Jan Waclav Makhaïski, Anciens et nouveaux maîtres, 1905

Le centenaire de la Révolution Russe

Voici cent ans, la révolution russe mettait à bas le régime tsariste. En octobre 1917 la prise du pouvoir par les bolchéviks, avec à leur tête Lénine instaura ce qu’il appelait le « communisme », en fait un capitalisme d’État.

Ces événements eurent un retentissement mondial, ne serait-ce que parce que, après la mort de Lénine et la prise du pouvoir par Staline, le mouvement ouvrier né de la révolution industrielle du XIXe siècle et son aspiration à l’émancipation sociale furent identifiés aux partis politiques et aux régimes staliniens soutenus par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Frères ennemis, le « monde libre » et le « camp soviétique », patrie du « socialisme réel », furent bien d’accord pour réprimer dans le sang toutes les révoltes populaires, de la révolution espagnole jusqu’au printemps de Prague, et noyer sous les mensonges et les calomnies les aspirations à un monde libéré de toutes les formes de domination hiérarchique et d’exploitation capitaliste.

Nous vous avions présenté brièvement l’ouvrage de Chantal de Crisenoy, Lénine face aux Moujiks (éd. La Lenteur, 2017) qui montrait tout le mépris dans lequel ce chef d’État tenait le paysan russe, pourtant acteur majeur de la révolution, et comment, imbu de doctrine marxiste, il mena l’industrialisation de la Russie à marche forcée :

« Puisqu’on était dans un pays socialiste, qui avait fait la révolution, et que celle-ci ne pouvait avoir lieu que dans une nation industrialisée, il fallait, en bonne logique, liquider la paysannerie, et donc, malheureusement, la révolution et la liberté. »

Nous vous proposons aujourd’hui de rendre hommage à la mémoire d’un visionnaire injustement oublié Jan Waclav Makhaïski (1867-1926).

Dès 1898, Makhaïski soumet la social-démocratie allemande à une vive critique, d’un point de vue marxiste révolutionnaire, puis retourne sa critique « marxiste » contre les marxistes russes, le marxisme et finalement contre Marx lui-même et le socialisme en général. Il aboutit à une conclusion paradoxale et extrême: le socialisme ne serait que l’idéologie d’intellectuels qui tirent avantage de la position charnière qu’ils occupent au sein de la société capitaliste – par le contrôle de la production et la gestion de l’économie – ainsi que de leur monopole des connaissances, pour tenter de s’ériger en nouvelle classe dominante. En Russie, ce sera la bureaucratie; en Occident, la technocratie.

Cette classe ascendante de « capitalistes du savoir » serait limitée dans ses visées par le cadre étroit du capitalisme traditionnel et se servirait donc de la cause ouvrière afin de promouvoir ses propres intérêts. Cette analyse originale eut un certain retentissement à l’époque et inspira une activité révolutionnaire non négligeable dans la Russie des années 1905-1912, et également par la suite en URSS, sous le vocable de « makhaïévchtchina » du nom de son initiateur.

Les questions posées par Makhaïski sur la nature et le rôle du socialisme, ainsi que sur la place et la fonction des intellectuels dans une société industrielle, capitaliste ou socialiste, gardent aujourd’hui encore toute leur actualité, au regard de l’extrême bureaucratisation de nos sociétés et du développement de l’industrie culturelle et médiatique.

Tranbert


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Anciens et nouveaux maîtres

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Marqué par onze années de privation de liberté dans les bagnes tsaristes, Makhaïski, installé à Genève en 1903 et prématurément vieilli, ne retourna pas en Russie en 1905 pour y participer à la première révolution. Néanmoins ses idées se répandirent parmi quelques groupes des grandes villes de l’empire russe. Il publie cette année-là le texte suivant, sous le titre « La révolution bourgeoise et la cause ouvrière », où il précise sa critique du socialisme et des intellectuels, affirmant sa méfiance à l’égard de théories qui traitent la révolution non comme un objectif immédiat mais comme le résultat lointain des actions des intellectuels. Il y critique aussi une « science socialiste », inaccessible aux exploités, et dont le résultat ne pourrait être que la prééminence de ses servants.

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Quels que soient les livres, les brochures, les programmes ou les journaux que l’on consulte, qu’ils soient sociaux-démocrates ou anarchistes, anciens ou récents, partout les socialistes s’efforcent de suggérer aux ouvriers que leurs seuls exploiteurs, leurs seuls oppresseurs sont les détenteurs du capital, les propriétaires des moyens de production. Pourtant, dans tous les pays et États, il existe une immense classe de gens qui ne possèdent ni capital marchand ni capital industriel et, malgré tout, vivent comme de vrais maîtres. C’est la classe des gens instruits, la classe de l’intelligentsia.

Ils ne possèdent ni terre ni usine, et cependant jouissent de revenus comparables à ceux des capitalistes, moyens ou grands. Ils ne possèdent rien, mais tout comme les grands et moyens capitalistes sont des « mains blanches », comme eux exemptés leur vie durant de travail manuel ; et s’ils participent à la production, ce n’est qu’en qualité d’ingénieurs, de directeurs, de gérants ; ils apparaissent donc vis-à-vis des ouvriers, esclaves du travail manuel, en maîtres et dirigeants identiques en tout point aux capitalistes-entrepreneurs.

Les socialistes ont de tout temps répandu parmi les ouvriers un immense mensonge : il n’y aurait que des capitalistes qui vivraient de l’exploitation et du pillage. Pourquoi ce mensonge ? Qu’apporte-t-il aux socialistes ? Il préserve toute la société cultivée du monde des attaques d’esclaves insurgés, car les ouvriers socialistes qui en sont victimes ne s’en prennent qu’à la seule vieille classe de pillards. Aussi ce mensonge garantit-il la survie parasitaire de la société dominante, puisqu’il ne vise que le seul mode ancien de rapine.

On voit bien ainsi comment les socialistes aspirent à la suppression de l’oppression séculaire des ouvriers. Ils ne font que promettre l’émancipation aux ouvriers, que prier pour son avènement, tout comme les chrétiens promettaient, croyaient et songeaient au paradis. Ce qui ne les empêche nullement, dans la vie réelle, de développer et d’affermir le pillage permanent. […]

Les savants socialistes aiment expliquer avec force détails que les capitalistes n’ont pas toujours été aussi bons à rien qu’aujourd’hui. Au contraire, lorsque la bourgeoisie n’avait pas encore renversé la domination des aristocrates, toute l’industrie ne devait ses succès qu’à l’activité fiévreuse des capitalistes, qu’à leur lutte incessante contre l’ordre ancien, lutte qui conduisit à la liberté. En outre, les doctes socialistes expliquent que les choses se sont passées de la même façon dans l’histoire avec toutes les classes privilégiées. Tout comme les capitalistes, les nobles et même les esclavagistes de l’Antiquité ne devinrent superflus, inutiles à la société, qu’à la fin de leur domination, lorsqu’ils dégénérèrent ; ils furent alors remplacés par de nouveaux maîtres. Au début de leur entrée dans l’histoire, toutes ces classes dominantes firent avancer l’humanité sur de nouvelles voies et la société ne put se passer d’eux. Les révolutions n’éclataient, disent encore les socialistes, qu’aux époques de dégénérescence des classes anciennes. La révolution socialiste arrivera, concluent les socialistes, au moment de la dégénérescence du mode de production capitaliste.

N’est-il pas évident que les socialistes s’élèvent seulement contre les formes archaïques de domination, et non contre le pillage séculaire ? Ils n’attendent que le renouvellement de ces formes dépassées. Ils ne se soulèvent pas contre les maîtres en général, mais seulement contre ceux qui ont dégénéré, qui ne sont plus capables de diriger et qui conduisent l’économie à la ruine par leur insouciance, leur inactivité et leur ignorance. Les socialistes ne voient même pas la possibilité de lutter contre le système du pillage, au cas où celui-ci se développerait et irait de l’avant, et considèrent qu’il n’est pas possible de provoquer une révolution tant que le capitalisme est, comme ils disent, « capable de se développer ».

Ceux qui ne se révoltent, tels les socialistes, que parce que le régime séculaire de pillage s’est aggravé, ceux-là ne font qu’exiger sa rénovation, son développement, et ne font rien de décisif pour sa suppression. C’est pourquoi les socialistes qui avaient promis, tout au long du xixe siècle, la chute du régime bourgeois n’ont fait en réalité que hâter son évolution, l’obligeant à aller de l’avant et à se rénover. Alors qu’ils prédisaient la veille une mort immédiate au capitalisme, ils furent obligés d’expliquer que cette forme archaïque de production s’était avérée, contrairement à leur attente, très capable de survivre et de durer et que, malgré tout, ce régime leur offrait, dans les pays occidentaux, une liberté croissante.

Ceux donc qui ne se révoltent que contre les maîtres dégénérés et inactifs, incapables de diriger davantage, ne font qu’en exiger de nouveaux plus capables, que faciliter leur avènement et, par conséquent, n’affaiblissent pas mais renforcent la domination séculaire de l’homme sur l’homme. […]

La science socialiste s’est efforcée de bien dissimuler, dans son enseignement, le futur maître dont elle prépare la libération et la totale domination. Les savants socialistes ont agi, dans ce cas précis, à l’exemple des politiciens et apôtres de la bourgeoisie du temps de sa lutte contre les nobles. À l’époque de la Révolution française de 1789, la science expliquait que les seuls pillards de la société étaient représentés par un petit nombre d’aristocrates dégénérés et débauchés. Tout le reste de la population ne formait apparemment qu’un peuple homogène, solidaire et laborieux, auquel il suffisait, en fin de compte, de renverser la poignée de parasites pour atteindre « la liberté, l’égalité et la fraternité » pour tous.

Toutefois, parmi ce « peuple » laborieux et solidaire se trouvait la classe déjà assez nombreuse de bourgeois, capitalistes et industriels, qui s’étaient multipliés et développés depuis des siècles. Cette classe contraignit les masses ouvrières à combattre les aristocrates pour lui obtenir des droits égaux à ceux des anciens privilégiés, ainsi que le droit de disposer sans limite des richesses du pays.

C’est pour cette raison qu’à la fin de la lutte les ouvriers purent se persuader qu’ils étaient tombés dans une servitude plus grande encore que sous les nobles.

C’est d’une façon tout identique que les socialistes contemporains assurent aux masses ouvrières qu’elles ne sont exploitées que par une « poignée infime de magnats du capital » et de « grands propriétaires terriens » qui s’emparent des fruits de leur travail. Cette prétendue poignée de pillards exploiterait « toute la société », toutes « les masses laborieuses », tout le reste de la population qui serait privé chaque jour davantage de ses biens et s’assimilerait de la même façon au prolétariat exploité. Les socialistes accomplissent ici, par leur définition du « prolétariat », le même tour de passe-passe que les démocrates bourgeois avec leur peuple.

Les prophètes du capitalisme assimilaient au « peuple laborieux entier » les millionnaires ; les socialistes agissent de même en mêlant impudemment aux rangs du « prolétariat travailleur et exploité » toute une classe de vrais « maîtres aux mains blanches », vivant la vie rassasiée des maîtres et jouant le rôle honorable et dominateur de commandant des esclaves, des travailleurs manuels. Cette armée de cols blancs se sert des révoltes ouvrières pour marchander, auprès des maîtres, des revenus propres sans cesse plus grands ; et en cas d’éviction de la classe des capitalistes – ce dont rêvent les socialistes – cette armée de cols blancs ne tarderait pas à occuper les places des entrepreneurs privés, de commander directement, et pour son propre compte, les ouvriers, et à s’approprier sans partage toutes les richesses du monde. Tout comme les capitalistes se sont réconciliés avec les aristocrates, l’intelligentsia, tout le monde cultivé, se réconcilierait rapidement avec les anciens maîtres, pour un ordre socialiste, et la servitude des ouvriers ne ferait que se renforcer.

Jan Waclav Makhaïski, 1905.

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