Aurélien Berlan
La Fabrique des derniers hommes,
retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber,
éd. La Découverte, 2012.
Introduction
Toute personne se souciant du monde dans lequel elle vit est tôt ou tard conduite à se demander ce qui le caractérise et le dirige. En général, ce questionnement est provoqué par une évolution qui choque ou suscite le malaise, et de cette manière interpelle : comment comprendre cette innovation dérangeante ? En quoi pose-t-elle problème ? Qu’est-ce qui l’a suscitée ? On est alors poussé vers une réflexion plus générale, car aucune évolution ne peut être coupée du monde qui l’a vue naître et dont elle révèle un certain nombre de traits. N’importe qui peut être ainsi amené à se poser des questions fondamentales, parce qu’elles conditionnent nos prises de position et nos voies d’action : dans quel monde vivons-nous ? Quelles forces dominent et caractérisent le présent ? Et dans quelle(s) direction(s) nous poussent-elles ?
Ces questions ne sont pas l’apanage de la pensée savante. On les retrouve au cœur de la science-fiction, qui y propose des réponses narratives. En fait, elles peuvent préoccuper n’importe qui, en raison de leur dimension politique. Une réflexion politique digne de ce nom ne saurait se contenter de ce que fait aujourd’hui la « philosophie politique » : poser des principes abstraits et penser que le « pouvoir » se joue avant tout dans les institutions politiques. Si connaître c’est, de quelque manière que ce soit, refléter ce qui est, la réflexion politique se doit surtout d’apprécier la situation présente ; d’analyser ce qui nous arrive. Et cela veut dire : démêler l’écheveau de forces (politiques, économiques, culturelles, etc.) qui pèsent sur le monde dans lequel nous vivons, afin de déterminer celles qui dominent, et par là même définissent, le présent et, au moins en partie, l’avenir. Mais cela veut aussi dire : déterminer ce que ces évolutions nous font, afin d’en évaluer les effets. Sans une vision claire de ces enjeux, impossible de s’orienter, de savoir comment agir. On risque alors de se mettre au service de forces que l’on condamne, sans les comprendre et parfois même en prétendant s’y opposer. Ou bien, parce qu’on n’a pas su identifier les puissances sociales émergentes, de s’attaquer à celles dont elles ont pris la relève, en passant à côté du véritable champ de bataille, celui qui est au cœur du présent parce que son issue décidera de la physionomie du monde de demain.
Compte tenu de leur importance, il n’est pas étonnant que ces questions ordinaires aient été posées par la plupart des grands philosophes, sociologues, anthropologues, historiens et psychanalystes : eux aussi ont cherché à décrypter le monde contemporain et les problèmes qui s’y posent. Mais, contre toute attente, la pensée savante a rarement fait l’analyse épistémologique et méthodologique de ce projet de comprendre le présent dans sa spécificité et sa négativité historiques, comme si cette pratique théorique résistait à toute reprise critique. Elle ne va pourtant pas sans poser de problèmes : quelles voies emprunter pour atteindre une connaissance en la matière ? Quels écueils éviter ? Comment formuler et articuler adéquatement les diverses questions constitutives de ce mode de connaissance ? Et, d’abord, comment comprendre et circonscrire cet objet fuyant qu’est le présent ? Même Michel Foucault, un des rares intellectuels à avoir pratiqué et théorisé ce mode de connaissance, ne s’est guère étendu sur ses tenants et aboutissants épistémologiques. Dès lors, faut-il s’étonner des travers dans lesquels tombent souvent les tentatives de pointer les maux qui nous affectent et les défis qui nous guettent, de dire où nous en sommes aujourd’hui et ce que ce monde fera de nous ?
Ces travers ne doivent pas nous conduire, comme c’est souvent le cas des universitaires, à voir d’un œil moqueur une problématique qu’ils abandonnent aux « essayistes », achevant ainsi de discréditer une ambition élémentaire à laquelle ils renoncent : comprendre le monde dans lequel nous vivons. Aujourd’hui plus que jamais, il y a fort à faire en la matière, compte tenu de la rapidité avec laquelle notre monde évolue et des problèmes qui s’y multiplient. À bien des égards, nous sommes pris dans un mouvement d’accélération exponentiel, caractérisé par une succession et une accumulation de crises sur tous les plans, économique, social, écologique, etc. Le concept de « crise », qui désigne à l’origine un moment crucial, un dénouement, en perd même son sens : la crise est devenue notre quotidien, le cours « normal » des choses. Que peut-il résulter de ce bouleversement incessant de nos conditions de vie et même, avec les technologies d’aujourd’hui, des données élémentaires de la condition humaine ? Que signifie sur le plan humain l’utérus artificiel ? Qu’est-ce qui se joue derrière le projet de viande in vitro ?
Si le changement règne tous azimuts, cela n’est à vrai dire pas nouveau, même si la vitesse d’accélération donne toujours le sentiment d’une situation exceptionnelle. En 1848, Marx notait déjà, comme nombre de ses contemporains, que l’époque bourgeoise se caractérise par la permanence du mouvement : la seule chose stable est l’instabilité elle-même. Il pensait au bouleversement continu des modes de production lié à la dynamique du capitalisme, qui pousse les entreprises à investir, innover et se moderniser en permanence, sous peine de disparaître face à la concurrence. Ce faisant, il avait identifié l’une des « puissances » fondamentales qui travaillent notre monde, le pétrissent et le transforment en continu. Il y en a d’autres, intimement liées à elle. L’État moderne d’abord, avec sa dimension bureaucratique : il produit continuellement des lois, des normes, des dispositifs pour accompagner et impulser le progrès. La « science organisée » ensuite, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, non plus à titre « personnel » comme pouvaient le faire les savants d’autrefois, mais dans des instituts de recherche, privés ou publics, qui organisent et orientent le travail des chercheurs en leur mettant à disposition des moyens qu’ils ne pourraient jamais posséder (la big science en est la forme achevée). Il en résulte un déferlement de conquêtes scientifiques et d’applications technologiques qui métamorphosent la vie quotidienne.
Ces trois puissances « révolutionnaires », ces trois mondes sociaux qui se sont conjointement constitués au cours du XIXe siècle avec leurs règles propres, leurs valeurs et leurs logiques objectives (quête de rentabilité, de puissance et de vérité), dominent plus que jamais la société. Mais, aujourd’hui, nous vivons un moment historique paradoxal : le « progrès » se poursuit, au moins au sens d’un monde de plus en plus organisé, mécanisé et rationalisé, où les innovations économiques et technologiques se succèdent à un rythme effréné. Seulement, l’accumulation de crises et les sombres perspectives d’avenir font que la foi dans le progrès s’effrite. Qui croit encore sérieusement que ses enfants bénéficieront de meilleures conditions de vie que les nôtres, alors qu’ils hériteront d’une planète ravagée où la concurrence sera acharnée, pour les emplois et le contrôle des ressources ? Le progrès règne en maître, mais, au fond, plus grand monde n’y croit.
Penser le monde dans lequel on est pris et qui nous constitue, cerner les problèmes qui s’y posent et imaginer des solutions pour y remédier : la tâche a toujours été périlleuse et l’est encore aujourd’hui. Mais elle n’en est pas moins indispensable si l’on ne veut pas être le jouet des dynamiques dominantes. En réalité, chacun s’y attelle de manière plus ou moins approfondie. Elle s’impose à quiconque se soucie du monde et de l’avenir, notamment aux intellectuels, compte tenu du rôle qu’ils jouent dans la société et ses évolutions. Il est irresponsable de s’y soustraire, voire impossible : même ceux qui ont pu en discréditer le principe finissent par y revenir, sans pour autant l’assumer pleinement. Car, pour s’orienter dans le monde, il ne faut pas seulement des « principes » indiquant les grandes directions à suivre. Il faut aussi une carte des forces en présence. Laissons ceux qui se méfient de ce genre de problématique à leurs routines disciplinaires, en nous fiant au simple fait, suffisamment remarquable, que c’est autour de ces interrogations que le questionnement des plus « grands » penseurs recoupe celui des gens les plus « ordinaires ».
C’est à ce projet de compréhension critique du présent, et de reprise théorique de ses tenants et aboutissants épistémologiques, que cet essai veut contribuer. On pourrait s’étonner qu’il soit consacré à ceux que l’on désigne usuellement comme les « pères fondateurs de la sociologie allemande » : Ferdinand Tönnies (1855-1936), Georg Simmel (1858-1918) et Max Weber (1864-1920), tous nés peu ou prou il y a cent cinquante ans. Qu’est-ce que ces penseurs d’un autre temps, oubliés ou méconnus pour cette raison même, pourraient nous apprendre sur le monde qui est le nôtre ? Et pourquoi avoir choisi d’aborder ce mode de connaissance à partir de sociologues au lieu de partir de la discipline – la philosophie – qui semble, depuis Rousseau, le plus en phase avec ce questionnement ?
Le projet de « diagnostiquer le présent » (Foucault) a toujours une dimension « philosophique », au moins au sens où il excède la démarche scientifique par son ambition totalisante et critique, tout en répondant à un besoin de connaissance légitime. Dans la mesure où il implique une réflexion sur nous-mêmes en tant qu’êtres façonnés par le monde dans lequel nous sommes pris, on peut même dire qu’il reprend, sur un mode sociohistorique, l’antique injonction socratique à se connaître soi-même.
Mais force est de constater que les philosophes ont rarement excellé en la matière, faute de disposer des connaissances historiques et des perspectives théoriques requises. À l’aube de notre époque, ce sont plutôt les sociologues qui ont été à la pointe de la réflexion sur les maux de l’âge industriel. Tout particulièrement les sociologues allemands. Le climat intellectuel dans lequel ils sont nés, conditionné par une unification nationale et une révolution industrielle tardives, avait mis le diagnostic historique à l’ordre du jour : au tournant du siècle (1890-1914), nombre d’intellectuels outre-Rhin cherchaient à cerner la terra incognita qui se déployait à une vitesse inouïe sous leurs yeux et à déterminer les dangers potentiels que recelait ce monde tout nouveau que produisaient brutalement le capitalisme industriel, l’État bureaucratique et la science organisée. Le « progrès » allait si vite qu’il était impensable de ne pas chercher à comprendre les raisons et les enjeux de cette subite accélération, à cerner ce vers quoi elle poussait et ce à quoi elle arrachait, et à déterminer le poids respectif de ces trois puissances dans les bouleversements en cours.
À la fin du XIXe siècle en Allemagne, les représentants des différentes branches académiques n’ont pas hésité à reprendre les questions soulevées par l’irruption de la modernité industrielle. Au moins trois disciplines entraient en concurrence dans le débat public sur le monde moderne, les maux qui le minent et les solutions à y apporter : d’un côté, la philosophie, sous les formes de la « philosophie de la vie » et de la « philosophie de la culture » ; de l’autre, une nouvelle approche générale de l’histoire, dite « culturelle » (sorte d’« histoire des civilisations » ou d’« histoire sociale ») ; enfin, l’économie politique et sa critique marxiste. En raison de leurs limites respectives et de leur cloisonnement, aucune de ces approches ne permettait de saisir les problèmes du présent dans toutes leurs dimensions. Il fallait les articuler et, pour cela, rompre avec les clivages disciplinaires.
C’est ce qu’ont fait Weber, Simmel et Tönnies, atteignant ainsi une lucidité remarquable, qui se mesure à l’actualité persistante de leurs diagnostics, plus d’un siècle après. En analysant les tenants et les aboutissants du passage de la vie communautaire à la société marchande, Tönnies a fait une analyse fondatrice de la perte de lien social qui caractérise l’époque moderne. En s’intéressant à l’argent, Simmel a mis en lumière les répercussions culturelles de la marchandisation des liens et des biens : la « liquidation » de toute stabilité, l’hypertrophie de la faculté de calcul, le développement d’une liberté individuelle toute négative, qui sombre dans le non-sens. Et, en s’intéressant au déploiement du capitalisme industriel et de l’État bureaucratique, Weber a mis en évidence le renforcement moderne des logiques gestionnaires et disciplinaires, ainsi que ce qui en résulte : perte de liberté et perte de sens, bureaucratisation et désenchantement.
S’ils se sont chacun concentrés sur des questions distinctes, ces dernières se recoupent largement et convergent vers une problématique essentielle de notre temps : celle de la « rationalisation » qui s’empare de nos activités et de nos sociétés, avec toutes ses implications sociales, culturelles et humaines. En montrant que ce processus, porté par les trois puissances de la modernité qui sont entrées en « synergie » à la fin du xixe siècle, enferme l’individu dans le non-sens et l’impuissance, Weber, Simmel et Tönnies tordent le cou à l’une des erreurs les plus éculées de la réflexion sur le monde moderne : l’idée qu’il soit le règne de l’individu, qui y jouirait d’une liberté sans pareille. Avec Weber, on verra qu’il incarne plutôt le règne des « organisations » (qu’il s’agisse d’entreprises privées ou d’administrations publiques). En fait, la « rationalisation » n’est que le nom donné à leur emprise croissante sur nos vies. La modernité n’est pas une société où l’individu est roi, niais un monde d’organisations qui le désocialisent en le « sur-socialisant » 1 : s’il peut certes se passer du concours de personnes déterminées dans la vie quotidienne (individualisation, voire esseulement), c’est au prix d’une dépendance complète à l’égard des organisations (intégration au « système »). Tel est le résultat du « progrès ». En le montrant, ces trois auteurs se rattachent moins à la « sociologie » telle qu’elle se pratique aujourd’hui qu’à la Théorie critique de l’« École de Francfort », dont je me propose de faire, en quelque sorte, la « préhistoire ».
Bien sûr, le monde a changé depuis un siècle, au rythme des révolutions industrielles successives et des évolutions politiques et culturelles qu’elles ont engendrées. Mais celles qui ont été mises en évidence par les « pères fondateurs de la sociologie allemande » sont toujours aussi pressantes. Leur mérite est d’avoir identifié les tendances structurelles de la modernité capitaliste et d’en avoir cerné les implications majeures, raison pour laquelle leurs analyses n’ont rien perdu de leur actualité. Revenir sur eux pourra apprendre beaucoup à ceux qui s’interrogent sur les forces transformant notre monde, les raisons qu’il y a de les critiquer et les écueils qu’une opposition sensée doit éviter – en tout cas plus que la plupart des livres qui se vendent sur le marché de la pensée critique aujourd’hui.
On comprendra notamment tout ce que cela signifie, en termes de domination sociale, de ne pas connaître ses voisins, de ne plus pouvoir imaginer sortir sans porte-monnaie ou d’avoir toujours des formulaires à remplir et des procédures à suivre. À force, toutes ces choses ont fini par devenir « naturelles ». En tout cas, elles le sont pour la plupart d’entre nous qui sommes nés dans ce monde et ne connaissons pas, si ce n’est sous un mode exotique, de formes de vie ne reposant pas sur l’argent, la dépendance au salariat et la prise en main administrative de la vie. Il en résulte qu’elles sont très souvent négligées dans les analyses du présent, notamment des multiples « crises » qui font la trame de l’actualité. On préfère montrer du doigt quelques personnages et institutions particulièrement crapuleux, plutôt que prendre la mesure de tout ce que nos modes de vie impliquent.
Sans la prise en compte de ces phénomènes structurels, il est impossible de comprendre les dynamiques qui travaillent le présent, les racines des problèmes qui se posent et les tâches qui nous incombent. Le mérite des premiers sociologues allemands est de mettre face aux logiques qui structurent notre quotidien en profondeur et que, pour cette raison même, on ne parvient même plus à mettre en question. Ils nous rappellent qu’il s’agit de phénomènes historiques qui ont une origine et auront une fin. Pour penser le présent, il ne faut pas toujours coller à lui, mais savoir prendre du recul. Par le retour en arrière vers la révolution industrielle, qui constitue l’acte de naissance de notre monde, on pourra mieux faire retour sur le présent : saisir où nous en sommes, les problèmes qui se posent et les écueils à éviter.
L’intérêt exceptionnel de Weber, Simmel et Tönnies se mesure aussi au fait que, sur le plan méthodologique, ils ont élaboré trois modèles distincts qui annoncent les grandes orientations que prendra au XXe siècle la réflexion soucieuse du présent. Chacun a développé une méthode originale pour penser son époque. En tâchant de combiner une ontologie sociale des formes de vie humaines à une philosophie morale permettant d’en mesurer les mérites et les tares, Tönnies annonce largement la démarche de Habermas, dont l’opposition entre « système » et « monde vécu » recoupe largement celle entre société et communauté. Contre cette approche théorique surplombante, Simmel élabore une herméneutique phénoménologique qui cherche à déchiffrer son époque en partant des phénomènes qui la caractérisent (la métropole, l’argent, la mode, certaines œuvres d’art, etc.) ; il inaugure ainsi la démarche d’essayistes comme Siegfried Kracauer ou Walter Benjamin, soucieux de remonter des « phénomènes de surface » à l’« esprit du temps ». Et, contre ces deux approches faisant peu de cas de l’histoire, Weber propose une généalogie historique des puissances sociales caractéristiques de notre temps, anticipant ainsi la démarche de Foucault.
Tout se passe comme si, en l’espace de quelques années en Allemagne, le projet philosophique de saisir les « caractères de l’époque actuelle » (Fichte) avait enfin pris conscience de lui- même, en déterminant quelques-unes des voies permettant d’atteindre des résultats convaincants. Âge de « maturité » qui, à défaut d’être « fondateur », nous en apprendra beaucoup plus sur ce mode de connaissance et le monde qui nous entoure que la reconstruction de l’histoire menant de Rousseau à Kant, Hegel et Fichte, puis à Marx et Nietzsche – histoire dont il faudra tout de même dire quelques mots.
Une précision s’impose ici : en opposant les « pères fondateurs de la sociologie allemande » aux philosophes, il ne s’agit pas de nourrir le « grand récit » de l’épopée sociologique, qui nous raconte comment la réflexion sur le monde social s’est péniblement arrachée aux généralités bavardes et vagues de la philosophie pour accéder enfin à l’âge de raison, celui de la science sociologique. Ce n’est pas la constitution d’une « nouvelle science », dont la sociologie actuelle serait la continuation et l’approfondissement, qui est en jeu, mais la manière dont trois auteurs ont dynamité le carcan disciplinaire de leur temps pour tenter de poser un regard lucide sur leur époque. Ce qui ressort alors, c’est l’irréductible étrangeté de leur projet de connaissance à ce qui se pratique aujourd’hui sous le nom de sociologie, entre-temps devenue discipline académique.
Contrairement à ce que prétend une certaine réception sociologique de Weber, focalisée sur son « individualisme méthodologique » et sa « neutralité axiologique », sa réflexion relève bien d’une analyse critique des structures sociales s’imposant aux « acteurs » et déterminant leur agir et même leur être. Si Weber produit bien des analyses « axiologiquement neutres » conférant toute son importance à la signification que les individus donnent à leurs actes, ce n’est pas dans le même sens et avec la même intention que la plupart de ceux qui s’en réclament aujourd’hui. Quel sociologue actuel prétendrait, avec Max Weber, qu’une appréciation des formes d’organisation sociale disposant d’une base empirique et objective puisse seulement se faire sous l’angle suivant : « À quel type humain donne-t-elle les chances optimales de devenir le type dominant ? » 2 Car c’est bien cette problématique qui est au cœur de la pensée de Weber : il cherchait à comprendre ce qui caractérise ces « derniers hommes » engendrés par l’évolution de la civilisation moderne.
Il faut lever l’ambiguïté de l’expression que j’ai utilisée pour cerner mon objet : les « pères fondateurs de la sociologie allemande ». Il y a eu (et il y a toujours) diverses conceptions de la sociologie. En fait, l’unité suggérée par cette notion tient moins à un objet, un projet ou une méthode partagés qu’à une certaine configuration disciplinaire du savoir universitaire. Parler de « pères fondateurs de la sociologie », c’est présupposer l’acception actuelle de la discipline académique « sociologie », fondée sur le regroupement de certains enseignements en face d’autres disciplines, pour la projeter sur des œuvres élaborées à une époque où la sociologie comme « discipline » n’existait pas. Contre cette démarche rétrospective invitant naturellement à ne voir dans les « précurseurs » supposés que ce qui anticipe sur la compréhension dominante de leur « postérité », il s’agit de retrouver les questions que se posaient ces penseurs et qui les ont conduits à sortir du cadre disciplinaire de leur temps. C’est manifestement parce qu’aucune des disciplines établies à leur époque, ni la philosophie, ni l’économie, ni l’histoire, ne leur semblait proposer une perspective adéquate pour saisir les problèmes de leur temps, qu’ils ont cherché à faire confluer ces traditions théoriques compartimentées.
Dans la mesure où ils cherchaient au fond à prendre la mesure des problèmes socioculturels de leur temps dans leurs aspects éthique et anthropologique, tout en soulignant que ces problèmes sont liés aux nouvelles formes de socialité conditionnées par le développement de l’économie marchande, il n’est pas faux d’invoquer Tönnies, Simmel et Weber comme « fondateurs » de la sociologie : ils ont pu se qualifier de « sociologues » et ont participé à l’institutionnalisation de cette discipline par leur engagement dans la « Société allemande de sociologie » qu’ils cofondèrent en 1909. Mais la sociologie n’était pour eux pas tant une fin en soi qu’un moyen pour comprendre les problèmes du présent. Et, contre les tentatives d’assignation disciplinaire unilatérale naissant sur le sol de l’éclatement bureaucratique du savoir, il faut rappeler que ces « classiques de la sociologie » ne se sont ni toujours, ni seulement, ni principalement considérés comme « sociologues ».
Si Tönnies a touché à tout au cours de ses études, de la philosophie à l’économie politique en passant par la statistique et la philologie, c’est aux philosophes qu’il adresse son ouvrage fondateur de 1887, Communauté et société. Ce n’est que dans l’édition de 1912 qu’il en modifie le sous-titre pour faire référence à la « sociologie pure ». Philosophe de formation, Simmel s’est d’abord consacré à la sociologie avant de revenir à ses premières amours dans l’espoir de dépasser le « caractère fragmentaire des connaissances particulières » et de se faire une « image globale » 3 du monde. Telle est l’intention de l’ouvrage majeur de Simmel, Philosophie de l’argent (1900), qui ausculte la modernité en analysant le médium de socialisation qui y joue un rôle croissant et décisif, la monnaie.
Ce n’est pas dans cette tension entre sociologie et philosophie que Weber inscrit ses travaux, lui qui ne s’est jamais conçu comme philosophe. Son assignation disciplinaire comme sociologue n’en est pas moins discutable. Il est juriste de formation et gagne ses galons universitaires dans le domaine de l’histoire du droit. Au cours de sa brève carrière académique, il enseigne l’économie politique. Dans ces deux disciplines, c’est un partisan de l’approche historique. Il ne se conçoit comme sociologue que tardivement, en soulignant le caractère instrumental de la sociologie qu’il élabore, son statut d’auxiliaire au service de l’« imputation causale historique des phénomènes importants pour la culture » 4. Cette formule nous conduit au projet de Weber dans L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904-1905) : il s’agit de saisir la « signification culturelle » du capitalisme, c’est-à-dire son rôle dans le façonnement de l’humanité moderne 5. Pour mieux élucider la « rationalisation de la vie » qui a bouleversé l’Occident moderne et, dans son sillage, le monde entier ou presque, il se lance ensuite dans une vaste analyse comparative des grands complexes culturels. En fait, Weber est inclassable dans le système des disciplines. Pour lui, le travail de la pensée ne part pas de domaines d’objets distincts, mais de problématiques :
« Ce ne sont point les relations “matérielles” (sachlich) des “choses” qui constituent la base de la délimitation des domaines du travail scientifique, mais les relations conceptuelles des problèmes : ce n’est que là où l’on s’occupe d’un problème nouveau avec une méthode nouvelle et où l’on découvre de cette façon des vérités qui ouvrent de nouveaux horizons importants que naît aussi une “science” nouvelle. » (ETS, p. 143)
Si je m’intéresse à ceux que, faute de mieux, je serai amené à désigner parfois comme les « premiers sociologues allemands », ce n’est donc pas du point de vue de ce qu’est devenue la sociologie aujourd’hui. C’est du point de vue de l’analyse de notre époque, pour laquelle ils proposent des clefs d’interprétation indispensables. Notamment, ils présentent l’intérêt de mettre en évidence des problèmes si intimement liés à nos modes de vie actuels qu’on évite souvent de les regarder en face, à gauche comme à droite. Nombre d’intellectuels se disant « anticapitalistes » font même preuve d’un aveuglement savamment entretenu à leur propos. Weber, Simmel et Tönnies, ces penseurs que certains dénigreront parce qu’ils sont « bourgeois », permettent en fait une critique plus radicale du capitalisme que la plupart de ceux qui parlent de « révolution » ou de « communisme » aujourd’hui, sans avoir tiré une leçon cruciale des désastreuses expériences du XXe siècle : les moyens de production industrielle impliquent une division du travail et une organisation sociale qui ne vont pas sans domination des humains et destruction de la nature.
Les « forces productives », comme disait Marx, ont des implications sur les formes de coopération sociale et les modes de vie. C’est le mérite des premiers sociologues allemands que de montrer celles des moyens de production industrielle, dont toute personne aspirant à reprendre le fil de l’émancipation doit faire la critique pour ne pas se bercer d’illusions. Ce faisant, mon propos n’est pas de dire que Weber, Simmel et Tönnies avaient « tout compris », mais seulement de proposer une boîte à outils où chacun pourra piocher de bons instruments pour comprendre ce qui nous arrive actuellement, des outils en tout cas plus fiables que les spéculations sur l’« avenir radieux » ne tenant pas compte des logiques constitutives de toute économie industrielle, et n’étant pas prêtes à en faire la critique.
Avant de reconstruire les « diagnostics historiques » de Tönnies, Simmel et Weber, je voudrais clarifier la nature de ce mode de connaissance qui s’intéresse au présent de manière globale et critique. Non pas pour formuler les « règles de la méthode diagnostique », mais plutôt pour esquisser une « critique de la raison diagnostique » qui en identifie les présupposés constitutifs, les questions fondamentales et les écueils les plus dangereux. Ce faisant, il ne s’agit pas de proposer une nouvelle manière de « penser », mais tout au plus une nouvelle manière d’envisager la pensée. Comme ce chapitre liminaire, en raison de sa dimension épistémologique, est relativement « abstrait », il est possible que certains y trouvent plus d’intérêt une fois lus les chapitres suivants.
Aurélien Berlan.
Aurélien Berlan
La Fabrique des derniers hommes,
retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber
éd. La Découverte, 2012.
Introduction
1. Qu’est-ce qu’un diagnostic historique ?
- Déchiffrer le présent
Le point de vue de la totalité – La signature de l’époque – Les puissances à l’œuvre – Le monde comme il ne va pas – La fabrique de l’humain - Déciller la science
Indiscipline théorique – Le monde de demain – Politiser la pensée – Savoir juger – La lucidité contre la vérité - Brève généalogie du diagnostic historique
Le progrès et sa dialectique : les Lumières – Sortir de l’idéalisme : Marx – Se libérer de la religion du progrès : Nietzsche – Rationalisation et réification : la « sociologie allemande »
2. La dissolution des formes de vie communautaires : Ferdinand Tönnies
- Le cadre théorique de Tönnies
- La société marchande contre les communautés de vie
La question sociale, spécificité de la société moderne – Le communisme comme forme de vie originelle – Paris – New York – Tokyo : la société comme métropole capitaliste mondiale - Une mutation anthropologique : le triomphe de l’abstraction dans l’homme
La rationalisation comme réalisation des abstractions théoriques – De la spontanéité affective au calcul rationnel : genèse de « l’homme abstrait » - La signification du diagnostic de Tönnies
Une théorie autorisant différentes interprétations – Une éthique communiste contre la société marchande - Les voies du renouveau communautaire
3. L’empire de l’argent : Georg Simmel
- Le style phénoménologique de Simmel
- La sociologie de la réification : la liberté négative des Modernes
- L’anthropologie du nihilisme : le cérébral, le punk, le blasé et le cynique
- Métaphysique de l’aliénation : l’humanité écrasée par le poids de la civilisation
- Mode et modernité
- De l’individualisme indécis au décisionnisme militariste
4. La « cage d’acier » du capitalisme industriel : Max Weber
- Le sens historique de Weber
- Capitalisme et ascétisme
Le système et son « esprit » : l’éthique du travail professionnel – Généalogie du travail mortifère – Le professionnel sans esprit et le jouisseur sans cœur - La bureaucratisation du monde
L’irrésistible marche en avant des formes bureaucratiques de domination – L’homme-rouage : le carriériste servile et le citoyen passif – Séparation des bureaucraties et démocratie plébiscitaire - La rationalisation de la vie
Rationalisation et réification : le règne des organisations – Le désenchantement du monde – Le polythéisme des valeurs - Les déchirements intérieurs d’un prophète de malheur prêchant la résignation
Conclusion.
Notes:
1 Pour cette formule qui résume bien une idée traversant toute la « sociologie allemande », je m’inspire de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, éd. Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2008.
2 Max Weber, « Le sens de la “neutralité axiologique” des sciences sociologiques et économiques » (1917), in Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, éd. Pocket, Paris, 1992, p. 403. En général je renvoie le lecteur aux traductions disponibles, en les modifiant si nécessaire.
3 Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation (1908), trad. L. Deroche-Gurcel et S. Muller, éd. PUF, Paris, 1999, citations p. 61.
4 Max Weber, « Les concepts fondamentaux de la sociologie » (1920), in Économie et société, 2 vol., trad. J. Chavy et alii, éd. Pocket, Paris, 1995, vol. 1, p. 49. Ce n’est qu’à partir de 1909 que Weber parle de « sociologie » à propos des travaux qui aboutiront à Économie et société.
5 Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme suivi d’autres essais, trad. J.-P. Grossein, éd. Gallimard, Paris, 2003, p. 20 et 252.