « l’autre science » des hommes, celle du peuple, reste bien la première moitié des années 1970. Ce sont les temps de « L’utopie ou la mort ! » et « la science au peuple ». Pour ces scientifiques engagés dans un affrontement frontal avec la Science, dont plus d’un opte pour une stratégie « hara-kiri » [48], l’avenir de cette grosse machine de pouvoir, monolithique et tentaculaire, qu’est la Science n’offre alors guère d’alternative : ce sera la décroissance globale ou la subversion radicale de la recherche [49]. Cette double posture de critique radicale et d’idéalisme utopique dominant, on comprend que la question du contrôle du développement technoscientifique, aujourd’hui plus familière, soit rarement posée en tant que telle.
C’est pourquoi il est aussi difficile de voir dans ce moment de science critique les prémisses de l’idéologie participative ou la genèse des dispositifs de « démocratie technique » aujourd’hui à la mode [50]. Deux propositions fortes se dégagent néanmoins nettement durant ce moment de critique radicale des sciences en matière de régulation des technosciences. D’une part, fixer des limites au développement technoscientifique exponentiel nécessite un recentrage de la question sur la recherche elle-même. Ces scientifiques critiques remettent ainsi en cause et exigent un contrôle démocratique, non seulement des applications de la science, mais des politiques de recherche. D’autre part, le recouvrement du contrôle de leur vie et du futur de la planète par celles et ceux que dépossède le développement technoscientifique implique, non seulement le refus d’une quelconque délégation aux experts « compétents », mais aussi la constitution de contre-pouvoirs populaires. De même que l’on ne saurait s’en tenir à une surveillance des « applications » des sciences, ex post, en laissant scientifiques, militaires et industriels piloter dans l’ombre la recherche, « la République des savants » à la Pugwash n’a plus lieu d’être [51].
Cette double revendication se donne notamment à voir dans les mobilisations contre les manipulations génétiques. Face aux dangers de ces nouvelles pratiques, des syndicalistes CFDT des CNRS-INRA-INSERM-ORSTOM proclament que les scientifiques ne peuvent seuls contrôler les utilisations de leur travail, tandis que des biologistes de l’Institut Pasteur invitent à rejoindre un « collectif de contrôle de la biologie » [52]. Ils tirent là les leçons du débat qui agite la communauté scientifique américaine suite à l’obtention en 1973 d’une bactérie génétiquement modifiée exprimant un transgène de batracien. Mi-1974, des biologistes américains prennent l’initiative de lancer un moratoire sur ces techniques de biologie moléculaire. Ils craignent que ces dernières, élaborées avec le concours de physiciens ayant auparavant été impliqués dans le projet Manhattan (à l’origine de la bombe atomique) ne présentent de graves dangers pour l’environnement ou ne servent à concevoir une nouvelle génération d’armes biologiques. Mais les biologistes réunis à la Conférence d’Asilomar en février 1975 invalident le principe de moratoire en proposant des solutions techniques aux problèmes politiques, instituant alors le mythe de l’auto-régulation des scientifiques. Le collectif français de contrôle de la biologie, rapidement devenu le « Groupe Information Biologie » (sur le modèle du Groupe Information Prisons), demande que soient rendus publics les projets de recherche et discutés démocratiquement les dangers et les implications des expériences en cours ou envisagées à l’Institut Pasteur – dont il demande pour sa part la simple cessation.
Mais l’initiative s’affronte au blocage de Jacques Monod, le directeur de l’Institut, et au silence de la grande presse (seule La Gueule Ouverte s’en faisant réellement l’écho) et périclitera rapidement. Alors que s’amorce la « prise de pouvoir par les biologistes », la critique des produits et des dogmes de la génétique s’annonce elle bien difficile [53]. En étendent son emprise sur le vivant la biologie s’affirme en effet comme nouvelle science reine, et les biotechnologies comme de mirifiques promesses de résolution de la crise écologique. Elle devient aussi un modèle pour les sciences humaines et sociales, comme en témoigne l’essor de la sociobiologie, et un nouveau champ d’extension pour la théorie des systèmes, l’auto-organisation des systèmes vivants fascinant alors des intellectuels de tout poil [54]. Seules quelques enclaves critiques contestent le réductionnisme et le déterminisme génétique triomphant, comme à l’Université de Lyon 1 autour du biologiste Pierre Clément (l’ancien directeur de publication de Labo-Contestation) et en lien avec John Stewart [55].
Aussi n’est-ce pas un hasard si c’est au colloque « Biologie et devenir de l’homme » de 1974 que s’amorce, avec la création du Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique (MURS), la récupération de la critique [56]. Tandis que le Groupe information biologie convie le quidam à s’immiscer dans les labos et contester les recherches en cours, le MURS marque au contraire un retour conservateur au contrôle de la recherche par une communauté de pairs étroitement liée aux hommes politiques. Au nom de l’universalité de la Science, et en tout apolitisme, les membres du MURS prennent à leur charge de veiller aux intérêts de l’humanité et de la planète. Exit la « responsabilité sociale » que les « travailleurs de la science » tiraient des dangers spécifiques à leur profession. Le voici revenu le Savant porte-parole de l’« Universel » – le bourgeois gentilhomme blanc ! Outre « la communication entre les tenants du savoir et ceux qui en reçoivent les effets », le MURS se fixe enfin l’objectif d’évaluer les bienfaits et les risques des innovations scientifico-techniques [57]. Il restaure là la vieille coupure entre la science – qu’il réaffirme neutre et bonne en soi – et ses applications potentiellement dangereuses. On assiste au milieu des années 1970 à une intégration de la critique des sciences au sein des élites scientifiques et des milieux politiques. Le MURS (qui assemble « la vielle garde mandarinale » et « des technocrates modernistes à verni philosophique ») reprend les discours sur les méfaits du développement technoscientifique et les instrumentalise pour prôner « la rencontre essentielle entre chefs d’État et hommes de science pour tenter de donner plus de savoir aux politiques et plus de pouvoir aux scientifiques » [58].
Adoptés par les hommes politiques, ces mêmes discours justifient la fermeture du robinet à crédits de la recherche. Puis enfin, après la crise pétrolière, le giscardisme accentue le tournant utilitariste de la recherche amorcé à la fin de la période gaulliste. Les crédits publics sont réorientés vers les recherches les plus directement utiles aux entreprises françaises. Le marché devient le principal mode de gouvernement de la science : c’est à son aune que l’on mesure les bénéfices/risques des « innovations » et que l’on commence à gérer durablement l’environnement. Combiné au brouillage des discours, ce pilotage de plus en plus utilitariste de la recherche contribue à affaiblir la critique dans les milieux scientifiques. C’est l’heure d’Impascience (1975-1977) qui, tout en s’inscrivant dans la continuité de Survivre et Vivre, n’a pas son équivalent en terme d’ancrage social. Loin des déclarations fracassantes de Survivre et Vivre, c’est une posture plus réflexive, d’interrogation sur soi, voire de doute, qui y prévaut.
Néanmoins, la technologie centralisatrice, étatique et policière que constitue le nucléaire est devenue un enjeu politique majeur. Le mouvement antinucléaire, qui atteint son apogée au milieu des années 1970, représente un héritier direct de ce moment de critique radicale de la science [59]. Il marque aussi son élargissement aux questions technologiques et sa jonction, au-delà de Survivre et Vivre, avec les problématiques écologiques. Pourtant, l’engagement des scientifiques au sein du mouvement est souvent problématique et conflictuel. Les physiciens en particulier se montrent tiraillés par l’exigence contradictoire de faire émerger une sphère d’expertise indépendante et le refus de tenir un rôle de contre-experts [60]. Ainsi les signataires de « l’Appel des 400 » se voient-ils épinglés par Impascience pour succomber à l’idéologie de la compétence [61]. Le développement du Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN) qui est issu ce cet appel est aussi marqué par ce débat [62].
Cela reste néanmoins peu problématique tant que le mouvement antinucléaire constitue une force sociale puissante et dynamique à même d’orienter et d’intégrer les compétences scientifiques qui lui sont offertes. L’expertise des ingénieurs et chercheurs du groupe de Bellevue débouche ainsi sur la réalisation du premier scénario énergétique tout solaire, le projet Alter, qui sera approprié et traduit localement par des militants écologistes, bretons et alsaciens notamment [63].
Mais en période de reflux du mouvement, c’est-à-dire à partir de 1977, ces experts se trouvent vite cantonnés dans des institutions ad hoc. D’abord captés par le parti socialiste pour élaborer un programme énergétique alternatif, nombreux sont ceux et celles qui, une fois le tout nucléaire français reconduit par la gauche à son arrivée au pouvoir en 1981, se retrouvent en bien mauvaise posture au sein des nouvelles instances de gestion des politiques énergétiques. Dans la décentralisation et la participation à la française, les contre-expertises ne parviendront pas à se développer et se constituer en contre-pouvoirs internes, contrairement à la République fédérale d’Allemagne et aux États-Unis où leur institutionnalisation mit en échec nombre de grands projets inutiles [64]. Sans moyens propres, les Commissions Locales d’Information (CLI) qui couvrent le territoire à partir de 1981 tendent à devenir de simples relais d’information au service de l’exploitant industriel. Si la création de l’Agence Française pour la Maîtrise de l’Énergie ouvre un véritable espace contre-propositionnel en matière de prévisions énergétiques et de politiques publiques, au milieu des années 1980, les syndicalistes et les scientifiques critiques qui la pilotent, devenus trop bruyants, en seront remerciés [65].
Outre la poursuite, contre toutes ses promesses, du développement nucléaire, la gauche, lors de son arrivée au pouvoir, s’attèle dans l’urgence à un autre chantier : la réhabilitation et la défense de la science face à « l’irrationalisme » montant. Le premier rôle en revient à Jean-Pierre Chevènement, le nouveau Ministre de la Recherche et de la Technologie. Dans son lancement du colloque national sur « Recherche et Technologie », il en appelle ainsi à la « responsabilité sociale » des scientifiques, les invitant par là à « enrayer le mouvement anti-science » qui menace la République française [66]. Issue de ce colloque, la loi d’orientation et de programmation de la recherche de 1982 institutionnalise les liaisons entre l’industrie et la recherche. Afin d’accroître les transferts vers les entreprises, elle réorganise l’appareil de recherche en créant des dispositifs spécifiques pour inciter les chercheur.se.s à collaborer avec les industriels [67]. En échange de la sécurisation des carrières (création d’un statut des chercheurs) et au nom de la « demande sociale », elle favorise la mobilité entre public et privé, leur offrant par exemple la possibilité de créer une entreprise, et renforce, via la création des Établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST), la participation des industriels au pilotage de la recherche. En créant de nouveaux intérêts corporatistes, la fonctionnarisation achète ainsi le calme social et achève de gagner la communauté scientifique à une vision « industrialisante » (et militariste) du progrès social.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’innovation – qui devient alors le maître mot des politiques de recherche – sera responsable, éthique et maîtrisée. En 1983, les experts ès responsabilité du MURS fournissent ainsi ses premiers cadres au nouveau Comité d’Éthique, tandis que les initiatives en faveur du technology assessment aboutissent à la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST). En organisant l’audition d’experts aux points de vue divergents, l’OPECST est chargé d’aider le Parlement à prendre des décisions en l’informant sur les conséquences des choix de caractère scientifique et technologique. Sa création intervient une fois le choix nucléaire réaffirmé et le ministère de l’Industrie conforté dans sa toute puissance en matière de choix technologiques [68] : sans surprise, son rôle sera très limité. De tels dispositifs d’acceptabilité sociale, qui privilégient l’échange d’arguments au niveau technique et la fragmentation des problèmes, prolifèreront à partir des années 1990, sous forme de commissions mixtes d’experts, de procédures de consultation ou de participation, et de « débats publics ». L’on comprend alors que la contestation des techno-sciences qui reprendra de la vigueur au milieu des années 1990 autour des problématiques de santé et d’écologie se soit focalisée sur la création de véritables contre-expertises, associatives et citoyennes, avant que les années 2000 ne voient ressurgir un certain radicalisme autour de pratiques de désobéissance civile ou de contestations néoluddites.
Céline Pessis
Doctorante en histoire des sciences, elle mène des recherches sur la genèse de l’écologie politique dans la France postcoloniale. Elle a notamment coordonné Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, Paris, L’Échappée, 2014.
Ce texte est une version légèrement remaniée de “Petit panorama de la critique des sciences des années 1970”, Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Echappée, Montreuil, 2014, p. 343-360.
[1] “Éditorial”, Labo-Contestation n°1, 1970, p. 1. Cette présentation s’appuie sur Jacqueline Feldman, “La science en mutation”, in Michel Armatte et al., Le Sujet et l’Objet : confrontations. Séminaire d’interrogations sur les savoirs et les sciences. Années 1980-1981, Paris, CNRS, 1984, p. 22-38.
[2] Pour Amandine, le laboratoire est : « le lieu dont la structure tant affective que sociale et économique rassure. Structure familiale, le père-directeur, la mère-science, frères et sœurs mes collègues, cousins des disciplines voisines, enfants: les étudiants ». « Amandine », Impascience n°7, 1977, p. 15.
[3] « Nous voulons des faits, des documents, des statistiques, des dates, du concret et du contrôlable. », proclame par exemple le texte de présentation du séminaire critique lancé par Roger Godement en 1971. Rgoer Godement, “Science et société”, Survivre n°6, janvier 1971, p. 11-12.
[4] Bernard Brillant, Les clercs de 68, Paris, PUF, 2003.
[5] Jacqueline Feldman, “La science en mutation”, op. cit., p. 22.
[6] Pierre Thuillier, “Y a-t-il une science innocente ?”, La Recherche, 8 janvier 1971, p. 7-8.
[7] Labo-Contestation était par exemple en lien avec le Comité Amiante.de Jussieu. Voir Renaud Bécot, Céline Pessis, “Improbables mais fécondes : les rencontres entre scientifiques critiques et syndicalistes dans les années 1968”, Mouvements n°80, 2014/4, p.51-66.
[8] Aussi le « génie » Alexandre Grothendieck se voit-il vigoureusement contesté lors de ses premières interventions publiques au cours desquelles il invite les scientifiques à jouer leur rôle d’avant-garde éclairée en refusant de collaborer avec les militaires. “Grothendieck, un savant responsable ?”, Labo-Contestation n°2, 1970, p. 50-56.
[9] Sous la pression des associations de scientifiques engagés américaines et du mouvement environnementaliste, le Congrès refuse par exemple de financer l’avion supersonique en 1971.
[10] Alain Jaubert, Jean-Marc Lévy-Leblond (dir.), (Auto)critique de la science, Paris, Le Seuil, 1973.
[11] “2 200 savants s’adressent aux 3 milliards et demi de terriens”, Le Courrier de l’Unesco, juillet 1971, p 4-5.
[12] Jean-Marc Lévy-Leblond, “Adresse à l’Académie de Lyon”, Les temps modernes, n°288, juillet 1970, p.131-136.
[13] Pierre Thuillier, “Y a-t-il une science innocente ?”, op. cit.
[14] Kelly Moore, Disrupting science. Social Movements, American Scientists, and the Politics of the Military, 1945-1975, Princeton University Press, Princeton, 2008.
[15] Voir “Rompre avec les militaires”, Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, op. cit., p 93-126.
[16] Voir par exemple, Robert Jaulin (dir.), L’ethnocide à travers les Amériques. Du Canada à la Terre de Feu les civilisateurs instruisent leur propre procès, Paris, Fayard, 1972. Sur la mobilisation des anthropologues dans et contre la guerre du Vietnam, voir Daniel Sibony, “Echec aux experts”, Survivre et Vivre n°9, août-septembre 1971, p. 10-12.
[17] Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Paris, Maspéro, 1976.
[18] Voir Les Cahiers du forum-histoire, 1976-1978. François Dosse, “Mai 68 : les effets de l’histoire sur l’histoire”, in François Bédarida, Michael Pollak (dir.), « Mai 68 et les sciences sociales », Les cahiers de l’IHTP, n°11, avril 1989. p. 75- 84. Voir également la revue Révoltes logiques et Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexes, Paris, 2005, p. 118-136.
[19] En 1971, une soixantaine d’ « anti-sociologues » empêchèrent la tenue d’un colloque sur « le rôle du sociologue dans le traitement de la déviance », accusant leurs « collègues » de « transformer la lutte des classes en déviance et en délinquance ». “Le GLAS”, Labo-Contestation n°4, printemps 1971, p. 9.
[20] Marie-Ange Schiltz, “Analyse des épisodes d’une controverse : la réforme des mathématiques des années soixante”, in Le Sujet et l’Objet, op. cit., p. 117-147.
[21] Organisés par groupes de « recherche-action » réunissant des enseignants du primaire à l’université et des chercheurs, les IREM contribuent à la formation continue des enseignants, à l’expérimentation pédagogique et au développement de l’histoire des mathématiques.
[22] Pierre Samuel, “Mathématiques, latin et sélection des élites”, Robert Jaulin (dir.), Pourquoi la mathématique ?, Union Générale d’Editions, 1974, p 147-171.
[23] Stella Baruk Echec et maths, Paris, Seuil, 1973.
[24] Pierre Thuillier, “Vulgarisation et mythologie”, Jeux et enjeux de la science, Robert Laffont, 1972, p. 294-297, p. 297.
[25] Au colloque de Strasbourg s’est dégagée l’idée que : « Le but de la vulgarisation scientifique n’est pas de transmettre des informations simplifiées, voire dégradées, mais de donner à la communauté nationale les moyens de participer de façon responsable au développement scientifique. » Ibidem, p. 294. Sur les limites et les ambiguïtés de la vulgarisation scientifique, voir aussi Philippe Roqueplo, Le partage du savoir. Science, culture, vulgarisation, Paris, Seuil, 1974.
[26] Mélodie Faury, « Entretien avec Pierre Clément. Cours “Science et Société” à l’Université Lyon 1, dans les années 1970 », 06 juin 2011. http://science-societe.fr/
[27] “La genèse des labos de socio”, Labo-contestation, n°6 (La vocation actuelle de la sociologie), été 1972, p. 5-27.
[28] Michael Pollak, “La planification des sciences sociales”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. n°2-3, juin 1976, p. 105-121.
[29] Philippe Masson, “Le financement de la sociologie française: les conventions de recherche de la DGRST dans les années soixante”, Genèses n°62, 2006/1, p. 110-128.
[30] Michaël Pollak, op. cit., p. 118.
[31] Anni Borzeix, Gwenaëlle Rot, Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010.
[32] Loïc Blondiaux, “Paul F. Lazarsfeld (1901-1976) et Jean Stoetzel (1910-1987) et les sondages d’opinion : genèse d’un discours scientifique”, Mots, juin 1990, n°23, p. 5-23.
[33] Les Cahiers de Mai, n°22, juillet 1970.
[34] Dominique Pestre, François Jacq, “Une recomposition de la recherche académique et industrielle en France dans l’après-guerre, 1945-1970. Nouvelles pratiques, formes d’organisation et conceptions politiques”, Sociologie du travail, 1996, n°3, p. 263-277.
[35] L’expression « technosciences » n’est d’ailleurs pas encore forgée. « Le savoir technicien » dont parle Survivre et Vivre étant certainement ce qui s’en approche le plus. Baptiste Durrande, Science et technique dans les mouvements de critique radicale de la science en France, Mémoire en histoire et philosophie des sciences, Université Paris Diderot, 2008-2009.
[36] Michel Armatte, “Ça marche, enquête sur les branchés”, in Armatte et al., Le Sujet et l’Objet, op. cit., p. 87-114.
[37] L’adéquation entre l’apparition de l’idéologie capitaliste et une certaine forme d’objectivité scientifique est néanmoins fréquemment pointée. Parmi d’autres, voir Denis Guedj, Jean-Paul Dollé, “Science et bourgeoisie”, Après-demain, n°145, 1972.
[38] “Une histoire”, Survivre et Vivre n°19, printemps 1975, p. 1-2.
[39] John Stewart, “Les enjeux politiques de la science”, Impascience n°1, 1975, p. 4-8.
[40] Pierre Thuillier, “La vocation manipulatoire de la science”, in Armatte et al., Le Sujet et l’Objet, op. cit., p.71-85.
[41] « Ce sont les femmes qui découvrent parce que leur désir est étranger à la société mâle, les homosexuels […]. C’est cette étrangeté sociale, le fait de se sentir dehors et de se vouloir ailleurs qui donne sa seule force à la découverte contre la science. » : « Histoire de batifoler hors de portée de la science », Survivre et Vivre n°18, 1974, p. 26-30.
[42] Michèle Vergne, “La femme et le Science. Témoignage d’une mathématicienne”, Impascience n°2, printemps-été 1975, p. 3-7.
[43] Sur le premier point, voir les articles de Monique/Minh Nguyen Thanh Liem. Par exemple, « Fantasmes inconscients en mathématiques (15 mai 1974) », Pierre Samuel (dir.), Séminaire Mathématiques, mathématiciens et société, op. cit., p. VI.1-VI.8. Sur la critique féministe des concepts psychanalytiques, voir Monique Plaza, « La psychanalyse : subtilités et autre subtilisations », Pénélope n°4, « Les femmes et la science », 1981, p. 74-82.
[44] Collectif inter-IREM, La mathématique : nom masculin pluriel, 1979, p. 6-14 à 6-18, p. 6-18.
[45] Évelyne Le Rest, Françoise Merlivat, “Géométrie pour les filles” et Marie-Françoise Coste-Roy, “Les mathématiques et les femmes”, Pénélope n°4, op. cit., p. 13-17 et p. 18-21.
[46] Évelyne Peyre et Joëlle Wiels, “Différences biologiques des sexes et identité”, Actes du colloque national « Femmes, féminisme et recherches », Toulouse, décembre 1982, p. 818-823. Sur la psychologie, voir par exemple, Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, Marie-France Pichevin, “Recherches féministes en psychologie”, in Collectif parisien d’organisation du Colloque Femmes/Féminisme/Recherches, Pré-rapport sur les recherches féministes, 1981, p. 193-200.
[47] Pour une première étude-témoignage, voir néanmoins Jeanne Peiffer, “Les débuts de la critique féministe des sciences en France (1978-1988)”, in Delphine Gardey, Ilana Löwy (dir.), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Archives contemporaines, 2000. p. 75-86.
[48] Selon la typologie des formes d’engagement élaborée par les sociologues. Voir “Pour passer de la socio-contestation à la socio-contest-action”, Labo-Contestation n°6, 1973, p. 183-191.
[49] Parmi de nombreux textes, voir par exemple, dans le prolongement direct des questionnements de Survivre et Vivre, Daniel Schiff, Lou Verlet, “Faut-il continuer la recherche scientifique ?”, La Recherche n°50, novembre 1974, p. 924-925.
[50] Mathieu Quet, Politiques du savoir. Sciences, technologies et participation dans les années 1968, Paris, Archives contemporaines, 2013.
[51] À l’initiative de physiciens atomistes, le mouvement Pugwash œuvre en faveur de la paix et du désarmement par une action de conseil et de lobbying auprès des gouvernants.
[52] “Les enragés de Pasteur”, Impascience n°2, 1975, p. 48-49.
[53] Pierre Thuillier, Les biologistes vont-ils le pouvoir ?, Bruxelles, Complexe, 1981. Il faudra attendre les prises de position publiques de Jacques Testart (qui réalisa le premier bébé éprouvette) en faveur d’un moratoire en 1986, puis surtout les faucheurs d’OGM qui au début des années 2000 imposèrent un contrôle citoyen de l’industrie chimico-semencière et de la recherche publique pour que les procédés de manipulation génétique deviennent des objets de conflits sociaux-politiques.
[54] Brigitte Chamak, Le Groupe des Dix ou les avatars des rapports entre science et politique, Paris, Éditions du Rocher, 1997.
[55] Pierre Clément et al., Biologie et société, Le matin des biologistes ?, Paris, Nouvelles éditions rationalistes, 1980. Voir également Agata Mendel, Les manipulations génétiques, Paris, Le Seuil, 1980. Et Françoise Laborie, Jean Deutsch (dir.), L’explosion du biologique, Revue Autrement n°30, Paris, Seuil, mars 1981.
[56] “Par delà le bien et le mal. Le changement dans l’idéologie de la science”, Impascience n°1, 1975, p. 14-18.
[57] Robert Mallet, “Le MURS, dix ans déjà”, Science et Devenir de l’Homme, Les Cahiers du MURS n°7, Hiver 1986/87, p. 13-22. http://hdl.handle.net/2042/8160.
[58] Ibidem. Voir aussi Laurent Degos, “Raisons d’être et devenir du MURS”, Science et Devenir de l’Homme, Les Cahiers du MURS n°26, 1991 p. 25-31. <http://hdl.handle.net/2042/8263>
[59] Patrick Petitjean, “La critique des sciences en France”, Alliage, n°35-36, 1998. <http://www.tribunes.com/tribune/alliage/35-36/06petit.htm>
[60] Alain Touraine (dir), La prophétie antinucléaire, Paris, Seuil, 1980, p. 95.
[61] “Mieux vaut tard que jamais, allez on prend le train en marche”, Impascience n°2, printemps-été 1975, p. 20-21.
[62] Sezin Topçu, “Les physiciens dans le mouvement antinucléaire : entre science, expertise et politique”, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°102, 2007, p. 89-108.
[63] Groupe de Bellevue, Projet Alter. Esquisse d’un régime à long terme tout solaire, Paris, Syros, 1978. Projet Alter Alsace, Des énergies pour l’Alsace, Paris, Syros, A983.
[64] Michael Pollak, “La régulation technologique : le difficile mariage entre le droit et la technologie”, Revue française de science politique, 1982, n°2, p. 165-184.
[65] Sezin Topçu, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Le Seuil, 2013. En particulier, « Vers un “nouvel esprit” de gouvernement de la critique », p. 117-133.
[66] “Lettre de mission”, Actes du colloque national Recherche et Technologie, La documentation française, Paris, 1982, p. 38. Cité par Patrick Petitjean, “La critique des sciences”, op. cit. Dans une parfaite continuité, des « scientifiques responsables » publient à l’occasion du sommet de la terre de Rio de 1992 l’appel d’Heidelberg dans lequel ils s’inquiètent de la montée d’un irrationalisme écolo.
[67] Jean-François Théry, Rémi Barré, La loi sur la recherche de 1982, Paris, Quae, 2001.
[68] Yannick Barthe, “Comment traiter les débordements des sciences et des techniques ? Une brève histoire du technology assessment”, in Olivier Ihl (dir.), Les « sciences » de l’action publique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006, p. 245-262, p. 256.