Miguel Amorós, Minuit dans le siècle, 2012

Notes contre le Progrès

« Il faut que la mémoire parvienne à renouer le fil du temps, pour rejoindre le point de vue central d’où peut se découvrir le chemin. Au-delà commence la reconquête d’une puissance d’un jugement critique qui réponde, sur tous les faits constatables, à l’avilissement de la vie, et qui précipite la scission dans la société, préliminaire à une révolution, sur la question historique par excellence qu’est la question du Progrès. »

“Histoire de dix ans”, Encyclopédie des Nuisances n°2, février 1985.

Popularisée par les Lumières, à l’origine l’idée de Progrès était presque subversive. L’Église avait imposé les dogmes de la création et du fixisme qui établissait l’immuabilité des êtres vivants, créés par Dieu tels que nous les voyons, ce qui explique pourquoi il y a très peu de lignes dans l’Encyclopédie à l’article “progrès”, qui est simplement défini comme un « mouvement vers l’avant ». D’autre part, Diderot et les autres encyclopédistes ne considéraient pas la société civilisée comme supérieure aux sociétés « primitives », bien au contraire, c’est pourquoi leur position à l’égard du Progrès était pour le moins sceptique ou réservée. Pour diverses raisons, l’idée s’est imposée en Europe au cours de la révolution industrielle. Comme l’a dit Mumford : « le progrès est l’équivalent dans l’histoire du mouvement mécanique à travers l’espace ». Il est l’interprétation du changement comme quelque chose qui va seulement dans un sens, et excluant explicitement tout retour en arrière, qu’il s’agisse de déclin ou de régression [par analogie avec l’irréversibilité des phénomènes physico-chimiques ; NdT]. La pensée des Lumières a fait de la production par les machines l’emblème d’un monde exempt de préjugés religieux et gouverné par la Raison, où le bonheur serait à la portée de tout le monde.

La réalité contredit souvent cette interprétation, mais cette contradiction est résolue en supposant que le mouvement vers l’arrière est lui-même un moment du Progrès ; ainsi, par exemple, on a supposé que la laideur de la société industrielle était grosse d’un avenir dans lequel l’abondance matérielle serait la règle et la liberté son résultat. Et pour couronner le tout, la science résoudrait tous les problèmes, l’économie ne cesserait de croître et l’État démocratique offrirait l’égalité devant la loi en ce qui concerne la distribution de l’abondance. Cependant toute médaille à son revers, et sous les coups de la science, de le bureaucratie et de la productivité, le Progrès nous a amené au bord de la catastrophe : la science et la technologie ont transformé les moyens de production en des moyens de plus en plus puissants de destruction, le développement économique a engendré l’inégalité, l’injustice sociale et la pauvreté partout dans le monde, et au cours de ce processus a dévasté l’environnement naturel, l’État est devenu un monstre bureaucratique tentaculaire qui dévore la vie de ses sujets.

Les catastrophes sociales et écologiques sont devenues monnaie courante et l’insatisfaction, comme la crise, est devenue généralisée. Les individus, écrasés par l’économie et la politique, sont incapables de maîtriser leur destin. En eux, un vide s’est accumulé pendant plus de deux siècles qui les rend totalement incapable de formuler et communiquer leur insatisfaction, même si, pour la première fois, d’une manière générale la croyance en un avenir meilleur est en train de s’effondrer. Face à la l’éventualité bien réelle que le monde s’enfonce maintenant dans des difficultés plus grandes encore et qui augurent sa perte dans un avenir pas trop lointain, l’idée d’un futur a perdu toute pertinence. Au vu de cette régression sur une si vaste échelle, les précédentes générations semblent avoir souffert en vain. C’est une constatation importante car toutes les idées émancipatrices de la Révolution française jusqu’à mai 1968 ont été justifiées au nom de la raison et du progrès scientifique.

Pour les progressistes, la science a révélé les lois économiques et sociales inexorables dont la nécessité historique n’a pas été questionnée, car, inscrites dans « la nature des choses », elles étaient au-delà de toutes les conceptions humaines : afin d’être justes et équitables, nous n’avons plus qu’à les connaître et leur obéir. Le principe fondamental est celui qui postule la perfectibilité continue et illimitée de l’être humain, en vertu, selon Godwin – le premier à se référer à l’anarchie –, de l’empire de la raison scientifique. Fourier a déclaré que c’était le désir de la nature que la barbarie se transforme par étapes pour atteindre la civilisation. Proudhon a même affirmé que l’idée de Progrès a remplacé l’idéal de l’Absolu en philosophie. Le processus historique, selon Hegel, n’est autre que le mouvement vers l’avant qui réalise l’Idée (le Progrès).

Son disciple Marx nous a appris que ce processus n’était qu’un développement « naturel » passant par différentes étapes économiques qui obéissent à des « lois » contre laquelle la volonté humaine est impuissante ; cette dernière étant, en outre, déterminée par ces mêmes lois. Il a fait de la classe ouvrière, en tant que principal agent historique, la « plus grande force productive ».

Le processus historique lié au développement scientifique et technique de la production est au cœur de la doctrine marxiste. Et cela a été analysé de manière pertinente par Bakounine comme une doctrine où il était implicite que la connaissance scientifique des « lois historiques » éclairerait la classe des dirigeants, organisées en parti, et guidant les masses vers une révolution dont l’issue la plus souhaitable serait la société sans classes. Dans le marxisme, il y avait certes quelques puissants coups assénés à la métaphysique et à la religion, mais cela ne suffit pas à les renverser ; bien au contraire, elles en sortirent renforcées par une nouvelle superstition : la superstition scientifique.

Le fétichisme scientifique est la substance de l’idée de Progrès. Pour les progressistes de toutes les écoles, la science apparaît comme le remède à tous les maux. Toute pensée doit adopter ses méthodes et accepter ses conclusions. Les réflexions sur la vérité, la justice ou l’égalité qui ne sont pas formulées de manière scientifique sont qualifiées de dissertations métaphysiques. Si la religion est une chose du passé, la science appartient à l’avenir en développement, au progrès. Cependant, elles sont moins incompatibles que l’on ne pense.

Pour le progressisme, la science est non seulement connaissance, mais aussi foi. Saint-Simon, l’un des premiers réformateurs socialistes, considérait ses disciples comme des « ingénieurs évangélistes » et des « apôtres de la nouvelle religion de l’industrie ». Pour son élève dissident Auguste Comte, la science a élevé l’homme au statut de « chef suprême de l’économie de la nature […] à la tête de la hiérarchie de la vie », ce qui éveille en lui « le noble désir d’une honorable incorporation avec l’existence suprême», et, en conséquence, de le conduire à une « unité parfaite » avec l’ « l’Être Suprême », la forme définitive de l’existence.

Le livre le plus lu du XIXe siècle, Looking Backward (1887), une utopie techno-scientifique écrit par Edward Bellamy, a décrit en termes religieux le processus de prise de conscience de l’inhumanité des relations sociales :

« Le lever du soleil, après une nuit si longue et si noire, dut être éblouissant. […] Il est évident que rien ne put arrêter l’enthousiasme qu’inspirait la foi nouvelle. […] Pour la première fois depuis la création, l’homme se tint droit devant Dieu. […] la route s’ouvre infinie et son extrémité disparaît dans la lumière. Car l’homme doit revenir à Dieu, la demeure céleste, sous deux formes : l’individu par la mort, l’espèce, par l’accomplissement de son évolution, lorsque le secret divin caché dans son germe, aura achevé de se dérouler. Donc, avec une larme pour le passé ténébreux, tournons-nous vers l’avenir éblouissant, voilons nos yeux et marchons en avant. »

Edward Bellamy, Cent ans après, ou l’An 2000, traduction de Paul Rey, 1891.

Les racines qui ont récemment été arrachées du sol de la religion maintenant grandissent dans un sol similaire grâce à la fascination inspirée par la magie scientifique. L’autorité divine venait d’être renversée, et maintenant la nouvelle foi promet de rendre les hommes comme des dieux habitant une Olympe techno-scientifique. Mais parce que l’économie est fondée sur la séparation des individus les uns des autres, sur la séparation entre eux et le produit de leur activité, et sur la séparation de ces derniers d’avec la nature, son développement, appuyé sur la science, engendre une plus-value d’irrationalité.

Bientôt, des dirigeants d’un nouveau type sont apparus à la fois dans le camp capitaliste et socialiste, inspirés par des idéologies scientifiques, porteurs d’idées inquiétantes qui, avec le temps, se sont affirmées ; comme par exemple la tendance à justifier les moyens par la fin, le présent par l’avenir ou le réel par l’idéal. Cette classe dirigeante a prétexté l’urgence des impératifs liés à la situation du moment dans le but de détruire la poésie de la révolution libératrice, et de reporter sine die la réalisation de la justice et de la liberté, qu’elle fit passer au second plan.

Ainsi, la forme de vie sociale promue d’abord par la bourgeoisie, et plus tard par la classe bureaucratique – toutes deux issues de la révolution –, tend à se conformer à des critères pragmatiques, à renoncer aux exigences de la Raison ; cette dernière étant réduite à sa dimension logique, utilitaire et formelle. En conséquence, alors que la conduite morale des individus s’est dissoute dans un égoïsme mesquin, l’ordre économique et politique a été assuré.

Auguste Comte, dont le slogan politique était « Ordre et Progrès », avait déjà précisé :

« Dans tous les cas, des considérations liées au Progrès sont subordonnées à celles relatives à l’Ordre. »

Et en remontant encore plus loin dans l’histoire, un précurseur éclairé comme Fontenelle a soutenu que la vérité, détermination principale de la Raison, devait être subordonné à des critères d’utilité, et même sacrifiée complètement si les conventions sociales l’exigent. La même chose peut être dite de toutes les autres déterminations. La classe bourgeoise, et derrière elle la bureaucratie, afin de liquider la Raison, a inventé une nouvelle métaphysique pseudo-rationaliste qui a manifesté une foi aveugle dans les découvertes scientifiques, les innovations techniques et le développement économique ; une foi qualifiée de « matérialiste », qui était destiné à nous mener vers un présent perpétuel de l’irrationalité et de la barbarie.

Et par exemple, le stalinisme a démontré que l’histoire elle-même ne progresse pas régulièrement et que ce « Progrès historique » n’était rien d’autre qu’une idéologie au service d’une nouvelle classe dirigeante, la bureaucratie du parti, qui l’a utilisé pour masquer l’oppression à une échelle colossale. Après qu’un certain niveau de ce Progrès vénéré a été atteint – ce qui a conduit à la première guerre mondiale et la montée du nazisme –, ses effets négatifs ont à ce point dépassé ses effets positifs qu’il constitue une menace pour la survie de l’espèce humaine : dans l’étape ultérieure du développement, la finalité ultime de ce Progrès s’est révélée être la fin de l’humanité ; d’abord matérialisée par les armes nucléaires, l’État policier et l’industrialisation de la vie, et enfin par la pollution et le réchauffement climatique. Si l’histoire se poursuit le long de la route tracée par l’hybris progressiste dans toutes ses variantes, l’aboutissement en sera la désolation, pas l’Eden du consommateur heureux ni le paradis communiste.

L’idée de Progrès établit une trajectoire ascendante depuis les sociétés qualifiées de primitives jusqu’à la civilisation moderne actuelle. En pratique, cela signifie la transformation incessante de l’environnement social et le renouvellement constant des conditions économiques qui déterminent ce milieu. Le présent n’est rien d’autre qu’une étape sur la voie d’un avenir meilleur. Cependant cette idée considère la société actuelle comme supérieure à toutes les époques précédentes et surtout envisage son devenir comme son propre accomplissement. L’avenir n’est rien que l’apothéose du présent. En réalité, cette idéologie fait disparaître l’avenir, le progressisme n’étant rien d’autre qu’une vulgaire apologie de ce qui existe.

C’est pourquoi l’ensemble de la classe dirigeante, dans la politique et l’économie, revendique le Progrès comme symbole de son identité parce que, dans la mesure où elle domine le présent, elle réécrit le passé, dont elle estime être l’héritière, et évoque le spectre de l’avenir, dont elle ne veut jamais abandonner le contrôle. Le Progrès est « son » Progrès. Les dirigeants font des progrès, en dépit de leur redondance, grâce aux progrès de l’ignorance et du contrôle, tout en engendrant des structures institutionnelles de plus en plus gigantesques. Il suffit de penser aux possibilités de domination qui sont ouvertes par les systèmes technologiques de surveillance ou la culture de masse, sans parler de l’extension du modèle éducatif de l’État – dans lequel les premiers progressistes plaçaient leurs espoirs –, qui a créé une forme fonctionnelle de l’ignorance que l’espace virtuel a généralisé. Tout cela explique pourquoi les individus, bien que la science ait beaucoup progressé, sont moins capables que jamais d’être les maîtres de leur destinée.

Ce que les dirigeants appellent de nos jours Progrès ne conduit pas à l’éveil de l’esprit ou à l’autonomie personnelle, car la seule chose qu’il vise est la croissance économique et le mode de vie consumériste qui lui est associé. Le pouvoir séparé nécessite des individus égoïstes et peureux, ou mieux encore, des êtres mécanisés. Il ne veut pas des êtres qui pensent par eux-mêmes et capables d’orienter leur conduite morale en conformité avec la connaissance objective, mais les gens qui sont irréfléchis et standardisés, absorbés par l’accessoire et l’instantané, et en proie à la peur. Des gens programmés pour s’incliner devant la les messages reçus à partir de l’appareil de la domination. La standardisation et la marchandisation de toutes les activités humaines produisent l’irrationalité caractéristique que nos dirigeants consacrent au nom du Progrès ; en attendant que le génie génétique établisse ses fondements biotechnologiques. La culture de la vérité et de la justice ne s’épanouit pas sur ce Progrès, mais sert au contraire d’alibi à l’esclavage et à l’oppression. Les prétendues avancées sociales sont toujours accompagnés par l’inconscience, la déshumanisation et de l’anomie, de sorte que le Progrès élimine son postulat le plus important : l’idée même d’un homme libre et émancipé de la domination.

Récapitulons. Dans un premier temps, le concept moderne de Progrès a été le fruit de la défaite de la religion par la Raison. Cependant, la victoire de la Raison n’était qu’apparente, c’est à dire qu’elle n’était pas la victoire de l’humanisation. Nous avons déjà parlé de la dégradation de la Raison en un instrument de pouvoir. Maintenant, nous allons parler des conséquences de cette dégénérescence pour la nature.

En imposant une conception rationnelle du monde en opposition à la vision religieuse du monde, la nature a été désacralisée et le monde désenchanté. Il a perdu tout son sens et, dès lors, il a été considéré avec indifférence comme un objet inerte et une matière première, bref, comme une réserve de ressources. Cet antagonisme entre une nature dépouillé de sens et une civilisation fondée sur le pillage s’est exprimé par une série de concepts ambigus tels que la réussite, le bien-être, le développement et… le Progrès. L’activité humaine a cessé de célébrer sa mystérieuse relation avec la nature et est passée à autre chose, non pas pour essayer rationnellement d’appréhender sa vérité afin d’être en mesure de s’orienter en conséquence, mais pour procéder à sa propre domination. Ensuite, en la transformant en un objet d’exploitation illimitée, ce qui a été réellement réalisé, c’est l’adaptation forcée des individus à un environnement social coercitif engendré au cours de ce processus.

Le prix du Progrès est la soumission de la vie à la rationalisation pragmatique imposée par la marchandise et l’État où les moyens se confondent avec les fins : la vie obéit au Progrès, et non l’inverse. La vie asservie au Progrès est le creuset où la raison objective a été forgée et où se sont évaporés tous les concepts qui en constituaient le noyau : vérité, justice, bonheur, égalité, solidarité, tolérance, liberté… Comme l’a conclu Horkheimer :

« La domination de la nature inclut la domination sur les hommes. »

La tyrannie exercée sur la nature a entraîné la soumission et la brutalisation simultanées de l’être humain. L’escamotage de la conscience a été déduite de la conception mécaniste de l’homme. Déjà le plus extrême de tous les philosophes matérialistes, La Mettrie, concevait l’être humain comme une machine qui assemble ses propres ressorts, et considérait la pensée comme un sous-produit de l’activité mécanique de moindre importance. Une conception aussi inédite, formulée au milieu du XVIIIe siècle lors de la lutte intellectuelle contre les systèmes métaphysiques et les religions, a fourni une base scientifique pour la manipulation de l’espèce humaine, ce que les classes dirigeantes ont pris plus tard très au sérieux.

Par une ironie de l’histoire, la religion n’a rien perdu dans cette bataille. Un siècle plus tard, selon son créateur, l’algèbre de Boole, qui a rendu possible la simulation mécanique de la pensée humaine et qui l’a réduite à une simple représentation mathématique, ne poursuivait rien de moins que la « révélation de l’esprit de Dieu ». Si nous empruntons la voie des mathématiques binaires, les ordinateurs numériques nous rapprocheront sans aucun doute de la divinité, c’est-à-dire du pouvoir sous sa forme absolue, qui n’est plus dans les cieux, mais dans l’espace virtuel.

Le côté obscurantiste de la science consiste en une spécialisation extrême qui divise le savoir en compartiments étanches, en son incapacité à fournir une conception holistique, unitaire et cohérente du monde qui formerait les individus et renforcerait leurs liens avec la nature ; la technologie étant l’ultime fétichisme à combattre. Dans les dernières phases de la domination capitaliste, le Progrès est identifié au seul progrès technique, puisque les experts qui y travaillent confèrent à la technologie capacité de réaliser le salut ultime, et que les entrepreneurs, les politiciens et les désinformateurs fanatiques l’ont transformée en une orthodoxie presque millénaire. Avec la technologie, les maux du développement prétendent être guéris avec encore plus de croissance. En conséquence, la technologie a créé un environnement artificiel et hiérarchique, étranger aux besoins sociaux, où toute la vie quotidienne se déroule ; une seconde nature qui détermine complètement l’ordre social.

Les individus ont échappé aux conditions naturelles pour tomber en esclavage des machines. Les machines s’interposent dans les relations entre les humains et servent maintenant de médiateurs entre eux et la nature, empêchant toute relation directe. L’homme, ayant pris le train du Progrès, est isolé de ses semblables et coupé du cosmos, qu’il ne considère pas comme vivant ou comme en faisant partie.

Le biologiste et cristallographe britannique John Bernal a célébré dans son ouvrage monde, la chair et le diable, cette délivrance de la servitude naturelle :

« La tendance cardinale du Progrès est la substitution d’un environnement contingent par un environnement délibérément créé. Au fil du temps, l’acceptation, l’appréciation, voire la compréhension de la nature, seront de moins en moins nécessaires. À sa place viendra la nécessité de déterminer la forme souhaitable de l’univers humainement contrôlé, ce qui n’est ni plus ni moins que de l’art. »

John Bernal, World, Flesh and Devil, An Enquiry into the Future of the Three Enemies of the Rational Soul, 1929.

L’esprit humain capitule devant le machinisme, devient technomaniaque. L’automatisation participe à ce processus. L’individu se considère libre dans la mesure où il se laisse porter par la puissance des machines : elles font tout le travail et lui épargnent même de réfléchir. Mais la liberté fondée sur un ordre mécanique exclut la possibilité de ne pas utiliser les machines. Tout le monde dépend d’elles et personne ne peut vivre à l’écart, c’est-à-dire que personne ne peut vivre contre le Progrès.

Dans un monde quantitatif, la raison technique place les actes réflexes au-dessus de l’intelligence, la performance au-dessus du sens et le calcul au-dessus de la vérité ; de sorte que lorsqu’on parle d’ « intelligence artificielle », ce n’est pas parce que les artefacts sont devenus capables de penser, mais parce que la pensée humaine est devenue mécanique. Pour les transhumanistes, visionnaires de la déshumanisation totale, les machina sapiens ne sont rien d’autre que le transfert de l’héritage mental à une progéniture mécanique, puisque l’homme immergé dans un univers technologique fonctionne comme une machine et la machine, comme un automate humain. Le destin de l’humanité, comme l’indiquent les conditions d’existence actuelles, est de « passer le flambeau de la vie et de l’intelligence à l’ordinateur ».

La conclusion à en tirer n’est cependant pas un rejet de la technique, mais du rôle qu’elle joue dans la période historique actuelle de domination capitaliste, à commencer par sa fonction de rédemption religieuse, qui est si largement répandue parmi les masses. La technique, dans la mesure où elle facilite le métabolisme de l’homme avec la nature, est nécessaire. L’outil a été créé pour l’homme. Mais quand il devient un discours de pouvoir, une technologie, il devient une menace pour la survie de l’espèce. La technique suit un chemin qui s’écarte des besoins humains fondamentaux pour finir par constituer un monde à part entière. C’est le moment de son autonomie, le moment où elle prend le relais. La coexistence ne peut rien contre une technologie envahissante qui altère constamment la société au rythme d’incessantes nouveautés.

Si nous faisons aujourd’hui un inventaire de ce qu’elle apporte et de ce qu’elle enlève à la société, il ne pourrait pas être plus négatif. D’une part, dans une partie du monde, la généralisation de l’homo economicus, l’homme uniquement motivé par son intérêt personnel et l’augmentation du niveau de consommation superflue. D’autre part, l’appauvrissement et l’exploitation de la partie restante, l’épuisement des ressources, l’accumulation d’armes et la destruction des conditions de la vie. Il est ainsi établi que le plus grand problème social n’est pas le manque de développement, mais le développement lui-même. Ce n’est pas le manque de technologie, mais l’absence d’objectifs humains.

A l’opposée des cultures « primitives », la civilisation qui se prétend matérialiste et scientifique est indifférente à sa dépendance vis-à-vis de l’environnement matériel et n’a jamais essayé de maintenir un équilibre avec le milieu naturel. Sous couvert de Progrès, l’impératif de croissance l’amène à polluer les sols, à corrompre l’air, à frelater les aliments et à empoisonner l’eau. Elle exacerbe les inégalités sociales et met en danger la santé de la population. La destruction accélérée de l’environnement naturel et social non seulement ne peut être évitée, mais elle est en augmentation : elle est le résultat de la dynamique même du système, qui doit se développer le plus rapidement possible. Les actes d’agression contre la terre sont devenues monnaie courante et le problème n’est pas tant leur impact immédiat que leur effet cumulatif, incarné par la crise énergétique, les catastrophes nucléaires et le réchauffement climatique.

La nouvelle conscience écologique des dirigeants vient rentabiliser la destruction elle-même, qui est inévitable, puisqu’elle s’inscrit dans le mode de production et de consommation dominant. Aujourd’hui, le Progrès est repeint en vert pour transformer ses nuisances en nouveaux marchés ; il ne peut revêtir d’autre costume puisque les nécessités incontournables de son fonctionnement l’obligent à une surexploitation ressources terrestres. Au royaume de la marchandise, tout a un prix, de l’air que nous respirons aux paysages que nous visitons ; mais désormais le prix doit être écologique. Les dirigeants convertis à l’écologie doivent intégrer le coût de quelques dommages collatéraux de la catastrophe dans le prix final si l’on ne veut pas altérer les fondements de la société industrielle. Si cela devait arriver, pour eux, ce serait la fin du Progrès, mais pour nous, le Progrès est la fin.

La critique de l’idée de Progrès nous conduit sur des chemins dangereux traversés par des abîmes idéologiques. Du point de vue philosophique, la démolition du matérialisme progressiste n’implique pas un retour à la dichotomie entre la matière et l’esprit ou de jeter un pont branlant vers le nihilisme. Le rejet d’une histoire téléologique ne signifie pas non plus le rejet de l’histoire. La contestation de l’éthique scientifique n’implique pas de remettre en cause la science en tant que telle, pas plus que l’inanité du système éducatif n’exclut la nécessité de l’instruction. C’est simplement le constat que l’histoire n’est écrite nulle part et n’est pas orientée vers un but, que les lois historiques ne sont pas figées puisque l’histoire de l’humanité est un processus de devenir plus que de consommation ; que la connaissance scientifique n’est pas par essence un phare guidant la société et que la transmission de l’expérience de chaque génération ne fonctionne pas avec les appareils éducatifs.

Nous avons dit que les contradictions sociales découlent en fin de compte des contradictions entre la société et la nature révélées par l’histoire. Mais nous sommes les enfants de la Raison éclairée, et non de la Bhagavad-Gita ou du Paléolithique inférieur, et c’est pourquoi nous pensons que ces contradictions ne seront pas résolues par l’élévation de la nature au rang de principe suprême, ni ne disparaîtrons avec l’aide du Ciel ou des écritures sacrées, en encourageant un retour à la religion ou à un passé mythifié. Les bonnes intentions de ce genre n’atténuent pas la crise de la pensée rationnelle ni la crise du monde, mais alimentent plutôt les idéologies irrationnelles et les mouvements fondamentalistes qui aggravent cette crise. La critique de l’idée de Progrès n’est pas une révolte contre la Raison ou contre la recherche et la connaissance intellectuelle, et encore moins contre la civilisation en général ; c’est une critique de leur dégradation et de leur éclipse. Elle ne fait pas appel à la Transcendance, à une Nouvelle Science ou à la Tradition, mais à une pensée libre de chaînes qui, en bouleversant les fondements idéologiques du système, conduit les êtres humains à une union rationnelle et à l’harmonie avec la nature.

Nous ne sommes pas seulement les enfants du Siècle des Lumières, nous sommes aussi les enfants du Romantisme, de sa volonté de vérité, de beauté et d’action, de sa recherche de spiritualité et de mystère. Nous nous insurgeons au nom de la raison et de la logique, certes, mais aussi au nom de l’émotion, de la passion et du désir. Si l’homme qui veut être libre ne cherche pas simplement à changer les mythes mais surtout à aller à la racine des choses, il ne renonce pas non plus à « réenchanter » le monde en désaccord absolu avec la classe dirigeante. Le ré-enchantement est une conscience liée aux efforts révolutionnaires face à la marche lamentable du Progrès capitaliste, qui quantifie, mécanise et détruit la vie. Il s’agit d’une rencontre entre le rationnel et ce que les surréalistes appelaient le merveilleux. Dans la révolution et dans la poésie – qui sont une seule et même chose – il y une voie vers une forme de civilisation alternative. C’est la seule façon pour l’humanité de grandir et de devenir ce qu’elle est potentiellement.

Le nouveau point de départ ne se trouve pas dans une bureaucratisation de la nature comparable à celle de la société, mais dans une réconciliation non bureaucratique entre les deux. La réconciliation interroge d’emblée les conditions actuelles qui s’y opposent, telles que l’industrialisation, l’étatisme, le développement économique et l’idéologie du Progrès. Son programme doit donc être désurbanisant, anti-industriel, anti-politique et anti-progressiste ; il doit promouvoir de nouvelles valeurs, de nouveaux modes de vie, de nouvelles formes d’action sociale… La nature et la société doivent trouver leur équilibre, mais pour ce faire, elles doivent être sauvées des bureaucrates, des experts, des investisseurs et des idéologues rédempteurs. La seule façon de parvenir à une harmonie entre les deux est de ne pas céder, ni en théorie ni en pratique, à la logique de la domination. Seule une société consciente de sa propre histoire sera en mesure d’affranchir une nature asservie au Progrès.

Mais ce n’est pas une hypothèse éternellement possible : grâce à la technoscience, la domination rend le monde littéralement inhabitable et, comme le souligne Walter Benjamin dans Sens unique :

« Si l’abolition de la bourgeoisie n’est pas réalisée à un moment presque calculable du développement économique et technique, tout est perdu. Avant que la flamme n’atteigne la dynamite, la mèche allumée doit être coupée. »

La révolution nécessaire ne découle pas d’une simple contradiction entre les masses consommatrices et le financement du consumérisme, mais d’une réaction déterminée contre le Progrès qui mène irrémédiablement à la catastrophe.

Miguel Amorós.
Transcription d’une conférence faite le 8 novembre 2012
au Cercle de la Amistad-Numancia, à Soria, Espagne.

 

Article publié dans la revue espagnole Raíces n°5, “Fukushima est partout”, 2013.

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