Marshall Sahlins,
Critique de la sociobiologie. Aspects anthropologiques,
éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1980.
(The Use and Abuse of Biology.
An Anthropological Critique of Sociobiology, 1976)
Le caractère le plus remarquable de ce petit ouvrage, paru il y a cinq ans déjà aux États-Unis, est sans doute que Sahlins ait jugé bon de l’écrire, nous révélant par là, et de façon incidente, l’ampleur de la crise que semblent traverser actuellement les sciences humaines outre-Atlantique. Certes, Sahlins a toujours pourfendu avec vigueur le réductionnisme mécaniste – notamment l’écologie culturelle –, mais il paraît néanmoins étonnant qu’il ait cru devoir exposer aussi longuement une réfutation argumentée des prétentions de la sociobiologie à fournir une explication totalisante des phénomènes culturels. L’enjeu n’est bien sûr pas négligeable, puisque tant la sociobiologie que l’écologie culturelle visent à remettre en cause l’autonomie de la culture et du social en décrétant que l’ensemble des interactions humaines sont déterminées en dernière analyse par des dispositions biologiques. Ce qui surprend, c’est qu’un tel projet scientifique soit admis par beaucoup aux États-Unis comme épistémologiquement viable, incitant par là Sahlins à prendre sa plume pour une critique qui n’est pas aussi circonstancielle et polémique qu’il y paraît de prime abord.
L’ouvrage est divisé en deux parties : les deux premiers chapitres, réunis sous le titre « Biologie et culture », s’efforcent de définir les insuffisances de la sociobiologie comme théorie de la culture, tandis que les deux derniers, regroupés sous le thème « Biologie et idéologie », proposent une critique épistémologique de certains concepts clefs de la sociobiologie. Sahlins distingue d’emblée entre une sociobiologie « vulgaire », représentée par des auteurs comme Ardrey et Lorenz, et une sociobiologie « scientifique », fondée par un groupe d’éminents biologistes, dont le plus notoire est Wilson.
La sociobiologie « vulgaire » est entièrement assise sur le principe que les phénomènes sociaux sont la traduction directe de dispositions du comportement – agressivité, sexualité, altruisme – qui sont inscrites dans la nature humaine, dans la mesure où elles résultent de la phylogénèse des mammifères. Sahlins a beau jeu de montrer qu’il y a « un arbitraire du signe social [… et] qu’il est impossible de déterminer a priori quels sont les besoins que réalise telle ou telle activité sociale » (p. 36). En d’autres termes, même si l’on admet que les affects de l’homme sont sous contrôle génétique, il n’y a aucun moyen de connaître par avance la forme sociale univoque où s’incarnera un type donné de disposition comportementale. La sociobiologie « vulgaire » n’explique donc rien, puisqu’elle se trouve incapable de produire l’enchaînement causal qui mène d’une nature humaine abstraitement postulée à l’institution réelle (la guerre, par exemple) qu’elle prétend expliquer. On pourrait penser que l’évidence d’une telle réfutation la rendait inutile et qu’il n’était donc pas nécessaire de souligner avec tant de vigueur les apories qui entachent ces excursions des spécialistes de l’éthologie animale dans le champ sociologique. Or, le péril est bien en la demeure et l’entreprise de Sahlins s’en trouve justifiée a posteriori, si l’on considère qu’il y a maintenant des anthropologues pour partager avec les sociobiologistes « vulgaires » cette idée de l’isomorphisme entre propriétés biologiques et propriétés sociales 1.
La sociobiologie « scientifique » se situe dans le prolongement de la sociobiologie « vulgaire », mais elle s’appuie sur un traitement plus technique des données de la génétique, afin d’attaquer de front le domaine le plus fétichisé de l’ethnologie, à savoir les phénomènes de parenté. La théorie de la sélection de parentèle (kin selection) s’attache en effet à démontrer que la parenté est essentiellement un phénomène biologique et que tous les comportements qui en dérivent (les « systèmes » de parenté) sont fondés sur le principe de la maximisation de l’avantage reproductif. Cette maximisation s’opère toujours au niveau de l’individu, qui l’exerce aux dépens des autres individus, quelles qu’en puissent être les conséquences pour la population globale. Toutefois, cette pratique d’optimisation reproductive « égoïste » semble entrer en contradiction avec certains comportements « altruistes », couramment observés dans les sociétés animales, et qui aboutissent au sacrifice délibéré d’un individu, afin de sauver le groupe. La théorie de la sélection de parenté se présente donc comme une explication de cette contradiction apparente, en postulant que le sacrifice volontaire d’un individu lui procure, malgré tout, un avantage adaptatif, lequel est constitué par le produit net du profit assuré aux gènes identiques détenus par ses consanguins protégés par son acte, diminué du coût du taux de reproduction d’Ego. Cette formule – qui peut recevoir une forme mathématique – est ainsi, selon les sociobiologistes, au fondement de tout système de sociabilité. Toutefois, cette espèce de stratégie des coûts et profits génétiques est, le plus souvent, inconsciente chez les individus qui la pratiquent.
C’est sur la base d’exemples ethnographiques choisis dans l’aire polynésienne que Sahlins réfute patiemment cette nouvelle représentation utilitariste des rapports sociaux, en montrant qu’il n’existe qu’un rapport lointain entre consanguinité sociale et consanguinité biologique, et qu’aucun système de parenté ne s’organise selon un agencement conforme aux coefficients de liaisons génétiques. Si le plaidoyer pro domo de Sahlins est tout à la fois méritoire et justifié, il ne révèle rien de nouveau aux ethnologues, convaincus depuis longtemps que la parenté est un fait social. En revanche, sa critique du réductionnisme biologique met à jour le substrat idéologique de l’entreprise sociobiologique et c’est cette épistémologie critique, principalement développée dans la deuxième partie de l’ouvrage, qui retient le plus l’attention.
L’auteur s’attache en effet à montrer les mutations idéologiques du concept de sélection naturelle, c’est-à-dire le passage d’une représentation de l’aptitude adaptative comme un avantage relatif et génétiquement induit, permettant d’accroître la capacité reproductive d’un individu, à une conception volontariste selon laquelle l’organisme exerce une activité consciente visant à une valorisation génétique de ses biens, c’est-à-dire à l’obtention de l’avantage reproductif net maximal en fonction d’un investissement parental donné. Le processus de la sélection de parenté apparaît dès lors gouverné par les mêmes principes que la prise de décision économique dans un marché concurrentiel. Cette homologie est très significative, car la sociobiologie « scientifique » se révèle ainsi pour ce qu’elle est réellement : non pas une discipline « rectrice » pour les sciences humaines mais, bien au contraire, un avatar biologisant de la théorie économique marginaliste.
On aurait aimé que Sahlins développât plus avant cette ligne de critique épistémologique, au lieu de conclure, comme il le fait, par une reprise assez littérale des analyses pénétrantes de Macpherson sur l’individualisme possessif chez Hobbes. Il y a sans aucun doute une continuité entre le concept de nature humaine dans Le Léviathan et celui des sociobiologistes, en ce sens que l’un et l’autre ne sont que des projections, sur un sujet abstrait, des caractéristiques individualisées de la théorie de l’action dans un marché concurrentiel. Mais cette genèse de l’homo œconomicus est déjà connue et le problème est désormais de comprendre pourquoi le nouveau positivisme économisant (sociobiologie et écologie culturelle) semble remporter de tels suffrages aux États-Unis, après les échecs évidents de l’approche formaliste en anthropologie économique, pourtant fondée sur un système conceptuel identique. L’imperméabilité apparente de l’anthropologie de tradition européenne aux influences de la sociobiologie et de l’écologie culturelle n’est probablement pas accidentelle, et la crise épistémologique, dont l’ouvrage de Sahlins est un indice, invite à s’interroger tout autant sur la postérité du culturalisme que sur les impasses de la sociobiologie.
Philippe Descola.
Descola Philippe. M. Sahlins, Critique de la sociobiologie. Aspects anthropologiques. In: L’Homme, 1981, tome 21 n°4.
1 Voir, par exemple, Napoleon A. Chagnon & William Irons, eds., Evolutionary Biology and Human Social Behavior : An Anthropological Perspective, North Scituate, Mass., Duxbury Press, 1979.