Andréas Sniadecki, Jean-Jacques Kupiec, l’ignorance au cœur de la cellule, 2018

Les idées de Jean-Jacques Kupiec ne sont que l’intériorisation
des contraintes extérieures auxquelles il est lui-même soumis :
soit une apologie du conformisme sous la forme du darwinisme.

« Le hasard est le nom
que nous donnons à notre ignorance »
Henri Poincaré.

Un penseur étrange en biologie a fait connaître ses théories ces dernières décennies : Jean-Jacques Kupiec et son idée d’ontophylogenèse 1. Pour lui, le fonctionnement de la cellule vivante et la formation de l’être vivant au cours du développement (ontogenèse) sont fondées sur des mécanismes identiques à ceux de l’évolution des espèces (phylogenèse), à savoir, le hasard des variations et la sélection naturelle, selon la théorie de Charles Darwin, le coryphée de la biologie et de l’évolution dans sa forme moderne.

Concernant l’ontogenèse, il fonde cette idée sur le fait que contrairement à ce que croyaient les biologistes moléculaires, les relations entre protéines, enzymes, etc. ne seraient pas stéréospécifiques – ne seraient pas strictement déterminées pour réagir seulement avec tel ou tel substrat – et se feraient donc « au hasard » ; et l’expression des gènes loin d’être le produit d’un programme génétique serait également « stochastique ». De là Kupiec met en avant ce qu’il appelle son « darwinisme cellulaire » qui, toujours selon lui, remet en question les fondements de la biologie moléculaire tels qu’ils existent depuis plus d’un demi-siècle.

C’est là tout le fondement de cette théorie que l’on nous présente comme absolument révolutionnaire et que Kupiec répète telle quelle à qui veut l’entendre depuis maintenant plus de 30 ans, soit depuis 1981 : une généralisation du darwinisme au métabolisme cellulaire et à la physiologie des organismes.

Autant cette théorie semble simple, voire simpliste, autant l’appareillage conceptuel et philosophique qui l’habille est complexe et sophistiqué. Malheureusement, un examen un peu attentif révèle que cet habillage est là essentiellement pour impressionner les badauds et les journalistes scientifiques 2 et faire tenir la théorie debout en semant la confusion dans les esprits. Dépouillée de ses oripeaux, cette théorie apparaît pour ce qu’elle est : une énième variante du fétichisme qui entoure le mécanisme de la sélection naturelle imaginé par Darwin.

Ne pas sortir du cadre

Kupiec met en avant un certain nombre de choses fort intéressantes. Sa remise en question des idées simplistes de la biologie et de la génétique moléculaire semble pertinente – même si on peut se demander après coup ce qui n’était pas simpliste dans cette vision du vivant comme usine chimique et machine moléculaire pilotée par un programme génétique. Ce sont justement ces grossières simplifications et l’ignorance crasse de la diversité et de la complexité du vivant qui, auprès de certains biologistes formés d’abord à la physique, lui ont assuré de la réputation et du succès, jusqu’à aujourd’hui encore.

Mais Kupiec, à partir de faits expérimentaux avérés, ne fait lui-même pas dans la subtilité pour les interpréter en tirant la couverture vers son « darwinisme cellulaire ». La manière dont il utilise les faits, les raisonnements qu’il met en œuvre, sont subtilement biaisés et des glissements de sens sont subrepticement introduits. Cela apparaît en pleine lumière dans son ouvrage de 2008, L’Origine des individus [OdI], où il expose de manière très précise l’épistémologie qui sous-tend sa démarche.

La dynamique des protéines

Tout commence avec la prétendue « non-spécificité » des protéines, dont il liste les faits qui, selon lui, la confortent 3 :

« Le principe de stéréospécificité sur lequel repose le déterminisme génétique, qui implique que les relations entre molécules biologiques sont univoques ou en nombre très limité, n’est donc pas conforme à la réalité expérimentale. Les molécules biologiques sont capables d’interactions multiples et leur combinatoire dans une cellule est énorme. » (OdI, p. 84)

« Non seulement les mêmes domaines d’interaction sont présents dans de nombreuses protéines, mais un même domaine protéique peut se se lier à des ligands différents. » (OdI, p. 85)

« Un nombre croissant d’argument indiquent que ce phénomène est du au fait qu’un site d’interaction protéique n’est pas un entité statique, mais dynamique. Sa structure tridimensionnelle n’est pas rigide mais flexible. » (OdI, p. 86)

« Il est démontré [que] des protéines contiennent des régions désordonnées, incapables de générer par elles-mêmes des structures secondaires, et donc également des structures tridimensionnelles stables. Dans ces protéines, les régions désordonnées forment en général plus de la moitié de la protéine et souvent la totalité. Elles ne sont pas accessoires. Au contraire, les protéines n’acquièrent une structure fonctionnelle que lorsque les régions désordonnées sont stabilisées grâce à l’interaction avec une autre molécule. Du fait de leur très grande stabilité, elles peuvent interagir avec de nombreux partenaires en adoptant des conformations et des fonctions différentes dans chaque cas. » (OdI, p. 87)

« Force est donc de constater que l’existence de ces protéines remet radicalement en cause l’idée classique que nous nous faisons de la relation entre le gène, la structure et la fonction des protéines. Leur structure ne dépend pas de manière déterministe de leur séquence codée dans l’ADN, mais des rencontres qu’elles font dans la cellule. Leur structure et leur fonction ne sont donc pas écrites dans le génome, préexistantes et immuables, mais produite par des processus cellulaires en temps réel. Or, il n’est pas envisageable que le programme génétique puisse déterminer précisément les rencontres intermoléculaires. » (OdI, p. 88)

Jusqu’ici, tout va bien : la plasticité des protéines rend caduque et absurde l’idée d’un « programme génétique » 4. Kupiec, constate donc que la spécificité des réactions n’est plus univoque et statique, puisque les sites d’interaction sont en réalité « multiples » et « dynamiques », et que, de plus, les molécules elles-mêmes du fait de leur très grande « plasticité » se transforment à mesure qu’elles participent à des réactions.

Comme on ne peut pas tout connaître dans les moindres détails (cf. OdI, pp. 89-90), Kupiec considère finalement qu’il y a « non-spécificité » des relations moléculaires et que ces relations, qui déterminent la structure et la fonction de ces molécules, peuvent donc être considérées comme le « produit du hasard », et relèveraient donc plutôt d’un traitement statistique et probabiliste que d’une approche strictement déterministe.

Autrement dit, puisque les interactions moléculaires sont trop « complexes » et « dynamiques » pour être connues à toutes les étapes de leurs réactions, Kupiec nous dit qu’en réalité elles se font n’importe comment, dans le plus grand désordre ! De l’approche statistique qui est (peut-être) nécessaire pour approcher les phénomènes, il glisse à l’interprétation schotastique de ces phénomènes qui est controuvée. Voilà une généralisation audacieuse qui ne s’encombre guère de détails et de nuances…

Mais ce n’est pas tout. Pour maintenir tout de même une certaine cohérence au déterminisme génétique, il est possible d’évoquer l’existence de réseaux de réactions moléculaires, eux-mêmes compartimentés dans le temps et l’espace à l’aide des différents organites qui composent la cellule. Ainsi, le nombre des interactions moléculaires se trouve limité, et cela explique par exemple que certains signaux moléculaires atteignent leurs cibles, malgré la grande variabilité des molécules en jeu (OdI, pp. 91-97).

« Cependant, il faut bien remarquer que le déterminisme génétique en est ébranlé et que nous aboutissons même à une contradiction. En effet, pour être effectifs, tous les mécanismes invoqués doivent supposer que les cellules possèdent déjà une organisation et un état de différenciation macroscopique qui assurent la compartimentation ou l’expression très précise de certaines protéines. […] Or, dans le cadre du déterminisme génétique, l’état macroscopique d’une cellule est précisément ce que les interactions entre molécules sont censées déterminer et ce que doit expliquer une théorie de l’ontogenèse. Nous aboutissons aussi à l’idée, surprenante dans le contexte du paradigme réductionniste, que l’effet d’un signal ne dépend pas de sa nature moléculaire intrinsèque mais de l’état global de la cellule qui lui permet de se propager selon une voie spécifique. » (OdI, p. 98, souligné par nous)

Paradoxe confirmé par certains résultats expérimentaux que cite Kupiec, pour en conclure :

« L’étude des interactions entre molécules conduit donc à un renversement complet de l’explication causale qui contredit le principe de l’ordre par l’ordre du déterminisme génétique. Nous sommes confrontés à un paradoxe : ce sont les caractéristiques macroscopiques des cellules (leur phénotype) qui déterminent l’organisation et les propriétés du niveau moléculaire et non l’inverse ! Les généticiens ont introduit la dichotomie génotype/phénotype avec le postulat que le génotype détermine le phénotype. Aujourd’hui, il est devenu nécessaire d’invoquer le phénotype pour expliquer l’action du génotype.

Bien que tous ces travaux aient été réalisés par des biologistes travaillant dans le cadre du paradigme réductionniste, il s’agit là d’un retour en force du holisme qui nie les fondements initiaux de la biologie moléculaire. » (OdI, p. 100)

Ces différentes études viennent donc démentir les postulats à partir desquels elles avaient été initiées. D’une certaine manière, les biologistes moléculaires commencent ainsi à découvrir l’existence… du métabolisme cellulaire ! Ils vont peut-être pouvoir répondre à la question que se posait le plus sérieusement du monde quelqu’un qui se présente pourtant comme une philosophe des sciences :

« Que manque-t-il pour douer le génome de vie ? Je l’ignore, mais si je devais me prononcer, je m’attacherais à observer attentivement où les limites actuelles de la conception en ingénierie et de la génomique se situent. »

Evelyn Fox Keller, “Génome, post-génome, quel avenir pour la biologie ?”, La Recherche n°376, juin 2004.

Le génome, pas plus qu’aucune autre molécule (ADN, ARN, protéine), ne peut être « doué de vie », c’est le métabolisme (processus physico-chimique) dans sa totalité (avec le génome dedans) qui confère la vie aux cellules.

Pour résumer cette situation étrange où se trouve la biologie moléculaire actuellement, on peut citer quelqu’un que Kupiec n’apprécie guère :

« Autrement dit, la génétique s’est retrouvée avec une théorie voulant une chose, et des résultats expérimentaux en voulant une autre. La théorie veut que l’hérédité soit la transmission d’une substance ordonnée (ADN) commandant l’organisation de l’être vivant. Mais au fur et à mesure que les résultats expérimentaux s’accumulaient, l’ordre de cette substance est devenu de plus en plus incertain et sa correspondance avec l’organisation de l’être vivant, de plus en plus vague. Au point qu’aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus rien, ni de cet ordre, ni de cette correspondance. »

André Pichot, “Mémoire pour rectifier les jugements du public
sur la révolution biologique
”, 2003.

Un révolutionnaire en peau de lapin

Que va faire Kupiec de la contradiction qu’il a identifié entre le « déterminisme génétique » (la théorie) et les « résultats expérimentaux » (la réalité) ? En fier et courageux révolutionnaire 5, va-t-il remettre en question les « fondements initiaux de la biologie moléculaire » et le cadre manifestement trop étroit du « paradigme réductionniste » ?

Que nenni :

« Pour que [la biologie moléculaire] garde sa cohérence théorique, nous devons résoudre cette contradiction. Comme l’indiquent les faits expérimentaux, nous avons besoin d’une théorie qui intègre l’influence des structures macroscopiques. » (OdI, p. 100, souligné par nous)

Nous avons souligné les deux termes importants de cette citation : Kupiec veut conserver les « fondements initiaux de la biologie moléculaire » et le cadre du « paradigme réductionniste », tout en résorbant la contradiction que lui présentent les faits expérimentaux.

Là où les physiciens, au cours du XXe siècle, cherchaient à « sauver les phénomènes » en complétant et remaniant leurs théories face aux résultats expérimentaux qui en montraient les insuffisances, Kupiec veut avant tout « sauver la théorie » des faits expérimentaux qui viennent la démentir radicalement. Loin d’être révolutionnaire, nous sommes ici devant une tentative profondément conservatrice, voire même franchement réactionnaire au plan épistémologique.

C’est ce que nous allons voir en examinant successivement les deux termes de cette déclaration.

Des objets inertes et morts

« Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires.
Je me rappelle avoir pleuré, les coudes sur la table, et hurlé :
Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la.”
Cette racine imaginaire se développa en moi comme un parasite.
Elle me rongeait, et il n’y avait pas moyen de m’en débarrasser. »
Eugène Zamiatine, Nous Autres, 1921.

Nous avons vu rapidement le petit tour de passe-passe que réalise Kupiec à propos de la spécificité des interactions moléculaires. En fait, il commet l’erreur inverse de la biologie moléculaire : là où celle-ci voyait une spécificité univoque et rigide, puisque cette spécificité apparaît être « multiple » et « dynamique », Kupiec en déduit que cette spécificité n’existe pas, qu’il y a donc une « non-spécificité » entre les molécules et que leurs interactions se font donc « au hasard ». Dans la suite il nous dira que ces interactions aléatoires sont ensuite sélectionnées par « l’influence des structures macroscopiques ». Selon quels critères ? Il serait bien en peine de nous le dire…

A partir de cette confusion initiale, le pli est pris et les raisonnements s’enchaînent pour faire tenir debout ce « darwinisme cellulaire ». Le tout est soutenu par une pensée binaire : soit on s’accroche au programme génétique strictement déterministe (qui en effet n’existe pas), soit on adopte le hasard des variations et la sélection naturelle avec une approche statistique et probabiliste, et donc l’ontophylogenèse de Kupiec. There is no alternative ! ; il n’y a pas d’alternative !

Il n’y a pas de place pour une troisième voie ou d’autres déterminations pourraient jouer et qu’il s’agirait de découvrir par des méthodes et une approche mieux adaptés à l’étrange objet de la biologie que constituent les êtres vivants. Kupiec veut conserver le cadre épistémologique existant, en conséquence de quoi, il ne tirera aucun enseignement de la contradiction que lui présentent les faits expérimentaux.

Pourtant, l’enseignement qu’il y a à tirer de tout cela, il le représente avec la figure 10 (OdI, p. 99) : du déterminisme linéaire où un gène engendre une protéine qui participe à une fonction ou une structure au sein de la cellule (ce que résume la formule : « le génotype engendre le phénotype »), on passe à un déterminisme circulaire où les structures et fonctions du métabolisme cellulaire influent en retour sur l’expression des gènes (épigénétique) et leurs produits (canalisation des protéines et de leurs interactions).

Kupiec, en bon darwinien, en vient donc non seulement à oublier, mais surtout à nier que l’être vivant soit avant tout une construction historique : les structures internes propres au métabolisme cellulaire ne sont pas conçues comme le produit d’une élaboration progressive des cycles biochimiques, mais comme le produit d’une simple « accumulation de contraintes sélectives » 6 par un organisme ballotté au grès des aléas du milieu 7

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Partout dans les différents domaines de la connaissance, le but est de dégager les déterminismes propres aux phénomènes observés et aux expérimentations réalisées à partir des hypothèses élaborées pour les expliquer. Sauf en biologie de l’évolution où ce serait inévitablement réintroduire la main de Dieu dans la culotte de la science ! Les darwiniens ont fait du hasard des variations et des contingences de la sélection naturelle une explication causale universelle des manifestations propres aux êtres vivants. L’invocation de la sélection naturelle est devenue un mantra non seulement de la pensée évolutionniste, mais aussi de plus en plus de la biologie en général.

Stephen Jay Gould, en cela plus audacieux encore que Kupiec, va même jusqu’à parler de la « capacité créative de la sélection naturelle » alors que cette dernière n’est qu’un processus d’élimination des formes vivantes prétendument les moins adaptées, et nous explique doctement à ce propos :

« Pour accepter la totalité de l’argumentation de Darwin sur la capacité créative de la sélection naturelle, il faut être d’accord avec toute une conception du monde, dans lequel l’extérieur dirige et l’intérieur fournit seulement un matériau brut qui n’impose aucune contrainte importante au changement évolutif ; il s’agit d’un monde où les objectifs fonctionnels du changement viennent en premier et où les modifications morphologiques ne peuvent se réaliser qu’ensuite. »

Stephen Jay Gould, La Structure de la théorie de l’évolution, 2006, p. 227.

Dans la suite, Gould ne nous dit évidemment pas comment les « objectifs fonctionnels », qui sont des idées abstraites, peuvent se manifester en premier dans les organismes et de manière indépendante des « modification morphologiques » qui sont d’ordre concret et matériel ; notre évolutionniste marche sur la tête !

Quant à l’idée que les êtres vivants ne seraient qu’un « matériau brut » isotrope et amorphe, faut-il comprendre par là que notre paléontologue n’en a jamais vu que sous forme de fossiles, simples formes figées dans la roche ? Cette citation vend la mèche : la sélection naturelle est en réalité le mécanisme explicatif par lequel la sensibilité propre et l’activité autonome du vivant sont évacués de l’organisme et transférés à des facteurs qui lui sont extérieurs et étrangers 8.

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L’approche de la génétique moléculaire est donc insuffisante pour appréhender la totalité de ces déterminations qui se conditionnent les unes les autres, en relation avec le milieu de l’être vivant. On pourrait même en conclure que l’approche en termes d’interactions entre molécules n’est pas le bon niveau d’observation pour appréhender le vivant, et qu’il vaudrait mieux élargir l’horizon en s’attachant surtout aux cycles biochimiques à l’œuvre au sein du métabolisme cellulaire et qui semblent beaucoup plus probablement conditionner l’expression des gènes.

Le fait qu’il soit « devenu nécessaire d’invoquer le phénotype pour expliquer l’action du génotype », c’est-à-dire de prendre en compte l’existence du métabolisme cellulaire pour comprendre les êtres vivants, n’est pour lui que la négation « fondements initiaux de la biologie moléculaire », c’est pour lui un obstacle à sa théorie de l’ontophylogenèse, un scandaleux retour au « holisme » 9

Kupiec ne veut voir là que la contradiction que ces faits apportent à la seule science qu’il connaît, au seul et unique cadre dans lequel il sait travailler en biologie, le déterminisme génétique ; contradiction qu’il s’agit donc pour lui d’escamoter par divers tours de passe-passe.

Le holisme, voilà l’ennemi !

Le chapitre suivant de son ouvrage 10 sera donc consacré à démolir les éventuelles alternatives au réductionnisme qu’il regroupe sous le terme générique de holisme, les approches qui s’attachent à appréhender le vivant en tant que totalité :

« Il existe de nombreuses variantes du holisme, soutenues par des philosophes, des physiciens ou des biologistes. Tout en possédant chacune leurs spécificités, elles forment un véritable courant de pensée dont la caractéristique commune est de nier le principe premier de la science. Celle-ci ne s’est pas uniquement constituée par une méthodologie expérimentale, mais aussi grâce à la révolution philosophique qui a aboli l’animisme. L’idée d’une matière animée par une cause finale qui lui serait inhérente a été abandonnée pour concevoir la matière comme inerte et agie uniquement par des causes externes. Le holisme, au contraire, réintroduit l’animisme. Il suppose une matière créatrice de totalités organisées correspondant à des niveaux de complexité croissante (atomes, molécules, cellules, organismes, etc.). Dans cette création il y aurait à chaque niveau l’émergence spontanée de propriétés irréductibles à celles des niveaux inférieurs. » (OdI, p. 101, résumé du chapitre 5 en exergue, passages soulignés par nous)

En effet, les variantes du holisme sont nombreuses, et tout au long de ce chapitre Kupiec en passe en revue toute une brochette. Ces différentes variantes sont très hétéroclites, et certaines manquent de rigueur dans l’emploi de leurs concepts, voire se payent de mots 11.

Pour notre part nous nous contenterons d’examiner les principaux arguments qu’avance Kupiec pour prétendre, en conclusion de ce chapitre, que « l’auto-organisation n’existe pas », notamment en analysant la manière dont il traite un des phénomènes emblématiques de ce courant de pensée, les cellules de Bénard (voir encadré ci-dessous). Mais il est d’abord nécessaire de faire quelques remarques qu’appellent la citation ci-dessus.

La méthode des sciences a été développée par et pour la physique et la mécanique, l’étude des corps considérés comme inertes et morts. Mais après quelques siècles, les résultats de ces études sont venus démentir les postulats sur lesquels était fondé cette méthode.

Depuis qu’Albert Einstein a énoncé la célèbre formule E=mC2, l’équivalence entre la matière et l’énergie, la masse et le mouvement, est établie. Sans entrer dans une analyse approfondie des implications pour la méthode scientifique de la théorie de la relativité jusqu’à celles de la mécanique quantique – qui en gros montrent que matière, mouvement et temps ne sont pas des variables indépendantes mais sont fondamentalement indissociables –, il faut aussi souligner que mathématiciens et physiciens ont, au cours du XXe siècle, découvert de nouveaux objets et phénomènes complexes qui ne se laissent pas aisément appréhender avec le seul formalisme mathématique ni réduire à la méthode des sciences telle qu’elle a été formulée à l’origine.

Or Kupiec, s’il a bien entendu parler de la relativité, ne retient de la physique quantique qu’il s’agit avant tout « d’une théorie probabiliste qui a érigé l’indéterminisme en principe fondamental » (p. 105). Seulement ce qui va dans son sens, donc. Pourtant cet indéterminisme et l’approche probabiliste qui en résultent ne tombent pas du Ciel des Idées. Ils sont le produit du fait que ces théories établissent l’instabilité fondamentale et intrinsèque de la matière, qui récuse radicalement ce qu’il estime être le « principe premier de la science » : « la matière comme inerte et agie uniquement par des causes externes ».

Il est vrai que les physiciens n’ont toujours pas tiré toutes les conséquences épistémologiques et philosophiques de ces étranges résultats. Quoiqu’il en soit, plus aucun d’entre eux n’irait soutenir que matière et mouvement, masse et énergie sont aussi strictement séparés que Kupiec continue à le croire.

Et certes, on pourrait dire qu’au niveau macroscopique qui est celui de la biologie, cela ne change pas grand’chose. Mais nous allons voir quel usage curieux et controuvé Kupiec fait de cette conception de la matière comme inerte et morte qui nous ramène au XVIIe siècle !


Encadré : Les cellules de Bénard

Au début du XXe siècle Henri Benard met au point le dispositif expérimental qui permet de produire les « cellules de Benard », en fait des cellules de convection dans un liquide.

Le dispositif est assez simple : il consiste à enfermer un liquide entre deux lames de verre et de le chauffer par en dessous. En fonction de la viscosité du liquide utilisé, la chaleur est propagée dans le liquide d’abord par diffusion simple, puis au-delà d’une certaine température, par des cellules de convection :

Plus simplement, vous pouvez créer une grosse « cellule de Benard » en faisant chauffer de l’eau pour des pâtes dans une casserole !


L’auto-organisation n’existe pas !

Rien ne l’illustre mieux que la manière dont il critique l’interprétation du phénomène des cellules de Bénard (voir encadré n°1) comme « auto-organisation d’une structure dissipative » qu’ont proposés Ilya Prigogine et Isabelle Stengers 12 (OdI, pp. 124-128) :

« Il y a là une contradiction flagrante entre le phénomène décrit et sa conceptualisation. Il serait plus exact de parler d’hétéro-organisation pour indiquer le fait que le système s’organise sous l’effet de la contrainte provenant de l’environnement. L’organisation produite dépend de cette contrainte et non d’un phénomène d’émergence spontané à partir des composants du système » (OdI, p. 128)

Un peu avant, il précisait :

« Le système serait capable de créer de l’ordre spontanément, sans être agit par une cause extérieure. » (OdI, p. 125, souligné par nous)

Personne n’est assez stupide aujourd’hui, je crois, pour penser que dans la nature des phénomènes puissent se produire sans avoir de cause ! En tout cas, chez les scientifiques, personne ne croit plus aux miracles, contrairement à ce que semble penser Kupiec qui répète ici à plusieurs reprise ce qu’il croit être un argument massue.

En effet, les cellules de Bénard n’apparaissent pas dans un système physique isolé : voilà semble-t-il la grande découverte de notre éminent théoricien !

*

A ses débuts, au XVIIe siècle, la méthode des sciences s’est attachée à étudier des phénomènes simples et linéaires qu’elle pouvait considérer comme des systèmes physiques isolés ; ainsi du mouvement des corps où les frottements de l’air étaient considérés comme négligeables. Plus tard, le laboratoire permis de mieux isoler encore les phénomènes, en mettant sous le contrôle de l’expérimentateur toutes les influences extérieures. De cette manière furent étudiés et découvertes les « lois de la nature » qui dans l’ensemble, à partir d’un gradient initial menaient vers un équilibre des forces en présence où plus rien ne se produisait.

Concernant les êtres vivants, il est significatif que cette méthode en vint à étudier surtout des corps morts, se contentant pendant longtemps d’en effectuer la description (dissection, anatomie, classification, etc.) ; ainsi, nombre de méthode de laboratoire, encore aujourd’hui consistent à figer – à fixer au sens photographique du terme – l’organisation des êtres vivant à un moment donné afin de pouvoir l’observer bien à l’aise. Pourtant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la thermodynamique inaugure progressivement l’étude des systèmes physiques ouverts, où l’apport continuel d’énergie, le maintient constant d’un gradient, conserve ces systèmes loin de l’équilibre, voire même entretient un équilibre dynamique, une succession cyclique d’états. L’exemple emblématique le plus simple : la machine à vapeur, moteur de toutes les autres machines de l’industrie à ses débuts.

Il semblerait que ce ne soit que vers la seconde moitié du XXe siècle que les principes et les enseignements de la thermodynamique aient été appliqués à l’étude des êtres vivants, notamment par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (op. cit.).

Cela semble assez incroyable, mais c’est une conclusion à laquelle on est bien obligé de se résoudre en lisant son ouvrage : Kupiec ne semble toujours pas avoir compris la différence entre un système isolé et un système ouvert. Il en est resté à la méthode des sciences du XVIIe siècle et a ses postulats simplistes ! Outre le fait, comme on l’a vu, qu’il n’a pas véritablement intégré les acquis de la physique du XXe siècle, il reste dans une pensée binaire : soit c’est l’animisme, la matière est animée par la finalité propre à son essence, soit c’est l’inertie totale, la matière et mise en mouvement uniquement sous l’effet de contraintes extérieures. Once again : There is no alternative ! ; une fois de plus : il n’y a pas d’alternative !

*

Dans l’expression auto-organisation, Kupiec ne voit que le terme auto, alors que ce qui est important dans ces systèmes physiques se situe au contraire dans le terme organisation. Le dispositif expérimental qui produit les cellules de Bénard est certes totalement construit et contrôlé par l’expérimentateur (les « causes externes »), mais ce n’est pas là l’important, ce n’et pas là ce qui rend ce phénomène emblématique de ce qu’on appelle l’auto-organisation.

D’un processus linéaire à une échelle microscopique, la diffusion/ conduction de la chaleur de proche en proche par le mouvement brownien des molécules du fluide, le système physique passe à une dynamique circulaire à l’échelle macroscopique : le régime de convection des cellules de Bénard. Ce passage d’un régime statique et indifférencié à un autre différencié ou le fluide est en circulation – organisé – n’est pas commandé uniquement par le gradient de chaleur imposé de l’extérieur, mais il est fixé aussi par un facteur interne au système physique : la viscosité du fluide détermine la température de transition et la dimension des cellules.

Il s’agit donc d’un changement qualitatif notable à l’intérieur du fluide. C’est cela qu’il convient d’analyser précisément et en détail pour ouvrir des perspectives à une compréhension renouvelée du vivant ; et c’est cela, précisément dont Kupiec ne veut absolument pas entendre parler en mettant en avant cet argument aussi stupide qu’inepte selon lequel, dans tous les cas, « le système est agit par une cause extérieure ».

« Il serait plus exact de parler d’hétéro-organisation, pour indiquer le fait que le système s’organise sous l’effet de la contrainte provenant de l’environnement. L’organisation produite dépend de cette contrainte et non d’un phénomène d’émergence spontanée à partir des composants du système. » (OdI, p.128)

*

Le déterminisme linéaire de la physique et de la mécanique classique, permettait d’établir des « lois de la nature » simples et régulières, pour la plupart réversibles, avec lesquelles il est possible de construire des machines fiables à l’activité répétitive, conférant une maîtrise assurée de la nature. Les cellules de Bénard introduisent dans l’étude des phénomènes physico-chimiques de la nature l’idée de cycle, de déterminisme circulaire, de dynamique non-linéaire, d’irréversibilité et de thermodynamique, dont la complexité et la turbulence sont certes moins tranquilles et rassurantes pour l’esprit, mais plus propices à une compréhension plus exacte des êtres vivants.

Mais de tout cela, Kupiec ne nous en parle pas. En biologie, il ne semble connaître que fort peu de choses de la biochimie, de la thermodynamique et des cycles métaboliques ; en tout cas, s’il en a nécessairement entendu parler par les vrais biologistes qu’il lui arrive de rencontrer, il n’en fait absolument rien.

Il ne connaît que la génétique moléculaire avec sa mécanique linéaire : un gène engendre une protéine, qui réalise une fonction ou participe à une structure, etc. Et pour lui la biologie doit continuer à marcher au pas de cette mécanique linéaire, c’est-à-dire à ne pas admettre que les effets puissent réagir sur les causes qui les ont engendrés, en qu’en conséquence l’organisation de l’être vivant puisse non seulement s’engendrer mais aussi se transformer elle-même en rapport avec le milieu environnant…

L’autonomie n’existe pas !

La théorie qu’avance la biologie moléculaire est linéaire et statique, l’être vivant s’y présente comme un solide articulé, comme une machine biochimique à l’organisation fixée une fois pour toute. Non seulement Kupiec veut conserver cette théorie au prétexte qu’elle se conforme au « principe d’objectivité de la nature », mais il va beaucoup plus loin.

La conception qui se dégage de l’être vivant dans ce processus d’ontophylogenèse tel que Kupiec l’imagine en fait une sorte de pantin, de marionnette jouet des contraintes du milieu extérieur, n’ayant aucune autonomie propre.

« Les êtres vivants ne sont pas autonomes. Ils dépendent de leur environnement. Le vivant ne peut pas se concevoir sans l’environnement. » (Agoravox)

Voilà encore une grande découverte de notre biologiste : les êtres vivants dépendent de leur environnement ; incroyable ! L’être vivant qui a nom Kupiec s’est enfin aperçu qu’il devait manger tous les jours !! Ne confondrait-il pas ici autonomie (se donner à soi-même ses propres règles de conduite) avec autarcie (se suffire à soi-même) ? Nous allons voir que c’est un peut plus subtil que cela.

Pour soutenir ce déni de l’autonomie chez les êtres vivants, Kupiec convoque Claude Bernard (1813-1878) qu’il va interpréter de manière controuvée.

« En biologie le principe d’objectivité de la nature est une des raison qui ont conduit Claude Bernard à élaborer le concept de milieu intérieur. En effet, comme il l’explique dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), cette notion n’a pas pour visée première, comme on le croit souvent, de définir l’individu dans son autonomie vis-à-vis du milieu extérieur, mais de permettre le développement d’une physiologie expérimentale fondée sur des principes analogues à ceux de la physique et de la chimie. […]

Le concept de milieu intérieur permet de comprendre le fait que les phénomènes du vivant sont analogues à ceux de la physico-chimie, donc que les êtres vivants sont dotés d’activité, bien que leurs parties soient par elle-même inertes, comme l’est la matière non-vivante. Il élimine ainsi le besoin de recourir au finalisme ou au vitalisme. » (OdI, pp. 105-106)

Dans le chapitre 6, L’hétéro-organisation, Kupiec revient plus précisément sur ce point :

« 6.1.2. L’organisme intériorise son environnement

L’ontophylogenèse est un phénomène d’hétéro-organisation. […] L’organisme se structure grâce à cette intériorisation de l’environnement duquel il est inséparable.

Cette conception s’oppose à celle d’un individu intrinsèquement autonome telle qu’elle est véhiculée par la génétique et l’auto-organisation. Selon ces théories, les rapports de l’organisme à son milieu extérieur sont limités à des apports nutritifs lui permettant de se construire selon sa propre détermination interne (les gènes ou les propriétés émergentes). La sélection naturelle agit sur l’organisme, mais au stade adulte, une fois qu’il est déjà formé, et non sur son embryogenèse, comme c’est le cas dans l’ontophylogenèse. Il serait ainsi dans la nature de l’embryogenèse de créer un organisme séparé de l’environnement par une frontière étanche, assurant son existence grâce à la constance de son milieu intérieur. Dans cette conception finaliste, cette séparation entre le vivant et son environnement est une caractéristique essentielle de la vie. En réalité, il s’agit là d’un véritable contresens qui défigure la théorie du milieu intérieur de Claude Bernard. » (OdI, pp. 163-164, souligné par nous)

Quel biologiste serait assez stupide pour penser qu’il y a une « frontière étanche » séparant les êtres vivants et leur milieu ?

De même, il est difficile de comprendre en quoi l’idée d’une autonomie de l’être vivant serait une « conception finaliste ». Elle est simplement le produit de la causalité circulaire propre aux systèmes ouverts… dont Kupiec ignore tout, il est vrai. On voit ici que Kupiec ne semble pas comprendre qu’il puisse y avoir une relation/séparation de l’être vivant avec son milieu, bien que, comme tout le monde, on l’imagine, il l’éprouve et l’expérimente tout les jours. Nous allons voir dans la suite que pour lui, soit la relation est totale, soit la séparation est absolue. Pensée binaire et manichéenne qui ne laisse guère de place à la nuance et à la subtilité…

A l’appui de ses affirmations, il cite cette phrase que Cl. Bernard a mis sous différentes formes dans ses ouvrages :

« La vie est le résultat du contact de l’organisme et du milieu ; nous ne pouvons pas la comprendre avec l’organisme seul, pas plus qu’avec le milieu seul. » (Claude Bernard, cité in OdI, p. 164 et Agoravox)

Pour en conclure :

« Dans cette relation il y a nécessairement adaptation de l’organisme à son milieu extérieur. » (OdI, p. 164)

Adaptation dont on comprend ensuite qu’elle est entendue ici au sens le plus restrictif, c’est-à-dire de conformation et de soumission aux contraintes imposées par le milieu. S’appuyant toujours sur l’autorité de Cl. Bernard, qui distingue « trois formes générales sous lesquelles la vie apparaît : vie latente, vie oscillante, vie constante », Kupiec commente :

« La “vie constante” est la troisième forme d’adaptation (LPV, pp. 112-124). Elle correspond aux vivants possédant un milieu intérieur constant et qui sont ainsi autonome vis-à-vis de l’environnement. » (OdI, p. 165)

Alors, les êtres vivants sont-ils autonomes, oui ou non ? Où est le « contresens » qu’il dénonçait tout à l’heure ?

Il faut bien préciser que Cl. Bernard n’emploie pas directement le terme d’autonomie pour qualifier les êtres vivants. Concernant ceux dotés d’une « vie constante » grâce à leur « milieu intérieur », il précise :

« Elle s’écoule d’un cours constant et indifférent en apparence aux alternatives du milieu cosmique, aux changements des conditions matérielles qui entourent l’animal. […] C’est un organisme qui s’est mis lui-même en serre chaude. Aussi les changements perpétuels du milieu cosmique ne l’atteignent point ; il ne leur est pas enchaîné, il est libre et indépendant. » (LPV, p. 122, souligné par nous)

Le terme d’autonomie n’est pas employé explicitement, mais l’idée y est bien (d’autant que Cl. Bernard insiste sur les réserves nutritives qui sont indispensables à cette indépendance ; cf. LPV p. 123) : les êtres vivants dépendent bien des éléments généraux et constants présent dans leur milieu (eau, air, nourriture, etc.), et c’est par là qu’ils deviennent indépendants des éléments singuliers et de circonstances contingentes de ce milieu (conditions météorologiques, lumière du jour, etc.), dans la mesure où ils sont dotés « d’organes différenciés et de facultés éminentes » (Lamarck). Cette autonomie, fondée sur une relation/séparation d’avec le milieu, est bien ce qui leur permet de se donner à eux-mêmes leurs propres règles de conduite, d’être libres et indépendants ; donc véritablement autonomes.

Comment Kupiec va-t-il donc interpréter tout cela pour faire apparaître ce qui, selon lui, constitue un « contresens » ? Laissons-le poursuivre à la suite de la citation précédente (OdI, p. 165) :

« Cependant, il est totalement erroné d’interpréter la constitution d’un milieu intérieur constant comme un processus finaliste ou téléonomique qui dénoterait d’une propriété intrinsèque au vivant, visant a priori à fabriquer des individus.

“Dans la vie constante, l’être vivant paraît libre et les manifestations vitales semblent produites et dirigées par un principe vital intérieur affranchi des conditions physico-chimiques extérieures ; cette apparence est une illusion. Tout au contraire, c’est particulièrement dans le mécanisme de la vie constante ou libre que ces relations étroites se montrent dans leur pleine évidence.” (Cl. Bernard, LPV, p. 124)

Bernard parle d’illusion parce que la constance du milieu intérieur est un mécanisme d’adaptation de l’organisme à l’environnement dont il reste par là même dépendant. Le vivant n’est que relation à l’environnement et la constitution du milieu intérieur est une conséquence de cette relation. Elle nécessite des mécanismes à l’interface entre l’organisme et son environnement qui compensent en permanence les variations de ce dernier. Il s’agit donc d’une complexification de la relation à l’environnement, et non d’une indépendance absolue traduisant une propriété téléonomique interne, inhérente aux êtres vivants. » (OdI, pp. 165-166, souligné en gras par nous)

Quel biologiste serait aujourd’hui assez stupide pour penser qu’il y a une « indépendance absolue » des êtres vivants vis-à-vis de leur milieu ?

Mais ne perdons pas le fil de l’embrouille. Pour bien comprendre ce que dit Cl. Bernard ici, il faut lire le paragraphe juste après la citation qu’en donne Kupiec, et qui conclut sa deuxième Leçon :

« Nous ne saurions donc admettre dans les êtres vivants un principe vital libre, luttant contre l’influence des conditions physiques. C’est le fait opposé qui est démontré, et ainsi se trouvent renversées toutes les conceptions contraires des vitalistes. » (Cl. Bernard, LPV, p. 124, souligné par nous)

Et aussi, la page précédente, Cl. Bernard précisait déjà :

« Nous avons examiné successivement les trois formes générales sous lesquelles la vie apparaît : vie latente, vie oscillante, vie constante afin de voir si dans l’une d’elles nous trouverions un principe vital intérieur capable d’en opérer les manifestations, indépendamment des conditions physico-chimiques extérieures. » (Cl. Bernard, LPV, p. 123)

Autrement dit, dans toute cette deuxième Leçon (si ce n’est dans tout ses ouvrages), Cl. Bernard s’en prend au vitalisme sous la forme qu’il avait dans la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir l’idée que les êtres vivants seraient animés par une force particulière, spéciale et encore inconnue (voire mystérieuse et occulte), mais indépendante de leur substrat physico-chimique. Cl. Bernard s’oppose non à la notion d’autonomie des êtres vivants, mais bien au vitalisme de son époque, conçu comme « principe vital intérieur affranchi des conditions physico-chimiques extérieures » qui serait à lui seul, et à lui seulement, à l’origine de tous les phénomènes de la vie ! Cl. Bernard insiste sur la relation avec l’environnement parce que c’est dans l’influence des conditions physico-chimiques extérieures qu’il prouve expérimentalement et trouve l’explication des phénomènes que les vitalistes attribuent à une force vitale, interne et mystérieuse.

Plus personne dans la communauté des biologistes ne soutiendrait aujourd’hui un tel vitalisme, pas même les tenant des théories de l’auto-organisation, de l’émergence ou de l’autonomie, malgré toutes les insuffisances scientifiques et épistémologiques dont ils sont coupables ; et malgré toutes les critiques que l’on peut leur adresser.

C’est donc Kupiec – dans la citation OdI pp. 165-166 ci-dessus – qui commet un contresens total, en amalgamant ses propres préoccupations, visant à disqualifier le « holisme » du XXe siècle, avec celles de Cl. Bernard cherchant à réfuter le vitalisme du XIXe siècle.

Cl. Bernard parle d’illusion à propos des vitalistes qui ne veulent reconnaître aucune « influence des conditions physico-chimiques extérieures » au profit de la toute puissance d’une « force vitale », mystérieuse et occulte. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître l’autonomie que le milieu physico-chimique intérieur confère à l’organisme, la liberté et l’indépendance relative vis-à-vis du milieu extérieur dans sa généralité 13. Cl. Bernard précise même plus loin dans le même ouvrage :

« L’organisme complexe est un agrégat de cellules ou d’organismes élémentaires, dans lequel les conditions de la vie de chaque élément sont respectées et dans lequel le fonctionnement de chacun est cependant subordonné à l’ensemble. Il y a donc à la fois autonomie des éléments anatomiques et subordination de ces éléments à l’ensemble morphologique ou, en d’autres termes, des vies partielles à la vie totale. » (Cl. Bernard, LPV, p. 356-357)

On voit qu’ici Cl. Bernard, au contraire de Kupiec, n’a aucune difficulté à concevoir la relation/séparation des cellules et des organes à l’organisme en tant que totalité ; non plus que de l’organisme à son milieu. Cl. Bernard n’est pas non plus encombré de la question de savoir s’il s’agit là d’un « processus finaliste ou téléonomique qui dénoterait d’une propriété intrinsèque au vivant, visant a priori à fabriquer des individus » (OdI, p. 165), puisque par ses études et expérimentations sur les corps vivants, il a pu constater à la fois « l’influence des conditions physico-chimiques extérieures » et l’autonomie qui résulte de la dynamique interne d’ordre physico-chimique des êtres vivants.

Kupiec, obnubilé par la défense de sa théorie fétiche, en oublie – contrairement à Cl. Bernard – les faits d’observation élémentaire et voit tout à travers le prisme de sa querelle avec les ignobles « holistes » défendeurs de l’auto-organisation. Ce faisant, il ne comprend plus le but de Cl. Bernard : s’opposer au vitalisme anti-matérialiste de la fin du XIXe siècle. Il plaque sur une querelle ancienne qui n’a plus d’objet, les termes de sa propre querelle avec des adversaires dont il ne comprend pas les théories, parce que le fondement de ses propres conceptions du vivant sont totalement erronées…

Voilà pour la manière donc Kupiec cherche à conserver la « cohérence théorique de la biologie moléculaire » !

Des êtres vivants comme pantins

Savez-vous ce que les constructeurs exigent
habituellement de leurs créatures cybernétiques ?
L’obéissance.
Ils n’en parlent pas, bien sûr,
et certains ne s’en rendent même pas compte ;
mais c’est un principe que l’on admet tacitement.

Stanislaw Lem, Mémoires d’Ijon Tichy,
“Le docteur Diagoras”, 1971

Fort d’une telle réfutation théorique et épistémologique du holisme et de la notion d’autonomie en biologie, Kupiec campe fermement sur ses positions : la matière est inerte, donc l’organisation des êtres vivants est le pur produit des seules contraintes externes. Et de marteler :

« Mais [les théories de l’auto-organisation] portent toutes une nouvelle contradiction. Lorsqu’elles cherchent à expliquer des phénomènes concrets, elles réintroduisent sans l’assumer des contraintes extérieures qui s’appliquent sur les systèmes pour les ordonner [sic !], alors que dans le même temps, elles proclament leur organisation spontanée à partir de leurs éléments. Cela démontre que les phénomènes réels d’organisation ne sont pas des phénomènes d’auto-organisation, mais d’hétéro-organisation. » (OdI, p. 275)

Comme Kupiec ne sait pas faire la différence entre systèmes isolés et systèmes ouverts, il ne comprend pas que les « contraintes externes » puissent non pas inéluctablement et impérativement « ordonner » l’organisation des êtres vivants, mais plus modestement et moins autoritairement participer, influencer ou encore initier des modifications de cette organisation et de sa dynamique interne autonome.

Mais la matière est inerte, donc la dynamique interne autonome des êtres vivants ne peut pas exister, donc l’être vivant n’agit pas sur son milieu, il est agit par son environnement.

« Le vivant n’est que relation à l’environnement et la constitution du milieu intérieur est une conséquence de cette relation. » (OdI, p. 166)

« Il ne se gouverne pas par lui-même parce qu’il est soumis à la sélection naturelle, c’est-à-dire y compris dans sa structure et ses mécanismes internes. C’est précisément ce que désigne le concept d’hétéro-organisation. » (Agoravox)

« La nature de la contrainte environnementale se reflète dans la forme que prend l’organisation interne du système considéré. » (Agoravox, souligné par nous)

La théorie du reflet et la camera obscura

Kupiec, sans s’y référer explicitement, nous fait ici le coup de la théorie du reflet, cette fois en ce qui concerne l’organisation interne de l’être vivant.

Pour ceux qui n’ont pas connu le temps de la guerre froide et des affrontements doctrinaires qui structuraient cette époque, la théorie du reflet désigne, dans « le système anti-idéaliste du matérialisme dialectique de Marx et Engels » 14, l’idée selon laquelle toutes les superstructures idéologiques (telles que la religion, la culture, et d’une manière générale toutes les idées et représentations que les membres d’une société pouvaient se faire sur eux-mêmes et leur organisation sociale) ne sont que le « reflet » des infrastructures économiques et matérielles (forces productives telles que la science et la technologie, rapports de production telles que le système économique, l’État et la division de la société en classes sociales).

De même, Engels, Lénine et d’autres soutenaient la thèse – assez simpliste – que la connaissance scientifique est un « reflet objectif » de la réalité extérieure, un « reflet » qui se perfectionne le long de l’histoire, tandis que la culture, la philosophie, la religion, etc., ne seraient qu’une « superstructure idéologique » par rapport à la « base économique » : ce ne seraient que des constructions intellectuelles sans fondement dans lesquelles les différentes classes sociales représentent et travestissent leurs intérêts matériels en intérêts universels.

Autrement dit, toutes les formes de la vie sociale sont en réalité déterminées et conditionnées, en dernière instance, par les structures matérielles qui sous-tendent une organisation sociale. La matière détermine en dernier ressort l’esprit humain et non le contraire. Selon la formule canonique : « Ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, mais l’être social qui détermine la conscience ».

Nous sommes encore ici devant une conception totalement linéaire de la causalité (une cause engendre mécaniquement une conséquence) dans le domaine social, alors qu’il devrait être évident que la causalité y est très largement (tout comme déjà chez les êtres vivants les plus simples) circulaire : les effets réagissent sur les causes qui les ont engendrés, soit pour les stabiliser (régulations, équilibres dynamiques, etc.) soit pour les transformer radicalement (évolution historique). On a affaire ici à des conceptions issues des sciences des objets inanimés (mécanique, physique) propre au XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui sont plaquées sur des objets animés, des êtres humains et leur organisation sociale. Avec les mêmes conséquences, à savoir le déni de la liberté et de l’autonomie de l’être par rapport à son milieu, la négation de sa capacité à dépasser, dans une certaine mesure, les déterminations qui l’ont engendré 15.

Tout cela fleure bon le scientisme bien étroit et borné…

Nous retrouvons chez Kupiec une idée semblable : la « superstructure », c’est ici l’organisation de l’être vivant dont la dynamique et l’autonomie ne sont que des illusions, le produit d’une appréhension « non-scientifique » et « irrationnelle » du vivant ; les « infrastructures », ce sont ici les « contraintes sélectives » du milieu, seuls déterminants matériels et réels à l’origine de l’organisation de l’être vivant. L’organisation de l’être vivant n’est que le produit de l’intériorisation des contraintes extérieures.

*

Il est possible de compléter la théorie du reflet par une autre image, que n’emploie pas non plus Kupiec, celle de la camera obscura, le principe utilisé dans la photographie et le cinéma.

Chez l’être vivant, selon Kupiec, ce n’est plus la lumière qui se reflète en une image renversée de la réalité extérieure sur la paroi interne de la boite, mais la matière elle-même qui se reflète à travers les contraintes sélectives dans l’organisation interne comme une réponse inversée aux sollicitations de l’environnement.

La matière est inerte, son organisation n’est donc jamais que le produit des contraintes environnementales. Par quels processus, selon quelles modalités l’extérieur peut-il modeler à ce point l’intérieur ? L’invocation de la sélection naturelle rend la chose encore plus floue – s’il est possible – que la correspondance linéaire entre génotype et phénotype que postulait la génétique !

Cachez-moi ce soleil qui m’éblouit de ses contradictions !

L’absurdité de ces principes en ce qui concerne l’être vivant saute aux yeux, car cela revient, contre toute évidence à le réduire à une sorte de pantin, de marionnette jouet des circonstances du milieu extérieur, dépourvus activité propre, de capacité d’initiative, privé d’intériorité.

Mais en ce qui concerne les objets inanimés, cette conception de la matière est-elle valable ?

Kupiec serait bien en peine de nous dire, par exemple, en quoi le vide de l’espace intersidéral a « informé », mis dans sa forme et l’organisation que lui nous connaissons, le Soleil et sa dynamique interne d’auto-organisation réalisée à partir de la fusion thermonucléaire des atomes d’hydrogène ! Rappelons brièvement en quoi l’astre a qui chaque jour nous devons la vie, doit lui-même son existence à des processus physiques relativement simples.

A l’origine, ce qui deviendra par la suite le Soleil ou n’importe quelle autre étoile n’est qu’une masse de gaz d’hydrogène (l’élément le plus simple – un proton autour duquel tourne un électron –, le plus léger et le plus abondant de l’Univers) dans l’espace intersidéral. Au bout d’un moment (qui peut être fort long), cette masse commence à s’effondrer sur elle-même du fait des forces de gravitation qui attirent les atomes d’hydrogène les uns vers les autres. Plus ces atomes se rapprochent les uns des autres, plus la force de gravitation dans ce coin de l’espace devient forte et attire d’autres atomes.

La masse d’hydrogène, en continuant à s’effondrer sur elle-même de plus en plus vite sous l’effet de son propre poids s’échauffe également du fait des collisions de plus en plus nombreuses entre les atomes d’hydrogène. Du gaz, elle passe au liquide bouillant, puis directement au plasma extrêmement chaud. Les conditions extrêmes qui en résultent engendrent alors spontanément des réactions de fusion thermo-nucléaire : les atomes d’hydrogène se rapprochent tellement du fait des conditions de température et de pression qu’ils fusionnent pour produire des atomes d’hélium (deux protons et deux électrons) et de la lumière, produit de la désintégration d’une petite partie de la matière des deux atomes d’hydrogène.

Dès lors, la dynamique du soleil est le produit d’une contradiction intrinsèque : des réactions de fusion sortent chaleur et rayonnement qui s’opposent à la tendance à l’effondrement sous l’effet de la gravitation. De cette dialectique entre la force centripède de la gravitation et de la tendance centrifuge de la chaleur résulte la dynamique globale et cyclique du système en son ensemble. Dans le noyau, là où ont lieu les réactions de fusion thermonucléaire, la densité et la pression sont telles que la chaleur et la lumière diffusent lentement vers l’extérieur. Autour du noyau, se trouve une gigantesque zone de convection, qui ramène en profondeur les couches froides de la surface du soleil et propulse vers l’extérieur la chaleur et la lumière produite par le noyau. Cette zone de convection semble être à l’origine du fait que l’intensité du rayonnement solaire suit un cycle d’environ 11 années.

Le soleil est une auto-organisation très simple de la matière, quoiqu’à une échelle gigantesque, un système dissipatif qui brûle sa propre matière (il est autarcique, mais pas autonome). Il produit non seulement chaleur et rayonnement, mais aussi les éléments plus lourds que l’hydrogène qui entreront par la suite, bien longtemps après, dans la composition des planètes et de la vie sur Terre…

Kupiec nous dit et nous répète que tout n’est qu’hétero-organisation, que la matière étant inerte, elle ne peut s’organiser que sous une influence extérieure, qui l’ « ordonne », qui la force à « intérioriser » la contrainte, etc.

Mais quand l’extérieur est le vide intersidéral, quelle est la contrainte qui est intériorisée ?

Comment l’espace intersidéral vide qui entoure l’étoile naissante aurait pu donner forme à quoi que ce soit sans l’activité spontanée de la matière ? Cette activité spontanée n’est pas due à une essence, à une âme ou à tout autre principe mystique ou divin que l’on voudra lui attribuer, mais simplement à l’intrication entre matière et mouvement, entre masse et énergie ; c’est-à-dire aux lois modernes de la physique dont Kupiec semble tout ignorer.

Le Soleil n’est pas un dispositif expérimental : on observe là le libre jeu des lois de la physique et le déploiement sans entraves des capacités combinatoires de la matière.

Ce qui en résulte, c’est bel et bien un système auto-organisé, n’en déplaise à M. Kupiec.

Inertie contre essence

Mais Kupiec ignore l’existence des phénomènes à l’état libre : il n’a jamais levé les yeux de ses vieux grimoires du XVIIe siècle où il a appris que la matière est inerte et morte, définitivement. Il nous présente ainsi une curieuse genèse de la méthode scientifique expérimentale :

« L’aristotélisme, qui était le mode de penser dominant avant la révolution scientifique, suppose un ordre naturel intrinsèque au monde. Chaque chose posséderait un principe de mouvement ou de changement qui la forcerait à se conformer à son essence, c’est-à-dire à réaliser sa finalité. […] Dans ce cadre, toute chose existante possède une essence déterminant son comportement (existence). Ce système s’est effondré entre le XIVe et le XVIIe siècle avec la formulation du principe d’inertie, qui aboli la finalité en affirmant que seules les causes extérieures agissent sur les corps, que ces derniers ne sont dotés d’aucune activité propre qui orienterait leur destin. Ce principe est à l’origine de toute la science moderne.

En effet, puisque l’essence des choses n’est pas déterminée par une essence intrinsèque mais par les influences extérieures qu’elles subissent, l’ordre n’est pas immanent au monde. Il se construit “ici et maintenant”, au cours des processus de toutes sortes qui s’y déroulent. De là découle la nécessité d’expérimenter : pour comprendre un phénomène, on ne peut plus se contenter de définir l’essence des choses, comme dans le cadre de la scolastique ; il faut l’analyser par l’expérimentation. » (OdI, pp. 103-104)

C’est un peu réducteur de voir l’origine de la science moderne dans la seule formulation du principe d’inertie ; il y a fallu quelques petites choses en plus : quantification, mathématisation, objectivité, etc. Un complexe culturel et social qui n’est pas apparu d’un coup de baguette magique avec la seule découverte du principe d’inertie…

Mais on voit une fois de plus à l’œuvre la pensée binaire de Kupiec : soit les choses sont dotées d’une « essence », soit elles sont complètement « inertes ». Soit les corps physiques sont dotés d’une « activité propre qui oriente leur destin », soit ils sont ballotés au gré des circonstances.

Et du fait que les choses ne sont plus déterminées par une « essence intrinsèque », Kupiec en vient à déduire que les choses n’ont plus de substance du tout ! En tout cas nulle part il semble se souvenir et prendre en compte les propriétés spécifiques des corps dont il parle. Propriétés spécifiques qui, dans les cas des corps vivants, consiste justement en une « activité propre » qui « oriente leur destin » dans une certaine mesure.

Mais voici comment Kupiec conçoit le rôle modeleur de la sélection naturelle :

« La cellule initiale qui a donné naissance au processus d’ontophylogenèse a subi au cours de son histoire une accumulation sans fin de contraintes sélectives qui ont progressivement ajusté sa structure à des environnements de plus en plus divers. Ce processus l’a rendue extrêmement complexe et robuste. » (OdI, p. 167)

La cellule vivante n’est qu’une immense accumulation de réponses adaptatives (sur le modèle pavlovien stimuli-réponse) à l’infinité des contraintes sélectives du milieu. Toute la complexité du vivant résulte du stockage, les unes à côté des autres, de l’infinité de ces réponses spécifiques à des situations singulières, prêtes à être mobilisées à la première occasion. C’est ainsi que la cellule est robuste, pas autonome.

Cette conception généreuse de la vie de l’être vivant – qui ressemble curieusement à la méthode d’investigation d’un naturaliste rentier et bourgeois victorien dans l’Angleterre du XIXe siècle ; nous aurons l’occasion d’y revenir – évoque beaucoup plus un automate enregistreur dépourvu de toute intériorité qu’un véritable être vivant tel qu’on peut les observer.

« Au cours de l’évolution, sous la pression de la sélection naturelle, qui accumule les contraintes environnementales s’exerçant sur les organismes, la structuration cellulaire s’est beaucoup accrue. Une cellule eucaryote d’un être multicellulaire possède beaucoup plus d’organites et de membranes qu’une cellule procaryote unicellulaire. Cette structuration à réduit l’aléatoire moléculaire. Les organismes multicellulaires se sont aussi complexifiés par la création de structures et de fonctions. Les structures fonctionnelles assurant la constance du milieu intérieur ont été sélectionnées parce qu’elles augmentent la viabilité des organismes. Dans le même temps, les rôles de l’ADN et de la structure sont devenus prépondérant et l’organisme s’est ainsi soustrait à la variabilité de l’environnement. » (OdI, pp. 169-170)

Dit plus simplement, l’organisme est devenu autonome par rapport aux aléas propres à son environnement. Mais pourquoi faire simple lorsqu’on peut faire très compliqué avec la sélection naturelle en toile de fond ?

« 6.1.3 L’organisme fonctionne pour les cellules et non l’inverse

Le rapport entre l’organisme et ses parties est une autre question essentielle qui prête souvent à confusion. Dans l’ontophylogenèse, les cellules sont prises dans une contradiction : d’un côté elles sont individualistes, chacune optimisant sa propre multiplication, mais, d’un autre côté elles ont besoin les unes des autres, chacune utilisant le produit du métabolisme de ses voisines. Chaque cellule, bien que travaillant pour son propre compte, est subordonnée à l’ensemble. » (OdI, p. 170)

Après le « gène égoïste » de Richard Dawkins, voici donc la « cellule égoïste » de Jean-Jacques Kupiec ! Conception de l’organisme éminemment subversive, comme il se doit :

« Mes cellules de poumon ne sont donc pas là pour me permettre de vivre ?

J.-J.K. : Le poumon n’existe pas pour faire respirer l’homme, mais parce que les cellules qui le constituent n’ont rien d’autre à faire pour vivre, obtenir de la nourriture et de l’énergie, à l’endroit où elles sont, que de se spécialiser en poumon. » (Libération, 8 septembre 2001)

Le docteur Pangloss aurait été heureux de lire une telle phrase ! On admirera la supériorité évidente de l’explication de Kupiec sur celles, compliquées et fastidieuses, que fournissait l’embryologie : les cellules qui constituent le poumon devaient se trouver dans la cage thoracique par hasard, certainement, et par chance elles n’avaient « rien d’autre à faire » que de se spécialiser en poumon. Tout n’est qu’ordre et harmonie par la grâce du hasard et de la sélection naturelle ! Alléluia !

On retrouve ainsi spontanément chez Kupiec cette rhétorique de la totalité comme agrégation d’éléments égoïstes qui fait tout le charme de la rhétorique darwinienne et qui ne repose que sur une projection ethnocentriste du comportement humain dans les circonstances du marché libre et auto-régulateur.

« L’organisation n’a pas pour but d’assurer le fonctionnement de l’organisme en tant que totalité. Elle crée le milieu intérieur qui apporte aux cellules ce dont elles ont besoin pour vivre. […] Donc l’organisme existe bel et bien. Mais il est le résultat de la vie cellulaire, non sa finalité. » (OdI, pp. 173-174)

Nous sommes heureux d’apprendre que l’organisme existe ! Mais nous voyons là comment, en ne voulant pas concevoir l’organisme comme le produit de cycles physico-chimiques (métaboliques et physiologiques, propres aux cellules et aux organes) qui reviennent en permanence sur eux-mêmes, Kupiec en vient à lui nier son caractère de totalité organique au prétexte d’éviter de lui attribuer une finalité (donc, dans son esprit, une « essence », un « destin », etc.). Et comment, pour palier le défaut d’articulation de ces différents niveaux (microscopique de la cellule et macroscopique des organes), il en vient à invoquer son « darwinisme cellulaire » pour résoudre magiquement le problème : d’un côté les cellules sont « individualistes » et de l’autre elles dépendent les unes des autres ; lorsque l’on ne veut pas comprendre l’unité de l’organisme, il est nécessaire de concevoir ces deux moments comme strictement séparés afin de les réunir fallacieusement par la grâce de la sélection naturelle.

La sélection naturelle comme agent indépendant

« Le vieil argument d’une finalité dans la nature, comme le présente Paley, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de sélection naturelle. Désormais nous ne pouvons plus prétendre, par exemple, que la belle charnière d’une coquille bivalve doive avoir été faite par un être intelligent, comme la charnière d’une porte par l’homme. Il ne me semble pas qu’il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organisés et dans l’action de la sélection naturelle que dans la direction d’où souffle le vent. »

Charles Darwin, L’Autobiographie, Paris, Seuil, 2008 [1876], p. 83.

Darwin semble ici avoir confondu les idées de finalité et de dessein : l’existence d’un être vivant est à lui-même sa propre finalité, mais cette finalité n’implique pas pour autant, comme une machine, qu’elle est le produit d’un dessein élaboré par une intelligence supérieure. Si l’être vivant est à lui-même sa propre « finalité », cette dernière ne peut prendre une forme unique et déterminée qu’en vertu d’une vision anthropocentrique du vivant, celle d’une machine construite en vue d’une tâche précise et identifiable par un ingénieur.

Mais en voulant éliminer la « finalité » de ses explications, Darwin évacue en fait tout déterminisme. En mettant au cœur des mécanismes de l’adaptation des êtres vivants à leurs conditions d’existence le hasard des variations et les circonstances fortuites du milieu, son explication repose en fait sur une contingence élevée au carré : l’intervention divine est remplacée par une « force » tout aussi mystérieuse, inconnaissable et indéterminée :

« La thèse darwinienne n’est pas une explication tautologique, elle n’est tout simplement pas une explication, mais seulement une reconstitution par un scénario vraisemblable. »

André Pichot, Histoire de la notion de vie, 1993, p. 826.

Si le hasard et les circonstances, sous la dénomination de sélection naturelle, interviennent assurément dans l’histoire naturelle et dans la genèse des êtres vivants, ils ne peuvent constituer une explication suffisante des phénomènes propres au vivant. La sélection naturelle n’est en effet que le nom générique donnée à la contingence à l’œuvre dans tout processus historique, mais le caractère de mécanisme nécessaire et la forme métaphorique ambivalente que lui a donné Darwin tendent à personnifier cette contingence au point d’en faire un agent indépendant, mobilisable à tout moment et à tout propos, considéré comme omnipotent et sans que son action directe puisse être établie, par définition. La sélection naturelle est bonne à tout, elle est invoquée – au sens religieux « d’appeler à l’aide par des prières » (Le Robert) – par les évolutionnistes devant chaque particularité curieuse des êtres vivants, en se souciant le plus souvent fort peu d’en établir les modalités. De fait, la « sélection naturelle » ainsi conçue, n’explique rien. Ce n’est qu’une manière de faire allégeance au credo prétendument matérialiste des sciences naturelles – et plus particulièrement au credo évolutionniste darwinien qui ne tire sa légitimité que de son opposition au créationnisme – si peu assuré de lui-même qu’il ne veut jamais être pris en défaut d’explication en reconnaissant son ignorance devant la complexité et la prodigalité que lui présentent les manifestations du vivant.

La sélection naturelle n’est pas un agent indépendant, mais seulement une métaphore de la contingence qui est métamorphosée par ceux qui en usent et abusent sans discernement en agent matériel de la transformation des machines vivantes selon la méthode des essais et erreurs qu’emploierait un bricoleur qui ne sait pas très bien ce qu’il fait. Ce faisant, le recours au hasard et à la contingence permet d’évacuer le problème que pose l’élaboration d’une explication à la fois physico-chimique et véritablement historique de l’être vivant :

« La biologie moderne dit bien que l’explication physico-chimique des êtres vivants doit être complétée par une explication historique. Mais elle n’articule jamais correctement ces deux explications ; ce sont deux ordres différents d’explication, chargés de deux domaines différents : le fonctionnement d’un mécanisme pour l’explication physico-chimique, et l’origine de ce mécanisme pour l’explication historique. […] On retombe donc sur la problématique de Paley découvrant une montre dans le désert et cherchant son origine ; c’est-à-dire sur un faux mécanisme. Comme le fonctionnement ne peut être une transformation, l’explication physico-chimique et l’explication historique sont dissociées (et ensuite mal réassociées). […]

Alors que l’explication historique lamarckienne ajoutait les contraintes organisationnelles aux contraintes physiques, le darwinisme supprime les contraintes physiques dans l’évolution (en y introduisant le hasard et la sélection qui ne relève pas de principes de stabilité physique, mais d’un finalisme utilitaire). L’histoire est désormais censée pouvoir produire à peu près n’importe quoi (le hasard l’a libérée de la physique) : si elle a produit les êtres vivants actuels, c’est purement contingent (les contraintes physiologiques internes étant négligées, la seule nécessité est celle d’une adaptation à un milieu qui est lui aussi contingent). »

André Pichot, Histoire de la notion de vie, 1993, pp. 844-845.

Kupiec, en darwinien tout à fait orthodoxe, reconduit cette confusion 16.

L’ordre ou le hasard ?

« Le hasard est le nom que prend Dieu
lorsqu’il veut rester anonyme. »
Albert Einstein.

D’une manière générale, Kupiec commet l’erreur inverse de Schrödinger.

En 1944, le physicien d’origine autrichienne Erwin Schrödinger (1887-1961) pose le problème du vivant en termes physico-chimiques en une série de conférences qui seront considérées rétrospectivement comme fondatrices de la biologie moléculaire 17. Réduisant la cellule à une immense accumulation de molécules, Schrödinger cherche l’origine de « l’ordre » propre au vivant, il veut expliquer comment cet être vivant-machine-moléculaire se forme. Anticipant d’une dizaine d’années la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par James Watson et Francis Crick, il voyait l’origine de « l’ordre » de l’être vivant dans un « cristal apériodique » façonné par la sélection naturelle.

Là ou Schrödinger cherchait « l’ordre » dans l’organisme, sans voir l’organisation propre aux êtres vivants, Kupiec voit le « désordre » – les variations aléatoires – et, ne voulant pas non plus voir l’auto-organisation propre aux vivants, ne voit que la sélection naturelle – l’adaptation passive aux contraintes contingentes du milieu. Avec une explication qui met en jeu aussi peu de déterminismes, il est effectivement possible d’expliquer tout et n’importe quoi.

Pour montrer que sa théorie de l’ontophylogenèse tiens debout, Kupiec à recours à la simulation informatique. Notons en passant qu’il y a quelque ironie – qui a manifestement échappée à notre théoricien – à tenter de montrer l’absence de « programme génétique » à l’aide… d’un programme informatique ! Mais bon, comme disait Pablo Picasso : « Les ordinateurs ne servent à rien, ils n’apportent que des réponses ! ». Et, comme nous l’avons vu, l’essentiel est de poser les bonnes questions. Et après tout, les ordinateurs calculent bien des horoscopes, pourquoi ne montreraient-ils pas la validité de l’ontophylogenèse ?

Si l’on se contente de la conception linéaire de l’organisation des êtres vivants propre à la génétique moléculaire – ce que veut à toute force conserver Kupiec – alors très certainement l’expression des gènes et les transformations des molécules se font au « hasard », ici pleinement entendu au sens de Poincaré.

Mais si « Le hasard n’est que le nom que nous donnons à notre ignorance » (Poincaré), alors il faut reconnaître que la biologie moderne ne sait pas expliquer les transformations du vivant. Et que Kupiec, loin de mettre « le hasard au cœur de la cellule » ne fait que mettre sont ignorance au cœur du vivant !

Que peut-il sortir du hasard et de la contingence ? L’indétermination. Que peut-on bâtir là-dessus ? Rien. C’est pourquoi Kupiec répète inlassablement les mêmes choses depuis trente ans, sans avancer d’un pouce.

Le détenteur de la Vraie Foi

Mais en tant que détenteur d’une « théorie révolutionnaire », le Pape de l’ontophylogenèse se croit d’autant plus fondé à lancer des anathèmes et à excommunier les hérétiques qui se trouvent encore sur son chemin :

« Les idées d’émergence et d’auto-organisation […] impliquent une activité créatrice présente dans la matière qui permet l’émergence à partir des éléments simples, de totalités aux propriétés irréductibles. Dans ce phénomène, il y aurait une création inexplicable qui sort de la rationalité scientifique. […] Se contenter d’affirmer que l’ordre émerge spontanément des interactions entre molécules sans proposer de mécanisme relève de la pensée magique. » (OdI, pp. 143-144)

« Cependant, l’analyse que nous avons faite nous a montré [que le holisme] réintroduit l’idée d’une matière animée, en violation du principe d’inertie et d’objectivité de la nature sur laquelle repose la méthode scientifique. Le holisme suppose également des propriétés émergentes impliquant une création ex nihilo irrationnelle. Il réintroduit une forme de mysticisme caché. » (OdI, pp. 274-275)

« L’auto-organisation est une théorie régressive qui réintroduit le créationnisme. Elle suppose une activité créatrice de la matière qui permet l’émergence spontanée de propriétés nouvelles correspondant à ses différents niveaux d’organisation. Dans l’auto-organisation, le rôle du hasard est celui d’un bruit ou d’une fluctuation qui enclenche l’émergence ou la transition entre des états métastables. Au contraire, le darwinisme cellulaire est une théorie matérialiste qui ne suppose aucune activité créatrice de la matière. » (L’Ontophylogenèse, p. 67).

Si pour Kupiec, « une théorie n’est pas la vérité absolue » 18, on doit tout de même ici reconnaître que la voie est étroite entre l’orthodoxie « scientifique » qui est la sienne et l’hérésie « magique », « mystique », « créationniste » et « régressive » qui est celle des autres…

Le « darwinisme cellulaire » suppose quant à lui aucune activité créatrice du vivant, qui n’est qu’un objet inerte et mort, jouet des forces extérieures, du hasard et de la sélection naturelle. Contre toutes les évidences du contraire.

« Si la nature s’en étoit tenue à l’emploi de son premier moyen, c’est-à-dire, d’une force entièrement extérieure et étrangère à l’animal, son ouvrage fût resté très-imparfait ; les animaux n’eussent été que des machines totalement passives, et elle n’eût jamais donné lieu, dans aucun de ces corps vivans, aux admirables phénomènes de la sensibilité, du sentiment intime d’existence qui en résulte, de la puissance d’agir, enfin, des idées, au moyen desquelles elle pût créer le plus étonnant de tous, celui de la pensée, en un mot, l’intelligence. »

Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, vol. II, p. 310.

L’auteur par lui-même ?

Il ne faut jamais oublier d’appliquer aussi et surtout à leurs auteurs eux-mêmes les théories qu’ils élaborent. Autant que nous puissions en juger, Jean-Jacques Kupiec est un être humain comme vous et moi. Donc, un être vivant, produit de l’ontophylogenèse telle de la conçoit Kupiec Jean-Jacques.

Si l’organisation interne d’un système n’est que le reflet et l’intériorisation des contraintes extérieures 19, de quoi la théorie du système vivant qui se fait appeler Jean-Jacques Kupiec est-elle le reflet ?

Osons la réponse qui vient immédiatement à l’esprit : elle est le reflet du conformisme intellectuel du milieu scientifique et du fétichisme qui entoure Darwin et son mécanisme de la sélection naturelle !

Post-scriptum : la technocratie comme perspective politique

Pour avoir une idée de l’avenir radieux que nous propose Jean-Jacques Kupiec sur la base de son éthique de la soumission et du conformisme, il faut se pencher sur les ouvrages d’un certain Jean-Paul Basquiat :

Jean Paul Basquiast a consacré sa carrière administrative aux technologies de l’information, au Ministère de l’Economie et des Finances, à la Délégation Générale à la recherche Scientifique et Technique, ainsi qu’au niveau interministériel (Délégation à l’informatique 1967-1973, Comité Interministériel de l’informatique (CIIBA) 1984-1995. Il a créé en 1995 le site web Admiroutes (www.admiroutes.asso.fr), non-officiel et bénévole, pour la modernisation des services publics par Internet.

Jean-Paul Baquiast propose une vision matérialiste de l’évolution « anthropotechnique » : les techniques transforment l’homme tout autant, et sans doute plus encore, qu’il ne les transforme. L’homme et la technique co-évoluent, selon la logique purement darwinienne du hasard et de la sélection. Ce que Jean-Paul Baquiast appelle, selon le titre de l’un de ses ouvrages, Le Paradoxe du sapiens, êtres technologiques et catastrophes annoncées (2010). Un sapiens que l’évolution pourra, dans les décennies proches, transformer en « post-humain ». Un être augmenté en phase avec les robots dotés de conscience engendrés par les recherches en matière d’intelligence et de conscience artificielles. La pensée de Jean-Paul Baquiast se partage entre une vision optimiste et transhumaniste de l’avenir, pris en charge par des sociétés démocratiques et citoyennes, et une vision pessimiste, dans laquelle les forces religieuses, irrationnelles, capitalistes et impérialistes auront pris le contrôle du développement des sciences.

Voici un extrait de la préface que Jean-Jacques Kupiec a écrit pour Le Paradoxe du sapiens :

« Pour Baquiast les êtres humains sont donc pris dans des “macroprocessus dépassant les individus tout en les impliquant” parce que, dès qu’un premier primate a commencé à utiliser une pierre pour casser des fruits ou frapper un adversaire, il s’est opéré une véritable symbiose entre lui et l’outil, qui a certes permis le développement de l’humain, mais à l’intérieur d’un complexe d’ordre supérieur, possédant sa logique et son fonctionnement propres […]. Baquiast emploie pour désigner ce système à deux pôles le terme de super-organisme ou système anthropotechnique. L’originalité de cette hypothèse consiste à accorder à l’outil un statut d’égalité, en quelque sorte, avec l’humain. L’un n’est pas le produit exclusif de l’autre car les deux sont pris dans une relation symbiotique, se façonnant l’un l’autre. Les techniques possèdent des logiques de développement et d’évolution propres, au même titre que les organismes. »

Sous couvert de « logique évolutionniste », voilà une plaisante manière de naturaliser la technologie industrielle et capitaliste ! Bien sûr ce technoscientisme, qui se fait la dupe volontaire et enthousisate de la religion industrielle transhumaniste, se double d’un mépris à peine dissimulé pour l’intelligence et l’esprit humain :

« L’illusion selon laquelle l’espèce humaine dispose d’une capacité, l’esprit, qui lui permet d’aborder tous les problèmes, d’envisager toutes les solutions et finalement de mettre en œuvre toutes celles qu’il juge pour des raisons pratiques ou morales les meilleures, reste extrêmement répandue, malgré les démentis que lui inflige quotidiennement l’expérience. Il s’agit d’un héritage de la mythologie spiritualiste selon lequel l’homme, à l’image d’une entité divine située en dehors du monde, généralement nommée Dieu, est libre de faire des choix bons ou mauvais. […] Quant aux technologies, n’étant que des productions de l’homme, elles seront par définition obéissantes et n’imposeront que très rarement des comportements qui ne seraient pas conformes aux objectifs définis par la raison des hommes. Cette illusion, concrètement, conduit à penser que le monde est prévisible et gouvernable par l’homme armé de son esprit. » (Jean-Paul Basquiat, Le Paradoxe du sapiens, 2010)

Ce matérialisme vulgaire, qui relègue la culture et l’intériorité au rang d’illusions, est quant à lui sous-marxiste, puisque « l’homme » comme « la technologie » – ici essentialisées au plus haut point, ce qui ne semble pas gêner l’anti-essentialiste Kupiec – ne sont pas des productions sociales et historiques, produits d’une organisation politique de la société divisée en classes, mais la simple conséquence de la coévolution naturelle de « l’homme » et de « la technique »…

Jean-Paul Basquiat est tout à fait explicite sur la suite des événements qu’il envisage dans cette perspective :

« Nous indiquons dans notre essai qu’avec le développement de l’instrumentation scientifique en réseau impliquant un nombre croissant de cerveaux d’observateurs humains, un système anthropotechnique d’un nouveau genre pourrait se superposer aux systèmes plus spécialisés. Il disposera de cognitions plus étendues et de moyens d’action plus efficaces. Ses mises en garde et recommandations visant à éviter les risques identifiés pourraient peut-être mobiliser un nombre plus élevé de systèmes anthropotechniques jusqu’alors égoïstes. Dans le cas de la course supposée de la planète à la crise systémique, un tel système anthropotechnique scientifique (nous dirions plutôt dans ce cas hyper-scientifique car faisant appel à des sciences différentes) se mettra–t-il en place suffisamment vite pour que le pire soit évité ? Il est impossible aujourd’hui de faire cette hypothèse optimiste. Tout au plus peut-on penser que le drame final se produirait beaucoup plus tôt si les observateurs enfermés dans leurs propres systèmes anthropotechniques préscientifiques comptaient sur les vertus d’un prétendu esprit humain divinisé pour prendre les choses en mains. »

Bref, la néo-technocratie éclairée de Basquiat-Kupiec pourra-t-elle sauver le monde ? Rien n’est moins sûr !

Regardez ces technocrates qui se veulent si scientifiques, rationnels et matérialistes : ils ne se croient scientifiques qu’à cause des pauvres connaissances qu’ils ont laborieusement accumulés dans leur petite cervelle sur les bancs des universités ; leur rationalisme morbide n’est le pur produit de leur ignorance crasse à propos de la vie qui résulte mécaniquement de ce pauvre enseignement ; quant à leur matérialisme, leur foi en la pure matière n’est que le pendant de leur haine de toute culture humaine authentique – précisément celle dont ils sont dépourvus et dont ils peinent à concevoir l’utilité et l’avantage dans le monde de machines qui est le leur.

Partis de rien, ils ont atteint la misère, et ne souhaitent rien tant que toute l’humanité en vienne à leur ressembler.

Andréas Sniadecki, février 2018.

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Bibliographie

Livres

  • Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni Dieu ni Gène, éd. du Seuil, 2000.
  • Jean-Jacques Kupiec, L’Origine des individus, éd. Fayard, 2008.
  • Jean-Jacques Kupiec, L’Ontophylogenèse, évolution des espèces et développement de l’individu, éd. Quae, 2012.
  • Jean-Jacques Kupiec, Olivier Gandrillon, Michel Morange, Marc Silberstein (dir.), Le hasard au cœur de la cellule, éd. Matériologiques, 2011.
  • Jean-Jacques Kupiec (dir.), La vie, et alors ?, éd. Belin, 2013.

Articles de presse

Darwin dynamite la génétique

Sylvestre Huet, blog Le Monde Sciences2, 27 décembre 2016.

Dossier Pour La Science n°81, “L’hérédité sans gènes”, décembre 2013.

« L’ADN seul n’est rien »

Sylvestre Huet, Libération, 13 septembre 2012.

Interview par Nicolas Chevassus-au-Louis

La Recherche n°434, “Le hasard au cœur de la Vie”, octobre 2009.

L’origine des individus. Le dernier livre de Jean-Jacques Kupiec

Sylvestre Huet, blog Libération Sciences2, 16 octobre 2008

La biologie n’a plus besoin d’une théorie de notaire

Sylvestre Huet, Libération, 8 septembre 2001


Notes:

1 Voir la bibliographie.

2 Tels que Sylvestre Huet, qui a animé la rubrique “Science2” sur un blog du journal Libération puis actuellement du journal Le Monde, cf. Annexes.

3 Les citations suivantes sont issues de Jean-Jacques Kupiec, L’Origine des individus, 2008, chapitre 4 “La contradiction du déterminisme génétique”.

4 Voir aussi Barry Commoner, La déliquescence du mythe de l’ADN, les bases erronées de l’ingénierie génétique, février 2002 [@Sniadecki].

5 « Une révolution se produit actuellement en biologie. Les êtres vivants ne sont pas gouvernés par un programme génétique omnipotent. Il est maintenant clairement démontré que le hasard se niche au cœur des organismes, dans le fonctionnement des gènes et des cellules, et y joue un rôle encore largement sous exploré. » Quatrième de couverture de l’ouvrage collectif Le hasard au cœur de la cellule, 2011.

6 Voir ci-dessous les citations page 28 et 29, OdI, p. 167 et pp. 169-170.

7 Nous avons déjà examiné cette négation de l’histoire au profit du simple écoulement du temps par les darwinien dans notre article “Stephen Jay Gould, ou l’évolution sans histoire”, novembre 2015 ; voir aussi ci-dessous, la section La sélection naturelle comme agent indépendant, page 30.

8 Ce passage encadré par des tildes (— • —) est issu de l’ouvrage de Bertrand Louart, Les Êtres vivants ne sont pas des machines, éd. La Lenteur, 2018, pp. 171-172, qui nous fait l’honneur de nous citer.

9 Cf. OdI, p. 100, citation ci-dessus, p. 5.

10 Les citations suivantes sont issues de Jean-Jacques Kupiec, L’Origine des individus, 2008, chapitre 5 “L’auto-organisation ne résout pas la contradiction du déterminisme génétique”.

11 Comme par exemple avec la notion d’émergence. Pour André Pichot, « il est permis de se demander si cette [notion d’] émergence n’est pas simplement un moyen de se débarrasser de la notion de vie, dont on ne sait que faire dans le travail scientifique […]. Après avoir montré qu’il n’y a pas de fantôme dans la machine, les biologistes l’en ont fait émerger. » Histoire de la notion de vie, 1993, ch. Conclusion, p. 939.

12 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, 1979.

13 Il faudrait reconnaître la différence des échelles : les processus physico-chimiques internes, d’ordre microscopiques, permettent l’autonomie de l’organisme, d’ordre macroscopique.

14 Il s’agit ici en fait d’un « marxisme vulgaire », simplification grossière des analyses critiques de Marx sur la société capitaliste et industrielle.

15 Nous verrons en conclusion que cette digression sur la théorie du reflet n’est pas une vaine analogie…

16 Le texte de cette section est issu de l’ouvrage de Bertrand Louart, Les Êtres vivants ne sont pas des machines, éd. La Lenteur, 2018, pp. 96-97.

17 Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie, Paris, Seuil, 1983 [1944].

18 Cf. Interview dans La Recherche n°434, octobre 2009 ; voir ci-dessous page 51.

19 Cf. le petit couplet sur l’éthique à la fin de OdI, pp. 278-279.

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