Ivan Illich, L’énergie, un objet social, 1983

Il y a peu en commun entre le symbole « E » qu’utilise le physicien et l’« énergie », quand ce mot est utilisé par un économiste, un politicien ou un passionné de moulins à vent. « E » est un algorithme, « énergie », un mot chargé de sens. « E » n’a de sens que dans une formule, le mot « énergie » est lourd d’implications cachées : il renvoie à un subtil « quelque chose » qui a la capacité de mettre la nature au travail. C’est quand il parle à ses clients que l’ingénieur dont la routine consiste à s’occuper de mégawatts prononce le mot « énergie ». Aujourd’hui, l’énergie a détrôné le travail en tant que symbole de ce dont les individus et les sociétés ont besoin. C’est un symbole qui va comme un gant à notre époque : celui de tout ce qui est à la fois abondant et rare.

«E», la notion théorique et « énergie », la construction sociale, sont toutefois nés comme des frères siamois. A la fin du XIXe siècle, vieux de cinquante ans déjà, séparés, ils étaient devenus des sosies antagoniques. « E » avait mûri dans ces serres de la science que sont les labos. Chaque nouvelle pirouette qu’il avait appris à faire, chaque nouveau tour étaient soigneusement contrôlés et enregistrés. C’était devenu un symbole dont les règles gouvernant l’usage étaient devenues la théorie. Selon les mots d’Einstein, il faisait partie de « la théorie qui décide ce que voit le physicien ». Mais dans le même temps, son jumeau, « énergie », avait été élevé au trône du Tout-Puissant tout en devenant la métaphore de ce que l’on désigne actuellement par le terme de « besoins fondamentaux ». « E » était devenu abstrait au-delà de toute expression, alors qu’« énergie » devenait ce quelque chose de mystérieux et trivial, indigne ou plutôt exempté de tout examen. Aujourd’hui, ces jumeaux que leur histoire a aliénés l’un à l’autre donnent lieu à deux types de discours qu’il est de plus en plus illusoire de vouloir traduire l’un dans l’autre.

L’invention de la force de travail

Loin de moi le désir d’ajouter un iota aux connaissances sur « E ». Je ne prétends pas davantage traiter de l’énergie « libre » et « liée », dont les flux devinrent pour Freud la base de la sexualité, thème qui mériterait un autre essai. Mon propos n’est pas non plus de commenter les tentatives d’interprétation du « fonctionnement » de l’ordre social en termes de thermodynamique, comme l’a fait Georgescu-Roegen. Je ne traiterai pas davantage de ces auteurs qui, inspirés par Ostwald, ont voulu compléter l’histoire économique par une énergétique historique. Dans les années 1950, Leslie White, précédant les mystiques de l’énergie contemporains, a décrété que tout progrès reflète la capacité d’une société de s’approprier l’énergie. Pour moi, l’interprétation de l’économie comme un cas spécial de la thermodynamique, celle de la société comme un système d’échanges énergétiques autorégulés ou celle de l’évolution sociale comme un contrôle croissant des flux d’énergie sont des analogies séduisantes mais boiteuses. La raison pour laquelle je m’intéresse à l’histoire de l’« énergie » est différente de celles qui sous-tendent toutes ces tentatives. Je découvre pour ma part, sous l’émergence de ce symbole verbal, le moyen par lequel la nature a été réinterprétée comme un domaine gouverné par l’axiome de la rareté et les êtres humains redéfinis comme ses clients aux besoins sans cesse croissants.

Une fois l’univers entier soumis au régime de la rareté, homo ne naît plus sous les étoiles mais sous les axiomes de l’économie. Pour mener à bien mon projet, je devrai examiner les racines sémantiques du terme « énergie » et rendre compte de la transformation grotesque du sens de « vigueur humaine » qui fut le sien à celui de « capital de la nature ». En grec, le mot energeia est fort et fréquent. Il peut être rendu en français par « en devenir », avec toutes les nuances propres à cette expression. Dans sa version latine, in actu, le terme est d’importance centrale en philosophie médiévale, car il a le sens de forme, perfection, acte, par opposition à la simple possibilité. Dans sa version anglaise, le mot apparaît pour la première fois au XVIe siècle. À l’époque de la première reine Elizabeth, energy dénote la force expressive d’une personne et la qualité de sa présence. Un siècle plus tard, le mot peut qualifier une force d’impact impersonnelle, comme le pouvoir de conviction d’un argument ou la capacité qu’a la musique d’église de produire un effet sur l’âme. La portée du terme se limite encore strictement aux effets psychiques engendrés par une personne ou par une chose.

C’est au cours du XVIIe siècle que le projet de quantifier les forces de la nature s’est fait jour. Leibniz parla d’une grandeur qui demeure semblable à elle-même quoi qu’il arrive, « comme la monnaie, quand elle est changée ». La vis viva, force vive de l’univers, devint une quantité de mouvement que certains voulaient désigner par m.v, d’autres par m.v2. Au cours du siècle suivant, la notion de quantité de mouvement devint un concept important pour les philosophes de la nature qui tentaient de rendre compte de phénomènes mécaniques de collision, de tension des ressorts ou de « force » de billes en mouvement. Chacune des langues européennes s’enrichit alors de termes techniques désignant les différents types de « force » et d’« efficacité » observés et rendus de diverses manières par les expressions m.v, m.v2, ½ m.v2. En 1807, Thomas Young nomma energy la notion antérieurement appelée vis viva. Il écrivit que ce terme pouvait être appliqué avec justesse au produit d’une masse par le carré de sa vitesse. Paradoxalement, c’est au moment où toutes les sciences naturelles commençaient à nier systématiquement la vitalité de la nature, sa Lebenskraft, que le terme « énergie », utilisé au cours des trois siècles précédents pour désigner la force expressive d’un visage ou la vivacité d’une affirmation, fut appliqué aux « forces de la nature ». Mais il fallut attendre quarante ans pour qu’il soit adopté par la terminologie de la physique pour désigner – en contraste avec la définition de Young – un « quelque chose » devant être distingué d’une force. En physique moderne, l’énergie se distingue de la force comme une intégrale de sa fonction.

C’est cette distinction qui permit l’essor d’« énergie ». Auparavant, tant que la nature pouvait être appelée « mère », un tel concept ne lui avait jamais été attribué.

Mais, selon les mots de Justus Liebig, en 1844, la nature était devenue la « matrice » de diverses « forces », telles que l’électricité, la chaleur, la lumière, le magnétisme qui, toutes, pouvaient être mesurées en unités de travail. Ce glissement sémantique ressemble étrangement à un autre glissement, prenant place, celui-ci, dans le langage de l’obstétrique. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, c’étaient les femmes qui mettaient au monde les enfants, assistées par des sages-femmes. Après 1820, une sorte de bio-ingénieur, le gynécologue, put se targuer d’extraire l’enfant de la matrice, et cet enfant sera destiné à rejoindre la masse laborieuse.

Durant la première moitié du XIXe siècle, la physique élabora une idée apparentée à celle de force de travail : les valeurs équivalentes et mesurables des quantités de chaleur, d’électricité et de mouvement mécanique. Un Anglais fit bouillir de l’eau en perforant un cylindre de métal pour en faire un canon et démontra l’existence d’un lien entre la pression de la vapeur produite et l’effort physique du cheval faisant tourner le foret. Un autre frotta l’un contre l’autre deux blocs de glace que la chaleur de friction fit fondre et mit la quantité d’eau obtenue en relation avec l’effort fourni. La quête d’une sorte « d’étalon-or » de la nature conduisit à un nouveau style de métaphysique expérimentale consistant à obtenir en laboratoire la preuve de l’existence d’entités qui ne peuvent pas être observées. Le postulat d’existence de quelque chose de constant qui ne ferait que changer d’apparence selon des modalités observées et mesurées avec une précision croissante devint le fondement de la nouvelle mythologie scientifique.

En dépit du fait que personne, évidemment, ne l’avait jamais observé – et de ce que, durant au moins dix ans, il n’y eut pas d’accord sur le nom qu’il fallait lui donner –, Mayer (1842), Helmholtz (1847), Thomson (le futur Lord Kelvin) et bien d’autres, travaillant indépendamment les uns les autres, définirent ce « quelque chose » comme la capacité de la nature d’effectuer un travail. Le « travail », au cours des cinq ans séparant la « découverte » de Mayer de celle de Helmholtz était devenu une magnitude physique, et l’énergie, sa source. Le travail était défini comme la production d’un changement physique, et l’énergie, comme sa cause métaphysique.

Il est significatif de rappeler que durant le deuxième quart du XIXe siècle, le même mythe scientifique trouva son expression dans trois images différentes : la matrice, devenue la source de la vie, l’univers, source de l’énergie, et la population, source de la force de travail. Je m’attache ici à mettre en lumière les traits parallèles de la seconde et de la troisième image. Alors qu’une Arbeitskraft, une force de travail sous-jacente, était imputée à l’activité humaine, l’énergie fut imputée à la nature comme sa capacité sous-jacente de produire un travail physique. Par cette imputation, la nature put être refondue à l’image de cette nouveauté d’alors : le travailleur. La nature, redéfinie comme matrice et dépôt d’une force de travail nommée « énergie », devint ainsi le miroir du prolétariat et la matrice de toute force de travail disponible. L’image de la machine à vapeur devint sous-jacente dans les représentations du réel.

Sous les monarchies absolues des XVIe et XVIIe siècles, l’horloge avait été un symbole unificateur. Avec ses jeux d’automates dansants lorsque sonnaient les heures et son théâtre de sphères cosmiques, l’horloge du roi ou de l’empereur était plus qu’un mécanisme servant à mesurer le temps. Elle offrait le spectacle de l’harmonie rationnelle tant en médecine, que dans l’organisation des parades ou dans l’art de gouverner ; l’horloge paraissait démontrer ainsi la nécessité d’une autorité cosmique sur les corps, les planètes et les sujets. Toutefois, pour les protestants politiques et religieux de la fin du XVIIe siècle, ces rouages privés d’autonomie perdirent leur pouvoir métaphorique. Le symbole de la monarchie constitutionnelle qu’ils érigèrent ne fut plus l’horloge mais la machine autorégulée, image d’un ordre fondé sur les forces mutuellement compensées et l’équilibre dynamique de l’Offre et de la Demande. Toutefois, aucun « travail » n’était encore attendu de ces machines cartésiennes. Au contraire, la nouvelle machine de l’âge thermodynamique est faite pour travailler; elle est le symbole de l’âge de la production, des inputs et des outputs. Dorénavant, la nature, l’utérus, la population seront perçus comme des objets qui « marchent » tant qu’ils travaillent, et même la vieille horloge sera réinterprétée dans ce sens. La première machine effectuant notoirement un « travail » fut la machine à vapeur, suivie de la dynamo, inventée par Faraday en 1831, ou plutôt par son inversion accidentelle en moteur électrique à l’exposition universelle de Vienne en 1873. Finalement, le moteur de combustion interne mobile paracheva le troisième stade d’un monde moderne qui « travaille ».

En 1827, Joule était à la recherche d’un mot pour désigner « l’unité de travail effectuée par une unité de combustible ». Il choisit le mot duty, définissant ainsi ce que nous appelons le « rendement », ou l’efficience, d’un moteur comme le « devoir » de fournir tant d’unités de travail. La réduction – si caractéristique du deuxième quart du XIXe siècle – de la notion de devoir à l’efficience du travail producteur des machines, puis des hommes et des femmes et à celle de la « reproduction » pour les femmes est un puissant signe de l’emprise de la machine. A la fin de cette courte période, « l’ensemble de la soi-disant histoire mondiale n’est rien de plus que la production de l’homme par le travail humain » comme l’écrivit Marx. L’invention simultanée de ces deux formes distinctes de « potentiel de travail », l’énergie et la force de travail, n’a pas été l’objet des études qu’elle mériterait. L’examen de cette simultanéité rend nécessaire de revenir sur l’histoire d’« E » afin d’éviter toute confusion entre « E » et l’« énergie ».

Une force unificatrice

La première tentative d’écrire une histoire du « principe de conservation», formulé 25 ans auparavant par Helmholtz, date de 1872 et est due à Ernst Mach. Celui-ci, toutefois, ne traita pas explicitement de la conservation de l’énergie, mais de celle d’une entité appelée le travail. C’est Max Planck qui, en 1884, à l’âge de 26 ans, écrivit la première histoire explicite d’« E ». Excluant toute hypothèse sur la constitution de la nature ou de la chaleur ainsi que toute référence au mouvement des corpuscules ou des fluides impondérables, il se concentra sur la mesure des manifestations de la nature en « travail » et sur l’histoire du système de comptabilité correspondant. Avec son essai, Planck espérait remporter le premier prix du concours annuel de la faculté de philosophie de Gôttingen mais il ne gagna qu’un deuxième prix [de fait, déçu par le « manque de qualité » des essais présentés, le jury n’attribua pas de premier prix cette année-là. de sorte que ce deuxième prix récompensa le meilleur travail ; NdT]. Il était évident pour Planck que le sens physique du concept d’énergie, dont il voulait étudier l’évolution historique, dérivait du principe de sa conservation, c’est-à-dire de l’idée « qu’il est impossible d’obtenir du travail sans compensation ». Planck rappelle que cette idée fut formulée pour la première fois vers 1840 et qu’à partir des années 1860, sa validité n’a plus été mise en question. Je n’ai pas trouvé trace, dans son essai, de l’expression du moindre soupçon de ce que le langage dans lequel furent formulés ces nouveaux principes de la physique pourrait être créateur de constructions sociales.

À la même époque cependant, Mach faisait de son côté les premiers pas conduisant à la séparation d’« énergie » et d’« E », divorce qui mettra fin à près d’un demi-siècle de thermodynamique classique. Pour Mach, il était inadmissible de postuler sans critiquer l’existence d’une mystérieuse « force de travail » derrière les phénomènes empiriques observés, à moins que celle-ci puisse être vérifiée par une expérience directe. Non qu’il niât qu’une telle hypothèse pût être justifiée ; tout ce qu’il demandait, c’est que la personne s’en prévalant le fasse en connaissance de cause, ne perdant pas de vue qu’il s’agissait d’une supposition et non d’un fait empirique. De plus, toujours selon Mach, quand plusieurs hypothèses semblent également applicables, il faut choisir celle qui s’intègre le plus élégamment dans les formules mettant les événements observés en relation, point que sa controverse avec H. R. Hertz clarifie. Ce dernier avait décrit la nature ondulatoire de la propagation transversale des ondes électromagnétiques dans l’espace sans avoir explicitement recours à « E ». L’objection de Mach n’était pas motivée par quelque faute de raisonnement de Hertz, mais par l’idée que l’introduction d’« E » aurait conféré plus d’élégance à la description du phénomène. Quant à Einstein, il maintint sa vie durant qu’une entité telle que « E » « ne peut pas être dérivée logiquement de l’expérience mais doit plutôt être comprise comme une pure création de l’esprit humain ». Au début du XXe siècle, ceux qui insistaient sur l’utilité de cette construction considéraient que « E » désignait l’état d’un champ. Les philosophes kantiens l’interprétaient comme la formulation physique du principe de causalité. Poincaré y voyait une tautologie. Vers 1920, les quelques physiciens encore nostalgiques d’une interprétation méta-mathématique d’« E » tentaient d’en rendre compte comme d’une conséquence de la symétrie entre champs ou une caractéristique de l’homogénéité du temps, ou comme un quelque chose qui, en mécanique quantique et en relativité, jouerait un peu le même rôle que la section d’or en architecture grecque : une manifestation du logos.

À mesure que grandissait le prestige de la physique théorique moderne, il devenait plus difficile de maintenir la sobriété d’un Mach ou d’un Einstein. Tous ceux qui étaient rejetés hors du cercle magique dans lequel « E » avait une dénotation précise tendaient à voir les physiciens de carrière comme des alchimistes modernes tenant la clé des richesses ultimes ou des initiés à une nouvelle mystique. Jouant le jeu, maints physiciens se mirent à aguicher le public en lui vendant l’idée que l’« énergie» était l’attribut de l’ultime réalité. En 1892, sous l’étiquette d’« énergétisme », F. Paulsen avait déjà propagé l’idée que, plus que la mathématique, l’éthique doit être comprise comme l’autre face de la physique, argumentant que toutes deux traitent de la perfection de l’être à travers son activité, son travail. Le plus illustre représentant de cette nouvelle « énergétique » fut sans conteste Wilhelm Ostwald. Lauréat du prix Nobel de chimie en 1909, éditeur de prestigieuses publications scientifiques dont une série de plus de 200 volumes sur les grands savants, inventeur d’un système de classification des couleurs, Ostwald dédia son opus magnum à Ernst Mach. Il y présente l’« énergie » comme la seule substance réelle, le substrat commun de la matière et de l’âme. Pour lui, le second principe de la thermodynamique est la base de l’économie et de l’éthique.

«Toute vie est une lutte pour l’énergie libre, dont les quantités disponibles sont soumises à la rareté. » (1913)

Toute évaluation, tout choix, toute action et toute volition peuvent être réduits en termes énergétiques comprenant la réalité matérielle aussi bien que spirituelle. Entre 1911 et 1916, Ostwald publia régulièrement un sermon moniste dominical pour l’Association moniste mondiale dont il devint président. Quarante ans plus tard, ces prédications avaient perdu l’attrait de la nouveauté et paraissaient les élucubrations d’un physicien chimiste devenu philosophe. Toutefois, les Gifford Lectures de 1956-1957 de Heisenberg font état, sans pathos, des mêmes convictions, formulées comme un credo :

« La substance dont, depuis les particules élémentaires, sont faites toutes choses […] «cela» qui est cause de changement mais ne se perd jamais […] qui peut être transformé en mouvement, chaleur, lumière, tension […] c’est l’énergie. »

Dans la mesure où « E » devenait plus ésotérique, un nombre croissant de physiciens, gourous autoproclamés, s’assigna la tâche de populariser sa nature réelle. Après que de célèbres physiciens eurent mis leur prestige en jeu pour défendre l’interprétation de l’énergie comme l’ultime Kapital, le principe de la « conservation de l’énergie » devint la confirmation cosmologique du postulat de la rareté. Le principe de contradiction fut opérationnalisé en une formule populaire : « il n’y a pas de déjeuner gratuit ». Par cette expansion cosmique de la présomption de rareté, le monde, visible et invisible, put être réduit à un jeu de somme zéro, comme si Jéhova, en déclenchant un big bang, avait créé das Kapital.

Tant l’énergétisme du XIXe siècle qui avait entrepris de réduire la valeur à l’énergie, que le monisme énergétique du XXe siècle, encore manifeste dans les propos exotériques de Heisenberg, adhéraient au mythe selon lequel la science est une entreprise rationnelle. Cela changea à partir des années 1970, quand Fritjof Capra publia Le Tao de la physique 1. La « découverte » de l’énergie refléterait maintenant une évolution de la conscience humaine 2, un type supérieur de connaissance permettant de recouvrer une certaine forme d’expérience mystique. Selon d’autres auteurs, la cosmologie de la physique moderne convergerait avec de vieilles intuitions orientales, de Chine 3 et, selon un auteur 4 qui cite l’école védique de l’Advaita Vedanta, de l’Inde. Les alchimistes seraient-ils en train de se transformer en théologiens ? La théologie de l’énergie est étrangère aux questions précises qu’il m’importe de poser sur la mathématique d’« E ».

L’économie politique

De fait, ce qui m’intéresse n’est pas la théologie de l’énergie, mais les superstitions qui l’entourent. Ce premier séminaire sur la construction sociale de l’énergie se tient au Colegio de México, ce qui pour moi a une signification très spéciale. En effet, la bibliothèque de cette institution héberge une immense collection de documents sur les superstitions latino-américaines. Durant une trentaine d’années de labeur, j’ai contribué moi-même à assembler ce matériel. L’étude de la religiosité superstitieuse a été mon passe-temps durant six années – ni théologie ni simplement religiosité populaire, mais superstition. J’ai appris de mon ami Lenz Kriss-Rettenbeck à appeler superstitions les croyances populaires et les formes de conduite engendrées sous l’aegis, sous la protection d’une église. C’est pourquoi elles peuvent être étudiées en contraste tant avec les dogmes enseignés, qu’avec les rituels propagés par ses organisations ou les idéologies promues par l’Église. En ce sens restrictif, une superstition ne peut exister qu’à l’ombre d’une église puissante. En ce sens, la superstition n’est pas un simple syncrétisme, mais l’usage que la religiosité populaire fait de l’Église. C’est ce contexte particulier qui m’a conduit à m’intéresser à l’histoire d’« énergie » comme à une superstition engendrée par la religiosité civique moderne. Vers 1847, les Pères la révélèrent, Ostwald et ses pairs la prêchèrent et le laïcat accepta le message d’un éveil spirituel à un cosmos défini par les postulats de la rareté.

Par conséquent, il ne saurait y avoir une histoire de l’« énergie » en tant que construction sociale sans une histoire du travail, et vice versa. Les destinées des deux mots sont enchevêtrées depuis leur élévation à l’empyrée des mots clés. Toutefois, ce sont des étoiles de types différents. « Énergie » a d’abord été détectée par Young. Plutôt qu’une étoile fixe, il semble s’agir d’une comète lointaine qui changea de position lorsqu’elle devint plus brillante. « Travail » ressemble au contraire à une étoile fixe bien connue qui, s’embrasant telle une supernova, conduisit à la nécessité de renommer des constellations entières. De Joule à Planck, « énergie » resta plus ou moins confinée aux cercles académiques. Après Ostwald, elle devint le saint graal, l’arcanum d’un monde sécularisé, un « pouvoir » qu’il appartenait aux physiciens de domestiquer. Bientôt, à mesure que le labo acquérait plus de prestige que la planche à dessin de l’ingénieur, les Einsteins remplacèrent les Eiffels à la galerie des héros publics. Au cours de ce changement, « énergie » conserva sa connotation positive. La condamnation de la bombe A ne retomba pas sur elle, mais sur l’atome. Lorsque le pétrole devint politique, l’énergie devint un équivalent du combustible : des watts pour les machines et des calories pour les gens.

S’il est facile de rappeler les dates auxquelles « énergie » fut chargée de nouveaux sens, tel n’est pas le cas pour le mot clé, travail. Le travail signifiait acte, tâche, effort, devoir et se référait toujours à une action concrète ou au résultat de cette action dans un travail bien fait. Vers le milieu du XVIIIe siècle, le travail put, pour la première fois, signifier aussi la somme de telles actions. Les physiocrates firent une estimation de l’agrégat de toutes les activités utiles des sujets du roi et mirent celui-ci en relation avec le bien-être général du royaume. Or, la relation entre le bien-être et le conglomérat des activités n’était pas encore perçue comme le résultat de la productivité du travail. Celui-ci était vu comme le facteur qui accélère la production et la circulation des biens et c’est cette agitation qui était censée être la condition de l’accumulation de richesse. C’est par ce biais que, vers 1750, le travail, bien que n’étant pas productif au sens où l’était la terre, put être reconnu comme un facteur de création de la prospérité.

C’est à Adam Smith que l’on doit l’idée que le travail est plus qu’un facteur permettant l’accumulation de richesse, mais qu’il peut créer aussi de la valeur économique. La force de travail abstraite devint bientôt la véritable mesure de la valeur d’échange de tous les biens. Le travail était devenu quelque chose qui pouvait être mesuré comme un agrégat :

« Le travail annuel de chaque nation est le fonds originaire qui lui fournit toutes les choses nécessaires et les agréments de la vie. » 5

L’idée de Smith selon laquelle « le profit et la rente sont des prélèvements sur des valeurs créées par le seul travail » fut reprise par Ricardo qui, l’élaborant, en tira des distinctions entre les formes de travail : travail vivant, toujours disponible chez les gens et travail passé, empaqueté comme un capital qui peut être mis au travail. En 1821, Ricardo reconnut que le capital, sous forme de machinerie, pouvait remplacer le travail vivant et constituer ainsi un affront à la classe laborieuse. Il élabora une théorie de la valeur fondée sur les coûts. Pour lui, l’équivalence entre les deux formes de travail était réversible, ce pourquoi l’on peut dire qu’il se maintint dans le champ de l’observable : il ne lui serait jamais venu à l’esprit de mettre le profit en relation avec l’expropriation de valeurs dans une sphère méta-économique.

L’économie politique est pour sa part à la recherche de la matrice d’où émane la valeur. Le passage de Ricardo à Marx peut être comparé à celui qui mène de Sadi-Carnot à Helmholtz. En 1824, Carnot analysa la « puissance motrice du feu », établissant une série d’équations montrant le fonctionnement des machines à vapeur. Ces équations sont toujours valides, mais leur validité dépend uniquement de ce que Carnot avait observé : des différences de température entre pôles chaud et froid et du travail physique observable. Vingt-trois ans plus tard, Helmholtz veut expliquer pourquoi la vapeur meut le piston. Le travail physique est le résultat du transfert d’énergie du charbon à la roue, un concept qui se trouve encore dans les livres actuels. En économie, Ricardo, un contemporain de Sadi-Carnot, estima encore la valeur du travail au prix effectivement payé pour le temps du travailleur. Un quart de siècle plus tard, alors que Helmholtz élaborait le texte qui fit de lui un pionnier de la « découverte » de l’énergie, le jeune Marx était à la recherche de la source de toute valeur économique. Il élabora la théorie qui explique comment l’employeur peut s’approprier la plus-value du travail. Pour Marx, le potentiel qui fait tourner l’économie est la différence entre le temps de travail total investi dans la production et la part de la valeur de ce travail qui couvre les coûts de la reproduction de la force de travail. Pour Smith comme pour Ricardo, ce que le travailleur vendait était le service effectivement prêté, son travail concret. Pour Marx, il vend son Arbeitskraft, sa force de travail, dont une partie est expropriée par le capitaliste. Le parallélisme esquissé ici entre le potentiel de travail imputé à la nature et celui qui est tout ce que possède le prolétariat mériterait d’être élaboré davantage. Quand l’ingénieur capte de l’énergie, cette énergie produit deux choses : du travail et de la chaleur résiduelle désordonnée, un chaos que Clausius appellera entropie. Quelque chose d’analogue arrive lorsque le capitaliste capte de la force de travail : il en tire de la plus-value pour lui et le salaire concédé au travailleur, qui sera englouti dans les désordres de la reproduction. Il y a plus d’une similitude à relever entre la manière dont la population fut réduite à être la matrice de la force de travail, et la nature, celle de l’énergie, alors que les gynécologues redéfinissaient les femmes comme ces êtres humains qui, par nature, sont destinés à la reproduction de « la vie ».

L’énergétique connut en physique un sort analogue à celui de l’économie politique en économie. De même que les professeurs monistes prêchaient l’énergétique vulgaire, les économistes marxistes pontifiaient sur la théorie de la valeur-travail. Mais aujourd’hui, la « force de travail » qui figure dans un livre comptable de la Banque mondiale se réfère à la même abstraction que celle qui apparaît dans un rapport socialiste. De même que Heisenberg répétait Ostwald, le pathos en moins, une énergétique implicite imprègne les débats actuels sur l’énergie, que ce soit celle des éoliennes ou celle des centrales nucléaires. Indépendamment de leur dénotation précise en économie et en physique, les deux mots, « travail » et « énergie », devinrent des mots clés du langage contemporain : des termes forts et persuasifs qui donnent un tour moral et une interprétation sociale particulière à toutes les phrases dans lesquelles ils apparaissent. Le fait que « le travail » se comporte comme un tel mot clé n’est pas à démontrer : les locutions « le droit au travail », « la dignité du travail », « la République des Travailleurs », « l’emploi » et surtout son contraire, « le chômage », sont imprégnées de connotations morales. Toutefois, nous ne perdons pas de vue que ces expressions sont d’origine récente et que, souvent, nous pouvons même dater leur apparition dans le discours. Il n’en va pas de même d’« énergie ». On oublie trop facilement que le mot « énergie » fonctionne comme un collage de significations dont la force de conviction se fonde sur le mythe que ce qu’il exprime est naturel. C’est ainsi que notre style de vie est devenu subrepticement « intensif en énergie ». Toutefois, en dépit des différences de réception publique des mots « travail » et « énergie », « le droit au travail » et « le besoin de pétrole » (ou d’essence, ou de mazout) sont interconnectés. C’est parce que les uns comme les autres furent reconnus comme des « besoins fondamentaux » que les emplois et les calories purent être érigés au rang de droits fondamentaux. L’Etat moderne peut être décrit comme une agence de placement armée d’un fusil pour défendre la pompe à essence. Et l’époque durant laquelle les politiciens pouvaient gagner une élection en promettant « des jobs et des watts » n’est pas encore révolue.

C’est parce que le mot progrès en est venu à signifier le remplacement des pieds par des moteurs, du jardin potager par les aliments surgelés, des briques sèches par le ciment et de la feuillée par le WC, que l’idéal de l’aide au développement put propager jusqu’aux confins du monde l’image de « l’homme producteur de biens de consommation assoiffé d’énergie ». Le monopole radical que notre style de vie intense en énergie exerce sur le paysage, la culture et le langage a transformé l’idéal énergétique en une réalité sans échappatoire. Il y a de plus en plus d’endroits dans lesquels on ne peut plus se mouvoir sans roues, où être privé de réfrigérateur revient à mourir de faim et ne pas avoir d’air conditionné à suffoquer de chaleur. La prolifération de tels endroits engendre la certitude morale que les gens ont besoin d’énergie – et pas seulement d’un emploi. Sous les couches superficielles des oppositions politiques, cette certitude jamais remise en question fonde la religiosité civique de la société moderne.

Trivialiser la sphère économique

Par les temps qui courent [1983], la société a de moins en moins d’emploi pour le travail. Simultanément, les mots le plus souvent associés à « énergie » sont « crise » et « rareté », ou, plus sinistrement, «atome» ou «neutron». Quels que soient les remèdes au chômage proposés – réduction de temps de travail, emploi partagé, économies d’énergie, emplois « écologiques » – ce sont des palliatifs comparables à la chimiothérapie : s’ils peuvent effectivement prolonger la survie de notre style de vie, ce n’est qu’en le rendant plus douloureux. Nombreux sont nos contemporains qui se tournent vers l’ordinateur comme vers une panacée. Si celui-ci est autorisé à établir un monopole radical analogue à celui de l’automobile sur l’environnement, il n’est pas difficile de prévoir ce qui va arriver : bientôt, vous ne pourrez plus vous en passer, sans lui plus de courrier, plus de perception d’impôts, plus de vote, plus d’achats. Un tout nouveau type de pauvreté pointe à l’horizon : la sous-information. Au cours des années 1960, la pauvreté pouvait encore être mesurée par un bas niveau de consommation d’énergie. Bientôt, elle le sera par un bas niveau d’accès à l’ordinateur. Pendant que des microprocesseurs avares contrôleront des mini-flux d’énergie plus efficacement que les femmes paléolithiques conservaient le feu, la moitié de la population enseignera l’usage de l’ordinateur à l’autre moitié. Non sans raison, on fait crédit à l’ordinateur d’engendrer des quantités inouïes de « temps occupé ». Avec lui, nous semblerions nous être engagés sur le chemin d’une société de bas profil énergétique obsédée par l’énergie dans un monde qui rend un culte au Travail mais n’offre rien de significatif à faire aux gens. Nous ne pourrons pas nous en libérer tant que nos principes directifs seront les lois de la thermodynamique.

J’ai abordé ailleurs les raisons pour lesquelles il est si difficile de reconnaître le caractère de construction sociale du travail tel que ce concept fut défini au XIXe siècle. J’ai montré qu’une chose historiquement aussi inouïe que le travail « non genré », c’est-à-dire théoriquement égal pour les hommes et les femmes, était impensable avant l’aube de la modernité. Il m’est impossible de revenir sur cette démonstration ici 6. Je me bornerai à mentionner les obstacles qui empêchent de reconnaître l’« énergie » pour ce qu’elle est : l’ultime symbole du monisme sexiste s’affirmant dans la matrice d’une loi qui proclame que le principe mâle ne peut être détruit. Je mentionnerai quatre de ces obstacles : l’énergétique historique, l’écologie douce, la croyance en l’objectivité de la science et, finalement, le sexisme épistémique.

Le premier obstacle à la reconnaissance de l’énergie comme une invention récente tient aux lunettes avec lesquelles nous avons été entraînés à voir le passé. Les entreprises de services, des plus triviales aux plus académiques, ne cessent d’en polir les verres en ressassant les certitudes modernes dans les médias. Voici une annonce mettant en scène un savant d’un certain âge déclarant au nom de la firme qui le paye que « quand il pense aux kilowattheures, il pense à l’avenir de vos enfants ». Le reste du message suit toujours le même schéma : l’énergie est un concept ésotérique… mais

« nous en avons tous besoin […] comme tout le monde, à toutes les époques, en a toujours eu besoin […] nous pourrions en manquer […] si nous ne finançons pas les recherches de l’homme de l’annonce, c’est ce qui arrivera. »

Et la pointe finale :

« Rappelez-vous l’homme de Cro-Magnon ! Comme il peinait pour allumer le feu avec une étincelle. Maintenant, regardez-vous : vous n’avez qu’à appuyer sur l’interrupteur. Il portait son eau, vous ouvrez le robinet. Mais de l’âge de pierre au satellite, les gens ont toujours eu besoin d’énergie. »

Il semble que ces annonces ne soient pas sans effet, car elles touchent un point sensible. Plus profond est le gouffre qui sépare la consommation de calories des lecteurs de celle de l’homme des cavernes ou du brave Gaulois servant de référence, plus ceux-là croient pouvoir évaluer leur propre comportement au miroir de leurs ancêtres. Il est ravi d’entendre un promoteur de pop-science lui seriner que Cro-Magnon était aussi agressif et sexiste que lui ; il acclame

« Mary Douglas quand elle lui révèle que sa peur des pollutions est l’héritage d’anciens rituels, mais il est particulièrement réconforté d’apprendre que l’australopithèque était tout aussi dépendant de l’énergie que M. Dupont. »

Le second obstacle à la pleine reconnaissance qu’« énergie » est un concept interprétatif de l’existence humaine est en partie le résultat de la propagande pour la « voie douce ». Je ressens un certain embarras à le dire, parce que je n’ai pas reconnu ce danger plus tôt. Il y a quinze ans, je m’efforçais d’élaborer un modèle multidimensionnel des seuils au-delà desquels les outils deviennent contre-productifs 7. Alors que j’affinais mes arguments, j’étais enchanté de découvrir qu’il y avait des gens en train d’élaborer une comptabilité énergétique. J’étais heureux de pouvoir ainsi comparer l’efficience d’un homme avec celle d’un moteur propulsant tous deux une bicyclette et de constater qu’en termes de rendement énergétique, l’homme avait un net avantage. Quand je découvris qu’un homme sur une bicyclette était plus efficient qu’un esturgeon de mon poids nageant dans la mer Caspienne, je ressentis une grande joie à l’idée d’appartenir à la race qui avait inventé le roulement à billes et les pneus afin de battre tous les organismes au jeu de l’efficience énergétique 8. J’ai bien sûr aussi comparé l’énergie nécessaire pour mettre un bol de riz sur la table d’un paysan birman et celle qu’il faut dépenser pour fournir ce riz à un restaurant new-yorkais. En tant que tour de force, en termes d’« E », ces comparaisons peuvent être utiles. Mais lorsque je m’en délectais, je ne comprenais pas leur pouvoir de séduction réductionniste. À cette époque, je savais comment tracer la distinction entre le transit et le transport, entre une personne automobile sur ses pieds et le passager passif traité comme un colis. Mais je n’avais pas encore pris conscience qu’en mesurant ces deux formes de locomotion en kilowattheures ou en calories, je me rendais aveugle, et mon lecteur avec moi, à la différence essentielle entre les deux. Les gens et les moteurs ne se meuvent pas à travers le même type d’espace. Les gens automobiles transforment les espaces non appropriables (ce qu’on appelait les « communaux » dans les communautés rurales) sur lesquels ils marchent ou se reposent ; ils demeurent dans un domaine défini par le pouvoir de leurs pieds et le rythme autolimitant de leur corps. Les véhicules, pour leur part, tendent à annihiler les « communaux » et à les transformer en corridors de passage illimités. En transformant les « communaux » en ressource pour la production de kilomètres-passagers, ils réduisent la valeur d’usage des pieds. Ils homogénéisent le paysage, le rendant non transitable et catapultent ensuite les gens d’un point à un autre. Imputer des quotas d’énergie à l’homme sur ses pieds était inévitablement jouer le jeu de l’écologiste aveugle à cette distinction et qui, pour cela, amalgame les « communaux » et les ressources spatiales. En soumettant les distances parcourues par les paysans médiévaux et les pèlerins à une comptabilité énergétique, je suscitais inévitablement l’illusion que leur milieu, tout comme notre environnement, se trouvait sous le régime de la rareté et qu’ils s’adonnaient à des formes énergétiquement efficientes d’autotransport.

Accepter cet amalgame, c’est permettre que l’écocrate prenne la relève du technocrate, dont l’autorité restait limitée à l’administration des gens et des machines sociales que sont les institutions. Les ambitions de l’écocrate vont au-delà de ces institutions, ses outils de contrôle administratif englobent la nature. Symboliquement, le technocrate efface la lisière qui délimitait la société et le monde sauvage, cette lisière qui était le siège traditionnel des sorcières. Puisqu’il embrasse la société et son environnement comme deux systèmes constituant un tout fonctionnel, l’écocrate se voit comme un holiste.

L’emblème de cette nouvelle synthèse est l’ordinateur. On pourrait dire qu’en tant que tel, il constitue une nouveauté comparable à la machine à vapeur lorsqu’elle détrôna l’horloge comme symbole dominant, mais ce serait être aveugle à une grande différence entre ces deux changements. Ériger les « machines travaillantes » en symboles de la nature et de la société exigeait le socle d’une science fondée sur les présuppositions de la thermodynamique. Or l’ordinateur et la théorie de l’information n’ont en rien affaibli – ni théoriquement, ni idéologiquement – notre dépendance morale et sociale à l’égard de ces présuppositions. Pratiquement tous les courants de pensée et les styles rhétoriques prétendument alternatifs arborent les vieux symboles de valeur rare, de travail, d’énergie, de production. Porté par ces mêmes courants, l’ordinateur fait figure de grand économe qui redorera le blason du Travail en rendant l’énergie et l’emploi plus effectifs, plus décentralisés, plus flexibles et plus complexes. De même qu’à l’Âge des Fabriques, l’opposition de la gauche et de la droite contribuait à renforcer les certitudes d’époque, l’opposition de la voie douce et de la voie dure peut sceller aujourd’hui la dépendance de la société envers les jeux à somme nulle.

Toutefois, je crois que, plus que jamais, nous avons un choix. L’ordinateur pourrait devenir le symbole d’une société divisée par une ligne de partage très claire. Je ne parle pas de cette « économie duale », faite d’une sphère de basse productivité et d’une autre, de haute productivité qui semble pointer à l’horizon. Indépendamment de cette polarisation, je parle d’une ligne de partage beaucoup plus profonde. Je parle de la reconnaissance de deux domaines distincts dans la société : d’un côté, l’économie, dominée par les certitudes liées à notre besoin de marchandises qui, malgré leur abondance – pensez aux octets de mémoire disponible –, sont rares par leur constitution ; de l’autre côté, un domaine émergeant de « bonne vie » auquel peuvent avoir accès ceux qui se déconnectent des préconceptions thermodynamiques de l’économie. Laissons la science et l’intelligence artificielle administrer la production et l’administration d’une sphère réduite de biens économiques en quantité suffisante pour tous et dont tous ont besoin. Et permettons à la plupart des gens de vivre le plus clair de leur temps comme ils l’entendent, libérés du travail, des mégaoctets et des kilowattheures [!!!]. Ce que j’entends n’a rien à voir avec un retour romantique à la vie dans les bois ou un appel à la destruction des technologies nouvelles, un ludisme appliqué aux microprocesseurs.

Ce que j’envisage va au-delà de Karl Polanyi. Celui-ci m’a fait comprendre comment le processus de désencastrement qui fit émerger l’économie formelle ne pouvait que détruire les « communaux » jusqu’à atteindre un stade dans lequel la vie sociale coïnciderait presque exactement avec l’économie. Ce que je suggère, c’est que nous envisagions maintenant l’émergence d’un nouveau domaine de liberté dans lequel nous aurons exorcisé la perception, cette création récente, selon laquelle nous sommes des créatures soumises au besoin. Certes, le projet de trivialiser la sphère économique et de la subordonner à un domaine de liberté sociale nage à contre-courant de toutes les idéologies nées de la croyance dans l’énergie et dans le travail. Quant à la trivialisation des valeurs économiques, elle affronte les mythes fondamentaux sur lesquels sont construites tant la science que l’éthique contemporaines.

Ceci nous conduit au troisième obstacle majeur à la reconnaissance de l’« énergie » comme d’une illusion et une addiction. C’est l’intronisation des principes fondamentaux de la science en mythes légitimants de la modernité. J. C. Maxwell avait déjà reconnu le principe de conservation de l’énergie pour ce qu’il est : une loi qui est en fait une « doctrine productrice de science ». Comme Planck, son contemporain, il savait que cette prétendue « loi de la nature » fut reconnue avant que l’énergie ne soit choisie comme l’expression de sa valeur. Historiquement et psychologiquement, la convention selon laquelle, à l’instar des citoyens du XIXe siècle, la nature doit vivre dans le carcan d’un jeu de somme nulle fut établie avant la valeur des enjeux. Ce n’est qu’ensuite que cette valeur put prendre la forme d’« E ». En sciences sociales, les progrès suivaient la même pente. Les interactions sociales furent réduites à des échanges, les sujets à des agents entre lesquels ces échanges avaient lieu. Le milieu parfaitement neutre de l’échange est à la base de toutes les sciences construites sur les principes de conservation et les paradigmes de l’énergie.

Finalement, il y a une quatrième raison pour laquelle il est presque impossible de se déconnecter des concepts d’« énergie » et de travail sans paraître immoral. C’est que l’image que notre société se fait de l’être humain dépend de ces concepts. Et cet idéal humain – que je considère sexiste – est défendu tant par les hommes que par les femmes. Ces dernières ont autant de difficultés que les hommes à reconnaître le caractère sexiste de la définition d’un être humain par son potentiel de travail. Ni les uns ni les unes ne voient que ce potentiel définitoire de l’humain fut acquis historiquement entre la génération de Carnot et Ricardo et celle de Marx et Helmholtz. Avant cette époque, les hommes ne faisaient pas ce que font les femmes, et vice versa. Dans chaque communauté, les tâches et les outils se divisaient en deux moitiés. Il fallut la constitution théorique et pratique de la force de travail pour transcender cette division. Le travailleur dépourvu de genre naquit de la matrice de la force de travail, de même qu’« énergie » est un produit de la loi de conservation. Et ce travailleur sans genre habite un univers où tout est fait d’une seule substance : l’énergie.

Dans une étude magistrale, Brian Easeley 9 retrace les étapes de l’érection de cet univers depuis le temps des chasses aux sorcières jusqu’à celui de la femme victorienne. Il décrit comment, au cours du XVIIe siècle, les philosophes de la nature entreprirent de bannir conceptuellement la vie du cosmos et, simultanément, de minimiser le rôle des femmes dans la conception. Pas à pas, ils parvinrent à déclarer la matière purement inerte, agitée seulement par la vis viva. La matière devint ainsi pure mater, mère amorphe des choses, matrice informe prête à recevoir la semence des pouvoirs paternels, rien de plus que le cadre dans lequel les forces viriles allaient pouvoir engendrer toutes choses. Au cours de ce processus, le concept matière/mater devint logiquement inconnaissable, car amorphe et physiquement inobservable, réduit à une présomption d’existence. L’étude de ce principe « passif » nécessaire, complémentaire de tout ce qui existe et en mouvement, en vint à être exclue de la science par définition. La science devint alors l’étude des forces viriles et des formes que celles-ci adoptent dans leurs mouvements. Dans les années 1840, leur complément réapparut comme la matrice qui exalte la conservation de l’énergie virile en tant que première loi du cosmos et fondation de la science moderne.

Ivan Illich

Allocution inaugurale du séminaire « Options fondamentales pour une société de bas profil énergétique », tenu au Colegio de Mexico en juillet 1983.
Traduit de l’anglais par Jean Robert.
Publié dans la revue Esprit, août-septembre 2010.

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Notes :

1 Fritjof Capra, Le Tao de la physique (1971), Paris, Sand, 1975.

2 Erich Jantsch and Conrad H. Waddington (eds), Evolution and Consciousness : Human Systems in Transition, Reading, Addison-Wesley, 1976.

3 Gary Zukov, The Dancing Wu Li Masters, New York, William Morrow and Company, 1979.

4 Michaël Talbot, Mysticism and the New Physics, New York, Bantam Books, 1981.

5 Adam Smith, Recherche sur la Nature et les causes de la richesse des nations (1776), traduction de Germain Garnier, 1881

6 Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, éd du Seuil, 1981.

7 Ivan Illich, La Convivialité, éd. du Seuil, 1971.

8 Ivan Illich, Énergie et équité, éd. du Seuil, 1975.

9 Brian Easeley, Witch Hunting, Magic and the New Philosophy. An Introduction ta the Debates of the Scientific Revolution, 1450-1750, Sussex, The Harvester Press, 1980.

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