Suzanne Bray, Chesterton contre l’eugénisme, 2009

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Une victoire inconnue

Dans sa préface à une édition d’Eugenics and Other Evils : An Argument Against the Scientifically Organized State (1922) de Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), Michael W. Perry écrit :

« Aujourd’hui l’eugénisme a peu d’amis déclarés, […] mais à l’époque de Chesterton ses adeptes se trouvaient parmi les gens les plus puissants et les plus respectés du pays. Chesterton à part, presque personne parmi l’élite ne s’y opposait publiquement. »

G. K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, Inkling Books, 2000, p. 5.

Plusieurs commentateurs disent la même chose. Pour Russell Sparkes : « la bataille contre l’eugénisme est la grande victoire inconnue de Chesterton » 1. Il prétend également que Chesterton était le seul personnage bien connu à lutter contre le Mental Deficiency Bill en 1912. De même, Lord Alton perçoit Chesterton comme « le prophète de la vie du XXe siècle et l’opposant le plus efficace de l’eugénisme naissant » 2 et l’admire surtout pour « sa capacité d’utiliser les méthodes de communication de masse afin d’attirer l’attention du public vers des questions primordiales » 3.

Dans cette étude, après un survol du mouvement eugéniste en Grande-Bretagne jusqu’en 1914, nous examinerons l’opposition à l’eugénisme en général et, en particulier, l’opposition au Mental Deficiency Bill de 1912. Nous analyserons les arguments présentés afin de contrer les prétentions eugénistes et nous tenterons de situer l’importance de l’apport de Chesterton dans une lutte qui réussit à épargner au Royaume-Uni une législation ouvertement inspirée des principes eugénistes en dépit du lobbying d’éminentes personnalités.

Le mouvement eugéniste

Le fondateur de l’eugénisme britannique, Francis Galton (1822-1911), était un cousin de Charles Darwin. À la suite d’une dépression nerveuse, il abandonna ses études et, en 1844, hérita une fortune importante qui lui épargna la nécessité de gagner si vie. Suite à la parution de L’Origine des espèces en 1859, Galton fut incité par les théories de son cousin à consacrer une partie de son temps à explorer les implications des principes de la sélection naturelle et de l’élevage chez les populations humaines. La première publication de Galton dans ce domaine, un article de 1865 intitulé “Hereditary Talent and Character”, présenta des principes de base qui allaient sous-tendre toutes les théories eugénistes. Pour Galton :

« Le talent est transmis au plus haut degré par la voie héréditaire. […] Les familles entières très douées sont bien plus fréquentes que celles où un seul membre a du talent. »

F. Galton, “Hereditary Talent and Character”,
Macmillan’s Magazine, n°12, 1865, p. 157.

Afin d’encourager la reproduction des meilleurs éléments de la population, Galton proposait :

« un concours pour des mariages eugéniques, où les couples seraient établis par un comité : nous pourrions mettre au monde des prophètes et des grands prêtres de la civilisation aussi facilement que nous propageons des idiots en mariant des crétins. »

F. Galton, “Hereditary Talent and Character”, p. 166.

En dépit du manque d’enthousiasme pour cette proposition parmi les célibataires, Galton continua à répandre ses idées, d’abord dans un petit livre, Hereditary Genius, publié en 1869, et plus tard dans une étude très influente, Inquiries into Human Faculty and its Development (1883), où il utilisa pour la première fois le terme « eugenics » (eugénisme), qu’il définit comme :

« Science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux doués un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes. » 4

Les travaux de Galton correspondent bien aux préoccupations de l’époque. Le refus de l’anormalité et le désir d’isoler les malades ou les handicapés mentaux s’étaient intensifiés pendant la deuxième moitié du XIXe siècle et motivèrent l’adoption du Lunacy Act de 1870. La population des asiles augmenta de plus de 50% entre 1890 et 1914 à cause de cette loi. Quant aux théories sur l’hérédité, Le Criminel, le best-seller du célèbre sexologue Havelock Ellis (1859-1939), parut en 1890 et répandit en Angleterre les théories du criminologue italien Cesare Lombroso (1835-1909), pour lequel presque tous les criminels étaient des dégénérés héréditaires qui ressemblaient « physiquement et psychiquement » aux « membres normaux d’une race inférieure » 5.

En 1901, Galton participa avec Karl Pearson (1857-1936) et W.F.R. Weldon (1860-1906) à la création de la revue scientifique Biometrika, afin de promouvoir la biométrie, ou l’étude quantitative des caractères physiques des êtres vivants. Pearson, enseignant-chercheur en statistique à l’Université de Londres, devint le collaborateur le plus proche de Galton. Biometrika permit de donner un aspect scientifique aux théories eugénistes et de les faire connaître à un public plus large. Certains écrits de Pearson publiés la même année, et surtout sa plaidoirie en faveur des mariages arrangés eugénistes, poussèrent Chesterton à rédiger le premier de ses articles contre l’eugénisme dans le Daily News 6.

L’année 1904 vit deux développements importants. Galton investit une partie de sa fortune pour financer un centre de recherche à l’Université de Londres consacré aux questions eugéniques. Pearson en prit la responsabilité. En même temps, Galton présenta ses aspirations pour la nouvelle discipline universitaire dans un exposé à la London School of Economics intitulé “Eugenics : its Definition, Scope and Aims”. Comme d’autres eugénistes de l’époque, il distingua entre « les membres socialement utiles ou socialement dangereux des classes inférieures » 7.

En 1904, le gouvernement d’Arthur Balfour, très favorable aux idées eugénistes, établit une commission d’enquête sur « comment soigner et contrôler les faibles d’esprit ». Dans la terminologie de l’enquête, les faibles d’esprit diffèrent des fous, des déficients mentaux, des idiots ou des imbéciles selon l’ampleur de leurs incapacités.

Balfour nomma le comte de Radnor, le mari de sa nièce, président de la commission. Les membres, onze hommes et une femme, comprenaient un médecin, un pasteur, le directeur médical des prisons, des hommes politiques et de nombreux philanthropes, mais aucun scientifique capable d’évaluer les théories héréditaires des eugénistes. Leur enquête dura quatre ans, pendant lesquels la commission rassembla des témoignages de plus de deux cents personnes. The Eugenics Education Society vit le jour pendant cette période, en 1907. Elle attira rapidement de nombreux membres, tirés pour la majorité des classes moyennes et des professions libérales 8. Au moins deux membres de la commission, H. Bryan Donkin, directeur médical des prisons, et Ellen Frances Pinsent, responsable de plusieurs associations humanitaires, y adhérèrent. Donkin en devint même vice-président en 1911 9. Cependant, quand on accusa les membres de la commission d’y appartenir, Donkin lui-même envoya une lettre au Times affirmant :

« Je crois que j’ai raison de dire qu’aucun membre de la commission n’était membre d’une association eugéniste quelconque. »

The Times, 12 juin 1912.

Ceci était peut-être vrai au moment de leur nomination, mais ne l’était certainement pas par la suite.

La période de l’enquête (de 1904 à 1908) vit également de nombreux personnages distingués rallier ouvertement les rangs des eugénistes. L’obstétricien Caleb Saleeby devint peut-être l’eugéniste le plus connu après Galton en publiant toute une série d’écrits facilement abordables. Dans le domaine politique, la position eugéniste s’attira les faveurs de Sidney et Béatrice Webb, socialistes convaincus. Dans un petit pamphlet, le couple Webb affirmait :

« En Grande-Bretagne actuellement, là où la moitié, ou peut-être même deux tiers, des couples mariés limitent les naissances, des catholiques irlandais, des Juifs russes ou allemands et des personnes dépensières et irresponsables ont des enfants sans cesse. […] Ceci se terminera inévitablement dans la dégénérescence nationale […]. »

The Fabian Tract n°131, 1907.

L’année 1907 est également notoire à cause du vote dans l’État de l’Indiana, aux États-Unis, de la première loi, inspirée des principes eugénistes, autorisant la stérilisation forcée de « criminels confirmés, idiots, imbéciles et violeurs » 10. Bien que moins polémique, le Prevention of Crime Act britannique de l’année suivante nourrit également les débats eugénistes en créant la possibilité d’une détention préventive des criminels récidivistes 11. Pour les champions de la liberté individuelle, comme le député libéral Josiah Wedgwood (1872-1943), cousin de Darwin et Galton, ainsi que pour Chesterton, une telle loi, permettant à un juge de punir non seulement les méfaits passés d’un individu mais également de prédire ses crimes futurs, était complètement inacceptable. Pour les eugénistes, la loi fournissait un cadre qui permettrait potentiellement la détention de ceux qui avaient une tendance héréditaire criminelle.

À la fin de leur enquête la commission présenta son rapport de 536 pages. Leurs conclusions « adoptaient une approche eugéniste aux déficiences mentales moins sévères, parmi lesquelles la prétendue faiblesse d’esprit » 12. Pour la commission, la faiblesse mentale « a tendance à être héréditaire » et on peut donc considérer que « le fait d’empêcher des personnes déficientes de se reproduire aurait tendance à diminuer le nombre de personnes atteintes de cette manière dans la population » 13. Dans ce but, la commission recommandait la détention des personnes faibles d’esprit dans des institutions unisexes où ils ne pourraient pas avoir d’enfants.

En 1910, un autre rapport fut rédigé sur la réforme de la Poor Law, qui parlait également des problèmes des déficients mentaux et surtout de ceux qui étaient incapables de gagner leur vie. Les deux documents suscitèrent de nombreuses réactions, a tel point que The Times constata que : « Les rapports ont engendré toute une littérature critiquant leurs recommandations » 14. The Eugenics Education Society produisit également son propre rapport. Un lecteur de tous ces documents conclut que :

« L’effet général de ces rapports est de révéler l’existence parmi nous d’une race bien définie de pauvres incurables, des parasites vivant aux frais de la communauté, qui se propagent de génération en génération. […] La proportion de pauvres dans chaque génération successive indique que leur misère vient de tares transmises par voie héréditaire. » 15

Afin de montrer au public les conséquences de ce phénomène, on citait des chiffres étonnamment précis. Par exemple, le Dr A. F. Tredgold, auteur de l’un des premiers articles de la Eugenics Review, créée en 1909 16, commenta le rapport de la commission en précisant que « le 1er janvier 1906, il y avait en Angleterre et au pays de Galles 8 854 idiots, 25 006 imbéciles et 104 779 adultes et enfants faibles d’esprit » 17. E. J. Lidbetter, membre de la Eugenics Education Society, déclara également que le coût exact de la prise en charge de dix personnes faibles d’esprit s’élevait à £ 2.229 18.

En dépit de l’intérêt suscité par le rapport, le gouvernement ne proposa pas de nouvelle législation tout de suite. La situation changea en 1910 pour deux raisons. D’abord, Winston Churchill (1874-1975), eugéniste convaincu, fut nommé ministre de l’Intérieur dans le gouvernement d’Asquith. Pour Churchill, le problème était de la plus haute importance. Dés sa nomination, il écrivit su Premier ministre :

« La croissance anormale et de plus en plus rapide des classes faibles d’esprit, en même temps qu’une limitation progressive des souches dynamiques, économes et supérieures constitue un danger à notre race qu’il est impossible d’exagérer, je crois que les sources qui nourrissent ce flot de folie doivent être rétrécies et taries avant la fin de l’année. » 19

Très impressionné par la loi sur la stérilisation imposée dans l’Indiana, Churchill demanda à certains fonctionnaires de voir s’il serait possible de promulguer une loi semblable au Royaume-Uni. Estimant que la ségrégation des inaptes coûterait trop cher, Churchill recommanda :

« une simple intervention chirurgicale pour que l’être inférieur puisse circuler librement dans le monde sans incommoder les autres » 20.

Asquith conseilla à Churchill de modérer ses propositions.

Le deuxième facteur fut lié à l’établissement cette année-là d’un système d’assurance maladie national et obligatoire pour la majorité des employés. Pour certains, la nouvelle loi changea complètement le débat. L’existence de cette assurance nationale obligatoire eut pour effet que l’individu qui mettait en danger sa propre santé ou celle de ses enfants représentait dès lors une charge publique. R. B. C. Sheridan du Times expliqua :

« L’objection selon laquelle les pratiques eugéniques nuiraient de façon inacceptable à la liberté sacrée qu’a l’individu de choisir son conjoint, argument plausible mais fallacieux, n’a plus raison d’être lorsque la maladie d’un individu mal marié coûte cher à l’État et peut entraîner un déficit dans nos budgets annuels. » 21

Au printemps 1910, quelques députés eugénistes invitèrent une délégation de la Eugenics Education Society à venir présenter les arguments en faveur de la ségrégation des inaptes à la Chambre des Communes. Une trentaine de députés assistèrent à cette réunion. Par la suite une délégation semblable fut invitée à rencontrer le Premier ministre et certains autres ministres. Du point de vue des eugénistes, cette réunion fut moins productive car on trouvait les bases scientifiques de leurs arguments trop floues 22. Le gouvernement décida donc de rédiger un projet de loi en suivant les recommandations de la commission mais sans mettre en avant les arguments eugénistes.

En même temps que le gouvernement peaufinait la nouvelle législation, la Eugenics Education Society préparait un projet ambitieux : un congrès international sur les questions eugéniques. En 1912, de nombreux, orateurs de plusieurs pays, ainsi que des personnalités politiques comme Balfour et Churchill, se rencontrèrent à l’Université de Londres pendant plusieurs jours afin de présenter l’état de la recherche eugénique et les enjeux sociaux qui en découlaient

Inquiets de la lenteur gouvernementale à proposer un projet quelques députés décidèrent de hâter le processus en présentant une proposition de loi. Au début de la session parlementaire de 1912, Gershom Stewart, député conservateur peu connu, soutenu par douze collègues, gagna la onzième place lors du tirage au sort annuel. Son projet, The Feeble-Minded Control Bill, donnait aux magistrats le droit d’interner les adultes certifiés comme faibles d’esprit par deux médecins. Même si Stewart ne mentionna pas explicitement l’eugénisme, il révéla clairement son point de vue en déclarant que : « deux parents faibles d’esprit sont incapables d’engendrer un enfant normal » 23. Ce n’était pas par hasard si Stewart s’abstenait de parler des principes eugénistes, car le président de la Eugenics Education Society, Léonard Darwin (1850-1943), un des fils de Charles Darwin, avait préparé le député pour le débat 24. N’ayant aucune trace des raisons de cette réticence, nous ne pouvons que les déduire. Toutefois, une explication possible se trouve dans un discours de L. Darwin prononcé la même année devant la Cambridge Eugenics Society. Il y affirmait :

« Il est tout à fait certain qu’aucun gouvernement démocratique irait aussi loin que nous, les eugénistes, croyons juste d’aller dans le sens de limiter la liberté du citoyen afin d’améliorer les qualités raciales des générations futures. » 25

Pour cette raison, nous pouvons supposer que Stewart et L. Darwin décidèrent de faire abstraction de leurs idées eugénistes, qu’ils savaient polémiques, afin de maximiser les chances de faire passer le projet de loi.

Les débats sur les propositions de Stewart furent animés et l’intérêt qu’ils suscitaient poussa le gouvernement à terminer la rédaction de son propre projet de loi, le Mental Deficiency Bill. Pour cette raison, ceux qui s’opposaient à la ségrégation obligatoire n’insistèrent pas pour imposer un vote après la deuxième lecture du projet de Stewart, mais réservèrent leurs forces pour s’opposer au projet gouvernemental. Effectivement, le projet de Stewart fut abandonné à la suite de l’introduction du nouveau projet, encore plus polémique. Churchill transféré au ministère de la Marine en 1911, le nouveau ministre de l’Intérieur, Reginald McKenna, choisit de présenter le projet en juillet 1912 en même temps que le premier congrès international sur les questions eugéniques, ce qui assurait que les deux événements seraient liés par la presse et le public.

Le projet de loi, avec ses soixante-huit articles, cherchait à rendre obligatoire l’internement des déficients mentaux « laissés à l’abandon, délaissés ou maltraités » et, dans certaines cas, également les épileptiques, les ivrognes et les femmes qui avaient déjà donné naissance à un enfant illégitime. Les articles les plus polémiques étaient l’article 50, qui interdisait le mariage des faibles d’esprit, et surtout l’article 17 sur le pouvoir du ministre de l’Intérieur d’interner les faibles d’esprit sans enquête préalable ni décision judiciaire. Comme le précisa le conservateur Sir Frederick Banbury à l’époque :

« Le projet de loi […] permettra au ministre de l’Intérieur d’interner n’importe quelle personne qu’il désire priver de ses droits de citoyen. Le projet de loi fera du ministre de l’Intérieur un dictateur absolu et lui permettrait de déclarer que toutes les suffragettes souffrent de déficiences mentales et de les enfermer définitivement. »

“The Mental Deficiency Bill: Drastic Clauses Criticised in Commons”, The Times, 20 juillet 1912, p. 8.

Plusieurs critiques, parmi lesquels des médecins, regrettaient l’imprécision du vocabulaire. La définition des faibles d’esprits dans le texte – des personnes « incapables de gérer leurs affaires avec une prudence normale » était, selon Chesterton, un exempte de « rédaction imprécise » 26, car on pouvait l’appliquer aux irresponsables qui ne souffraient d’aucun problème mental.

Le projet de loi fut soutenu par le gouvernement et par presque toute l’élite du pays. Pour, cette raison, l’étendue de l’opposition à ses propositions étonna le gouvernement. Chesterton et ses amis lancèrent une campagne d’opposition dans la presse, tandis que Josiah Wedgwood rassemblait l’opposition parlementaire. Il n’y avait que trente-huit députés contre le projet à la première lecture, mais après la campagne dans la presse et les discours d’opposants passionnés, d’autres s’ajoutèrent aux rebelles. Les opposants réussirent à retarder l’adoption du projet de loi pendant quatre mois et apportèrent tant de modifications au comité que le gouvernement fut forcé de l’abandonner, en promettant de présenter un nouveau projet de loi modifié en 1913. Les responsables de la Eugenics Education Society perçurent cet abandon comme une défaite temporaire.

De nombreuses personnalités, dont plusieurs eugénistes, protestèrent publiquement contre l’abandon du projet. Des lettres adressées à la presse abondèrent dans ce sens. Une lettre au Times, signée par une quarantaine de personnes, prétendait que l’abandon du projet allait nuire à

« des milliers d’individus faibles d’esprit qui, parce que nous ne pouvons pas les former et les soigner sous la loi existante, deviendront inévitablement des ivrognes, des prostituées, des criminels et des mendiants. Ces personnes laisseront derrière elles une nouvelle génération d’enfants physiquement et mentalement dégénérés, qui maintiennent et même augmentent le nombre de ceux qui doivent être soutenus aux frais de la communauté33. »

“Mental Deficiency: An Appeal to Parfument”, The Times, 27 novembre 1912, p. 10.

Bien sûr, ils omirent de dire que la seule raison pour laquelle il était impossible de soigner et de former ces personnes comme ils l’auraient voulu venait du refus des concernés et de leurs familles de se soumettre à la ségrégation.

En mars 1913, le gouvernement présenta un nouveau Mental Deficiency Bill au parlement. Le texte avait subi de nombreuses modifications et était beaucoup moins extrême, principalement parce que le ministre de l’Intérieur avait décidé qu’il ne fallait plus mettre l’accent sur l’intérêt de la communauté, mais sur celui des faibles d’esprit. L’article 50, interdisant le mariage des faibles d’esprit, et le paragraphe de l’article 17 qui avait donné des pouvoirs illimités au ministre de l’Intérieur avaient disparu. Dans le nouveau projet, les parents ou tuteurs des faibles d’esprit pouvaient les retirer d’un asile ou d’un centre de soins à n’importe quel moment. On avait également enlevé « les clauses du précédent projet de loi affirmant que la ségrégation pourrait intervenir dans le seul intérêt de la communauté » 27. Les eugénistes regrettèrent ces modifications et ne notèrent qu’une seule amélioration :

« On a ajouté à la première catégorie de déficients mentionnée par le projet – ceux qui sont négligés, abandonnés ou qui subissent des traitements cruels – tous ceux qui “n’ont pas de moyens visibles pour subvenir à leurs besoins”. Ceci représente une grande amélioration a tout point de vue. » 28

Cet ajout aurait certainement plu à L. Darwin, qui avait l’habitude de choquer sa famille en déclarant que « le critère de l’argent est le seul possible pour évaluer quelles souches humaines on devrait encourager à se propager » car, à son avis, seul « un homme qui sait gagner et garder de l’argent prouve qu’il possède les qualités essentielles à la survie » 29.

Les opposants du premier projet se réjouirent publiquement. La grande majorité d’entre eux partageaient l’avis du journaliste de Nation, qui déclarait :

« Le génie de l’eugénisme a été exorcisé, […] tous les éléments les plus répugnants de l’ancien projet sont, partis – la définition large et dangereuse, l’interdiction légale de se marier, le paragraphe eugéniste, le pouvoir arbitraire du ministre de l’Intérieur. » 30

Certains continuèrent à s’y opposer, mais cette fois-ci le projet fut adopté sans difficulté et devint effectif le 1er avril 1914. En réalité, la Première Guerre mondiale changea tellement la situation sociale, en accroissant le nombre d’adultes qui souffraient de problèmes psychologiques ou qui étaient incapables de travailler, que le seul article de la nouvelle loi à être véritablement appliqué fut celui qui autorisait les autorités à interner les enfants illégitimes et faibles d’esprit de parents incapables de subvenir à leurs besoins 31. En dépit de l’effet minime de la Mental Deficient Act, les eugénistes continuaient à la considérer comme « la plus grande réussite de l’eugénisme moderne » 32, même si le texte final de la loi n’avait plus d’inspiration clairement eugéniste.

L’opposition à l’eugénisme

Quand nous examinons les opposants au Mental Deficiency Bill, nous pouvons identifier deux grandes catégories.

D’abord, environ la moitié de ceux qui déclaraient publiquement leur opposition étaient motivés par leurs convictions religieuses. Chesterton lui-même appartenait à l’époque à l’aile anglo-catholique de l’Église anglicane. La majorité de ses amis étaient également des chrétiens engagés. Parmi les opposants parlementaires, Lord Edward Talbot était catholique. Tous les journaux catholiques en Angleterre s’opposaient au projet. Le prêtre Thomas Gerrard publia à l’invitation du Catholic Social Guild une brochure expliquant les dangers des idées eugénistes et A. P. Mooney rédigea une étude détaillée contre les différents articles du projet où il affirmait :

« Les articles du Mental Deficiency Bill donnait des pouvoirs extraordinaires de détention, dangereux et pas du tout indispensables, composés dans le but de se concilier les cinglés eugénistes. […] L’homme n’est plus une créature de Dieu ; il est devenu un ensemble polymorphe de molécules protoplasmiques. »

A. P. Mooney, “The Care of the Feeble-Minded”, Month, n°120, 1912, pp. 174 et 176.

D’autres anglicans plus traditionnels se mobilisaient également contre le Mental Deficiency Bill. Les plus connus étaient les frères Lord Robert et Lord Hugh Cecil. On peut noter qu’il fallut du courage pour que Lord Hugh, qui avait été témoin du mariage de Winston et Clémentine Churchill en 1908, s’opposât à ce projet contre l’avis de presque tous ses amis et collègues les plus proches. Cependant, certains anglicans, surtout ceux dont la théologie était plutôt libérale, soutenaient la position eugéniste en général et le Mental Deficiency Bill en particulier. Les plus connus étaient Ernest Barnes, futur évêque de Birmingham, et William Ralph Inge, doyen de la cathédrale Saint Paul.

L’autre groupe d’opposants au Mental Deficiency Bill fut composé de députés qui défendaient le droit à la liberté individuelle. Josiah Wedgwood, qui, comme la majorité de sa famille, n’avait pas de convictions religieuses particulièrement marquées, se trouvait à la tête de ce groupe qui comprenait Frederick Handel Booth, Sir Frederick Banbury, Lord Ninian Crichton-Smith, W.M.R. Pringle et Alexander MacCallum Scott. Ils furent soutenus par de nombreux journaux indépendants et des revues comme The Athenaeum 33 et même The British Medical Journal, qui était « résolument hostile à l’eugénisme » 34. L’opposition de cette dernière fut probablement aggravée par les tentatives de la Eugenics Society en 1912 d’imposer l’étude des questions eugéniques comme matière obligatoire pour les étudiants en médecine.

L’absence de véritables bases scientifiques à l’eugénisme et l’imprécision des idées soutenues étaient presque toujours les premiers arguments présentés par les opposants afin de contrer les personnes favorables à la ségrégation des faibles d’esprit. Au moment des premiers débats sur le Mental Deficiency Bill, le Manchester Guardian parla « de théories scientifiques qui ne tiennent pas debout » 35 et Nation qualifia les théories eugénistes « de discours d’arnaqueurs » 36. Josiah Wedgwood partageait cet avis et évoqua ceux qui forceraient des citoyens inoffensifs « à une abstinence sexuelle forcée au nom d’un credo scientifique qui ne sera probablement plus valable dans dix ans » 37.

G. K. Chesterton donna davantage de détails. Dans son livre polémique What’s Wrong With the World, paru en 1910, il résume son point de vue :

« Tout ce que je dirai, pourtant, sera bref, car je me limiterai à ce que l’on sait sur ce sujet et on ne sait presque rien »

G. K. Chesterton, What’s Wrong With the World, Tauchnitz, Leipzig, 1931, p. 178.

Il poursuit son argument en affirmant :

« Personne n’a jamais pu présenter des théories de l’hérédité morale qui se justifient dans le seul sens qui soit scientifiquement valable ; je veux dire, des théories qui nous permettent de calculer les résultats à l’avance ; […] personne n’a jamais parié dix francs que le grand-père aurait un petit-fils qui aurait son vice ou son tic. Bref, nous avons avec l’hérédité la même relation qu’avec les présages, les affinités ou la réalisation des songes. Ces choses arrivent et quand elles arrivent, nous les enregistrons ; mais même un fou ne compterait pas dessus. »

G. K. Chesterton, What’s Wrong With the World, p. 181-182.

Cependant, les opposants au projet ne se contentaient pas d’exposer l’ignorance des experts dans le domaine de l’hérédité. Ils prétendaient même que leur science était inexacte. Frederick Handel Booth affirma catégoriquement que : « les parents faibles d’esprit n’engendrent pas automatiquement des enfants faibles d’esprit » 38. Chesterton exprimait la même idée dans ses écrits en déclarant :

« Il est tout à fait inutile pour les eugénistes de nous dire que des parents en bonne santé ont toujours des enfants ai bonne santé ; et surtout que les parents mentalement équilibrés ont toujours des enfants mentalement équilibrés. Si nous avons vécu suffisamment longtemps dans le monde réel, nous savons très bien que ce n’est pas vrai. »

G. K. Chesterton, Avowals and Denial, Dodd, Mead & Co., New York, 1933, p. 56.

Parfois il accusait les eugénistes de mauvaise foi ou, du moins, de ne voir que ce qu’ils voulaient voir :

« Mme Alex Tweedie pose la question avec dédain : “Si nous nous promenons à travers les taudis, est-ce que vous voyons de beaux enfants ?” La réponse est : “Oui, nous en voyons très souvent”. »

G. K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, p. 97.

Les opposants attestaient en outre que le fait de posséder une faiblesse héréditaire n’avait jamais empêché certaines personnes d’apporter une contribution notable à la société. Lord Robert Cecil, par exemple, se demandait :

« […] si la Chambre peut vraiment justifier un mesure qui empêche des déficients mentaux d’avoir des enfants. Dans l’état actuel de nos connaissances eugéniques, une telle interdiction semble très extrême. N’est-il pas vrai qu’un grand nombre des hommes les plus remarquables de l’histoire ont souffert d’épilepsie – Jules César, par exemple, et même Napoléon ? »

“The Mental Deficiency Bill: Drastic Clauses Criticised in Commons”, The Times, 20 juillet 1912, p. 8.

En plus, Chesterton s’attachait à démontrer la faiblesse de plusieurs arguments eugénistes. Il s’attaqua d’abord au rédacteur en chef du journal The Clarion, Robert Blatchford :

« Monsieur Blatchford, dans sa grande simplicité, a expliqué a des milliers de secrétaires et d’ouvriers que la mère est comme une bouteille de billes bleues et le père est comme une bouteille de billes jaunes et donc l’enfant est comme une bouteille de billes bleues et jaunes. […] Il a tort, l’enfant n’est pas comme des billes bleues mélangées avec des billes jaunes, mais comme le bleu mélangé au jaune ; le résultat de cette expérience est le vert, une réalité unique et tout à fait nouvelle. »

G. K. Chesterton, What’s Wrong With the World, p. 180.

Chesterton s’appuyait également sur un argument de l’écrivain H. G. Wells, plutôt favorable à l’eugénisme. Dans Mankind in the Making, Wells explique que « l’union de deux personnes en bonne santé peut donner un enfant avec des failles qui n’existent chez aucun des deux parents à cause d’une incompatibilité » 39. Chesterton remarquait qu’aucun eugéniste n’avait trouvé de réponse à cette objection et continuait souvent à affirmer :

« Toutes choses qui valent la peine, comme la santé, la beauté, le bonheur et la vertu arrivent, sans exception, quand on obtient les bonnes proportions d’éléments différents. »

G. K. Chesterton, Avowals and Denial, p. 55.

L’argument contre le projet de loi présenté le plus souvent par Wedgwood et son groupe se fondait sur la liberté de l’individu. Pour eux, l’État avait le droit d’enfermer quelqu’un uniquement si la personne avait commis un crime ou si elle présentait un danger évident pour la société. En revanche, le Mental Deficiency Bill était un moyen « d’incarcérer comme fous ceux qu’aucun médecin n’accuserait de folie » 40. Wedgwood expliqua que le Mental Deficiency Bill « violait le principe de la liberté du citoyen [car] des personnes qui n’avaient commis aucun crime peuvent être enfermées à vie comme des criminels » 41. Pour Wedgwood, la ségrégation obligatoire ferait du tort non seulement aux personnes internées, mais également à leur famille : « Souvent des mères aiment leurs enfants déficients mentaux plus que les autres. L’État n’a pas le droit de les leur enlever définitivement dans l’intérêt de la communauté » 42. De même, les opposants estimaient qu’il était inacceptable d’interner quelqu’un uniquement parce qu’on ne voulait pas qu’il ait des enfants. Pour l’équipe de rédaction du Times :

« Si l’on peut enfermer tous ceux qui, selon les eugénistes, devraient rester célibataires, qui n’est pas menacé ? »

“Proposed Legislation for the Feeble-Minded”, The Times, 20 mai 1912, p. 9.

En plus, ce préjudice allait être commis sur la recommandation de spécialistes, catégorie de la population dont on se méfiait beaucoup. Selon Wedgwood :

« L’incarcération de ceux qui n’ont pas commis de crime est déjà déplorable, mais quand on autorise les gens à être incarcérés sur l’avis d’un spécialiste, ceci est particulièrement dangereux […]. Vous vous réservez ce pouvoir […] et vous allez le confiez à un groupe de spécialistes dont les remèdes infaillibles pour les maladies changent chaque année […]. » 43

D’autres députés n’hésitaient pas à donner leur avis. Pour Lord Robert Cecil :

« S’il y a une personne en laquelle j’ai moins confiance qu’en un fonctionnaire pour les questions de liberté personnelle, cette personne est un expert. » 44

Son frère, Lord Hugh, était encore moins flatteur. Selon lui, les experts scientifiques :

« ont tendance à avoir des lubies personnelles – on ne peut pas vraiment les appeler autrement – et à imposer ces lubies aux autres sans se soucier de leurs sentiments et en faisant preuve d’une indifférence totale aux souffrances provoquées par cette imposition. » 45

Sir Frederick Banbuty soutenait le même argument et scandalisait les députés en affirmant que :

« Tout le monde sait que ce n’est pas difficile d’obtenir un certificat médical d’un médecin, et qu’un médecin peut très bien donner un certificat disant que quelqu’un est faible d’esprit quand ceci n’en pas le cas. » 46

Chesterton donne plusieurs raisons pour justifier sa méfiance à l’égard des experts. La plus connue est expliquée dans son article “Les Douze Hommes”, en parlant du système de justice britannique :

« Plus un homme regarde une chose, moins il la voit, et plus un homme apprend une chose, moins il la connaît. L’argument fabien du spécialiste – que l’homme qualifié devrait être celui auquel se fier – serait absolument irréfutable s’il était tout à fait vrai qu’un homme ayant étudié une matière, et l’ayant pratiquée jour après jour, en discerne sans cesse davantage la signification. Mais non. Il la voit de moins en moins. » 47

Dans le cas du juge ou de l’avocat, le résultat de ce processus de désensibilisation est que :

« A strictement parler, ils ne voient pas le prisonnier à la barre : tout ce qu’ils voient, c’est l’homme habituel à la place habituelle. Ils ne voient pas l’horrible cour de justice : ils ne voient que leur lieu de travail. » 48

Selon Josiah Wedgwood, cette insouciance des experts était souvent liée au fait que certains eugénistes ne voyaient pas les objets de leurs études comme des êtres humains, mais comme des animaux de race à élever. Wedgwood s’exprima de façon franche, voire choquante, devant la Chambre des Communes :

« La commission d’enquête fut composée de spécialistes, dont plusieurs membres de la Eugenics Society. Ils avaient tous un seul but, le but matérialiste d’améliorer la race et les qualités héréditaires des habitants de ce pays. Je vous soumets ma conviction que notre objectif en tant qu’hommes politiques dans un pays démocratique n’est pas de faire un élevage des membres de la classe ouvrière comme s’ils étaient du bétail. » 49

Chesterton, qui était du même avis, donnait deux arguments supplémentaires pour refuser l’élevage des êtres humains. D’abord il fallait un éleveur exceptionnellement compétent :

« Si vous voulez faire un élevage d’hommes comme vous le faites pour les porcs, il faut trouver un éleveur doté d’une intelligence d’autant plus subtile que l’intelligence humaine est supérieure à l’intelligence porcine. Un tel personnage est difficile à trouver. » 50

En deuxième lieu, la finalité de l’élevage du bétail et des êtres humains n’étant pas la même, il n’était pas logique d’utiliser les même méthodes. Pour Chesterton, il ne fallait pas confondre la fin et les moyens :

« Nous élevons les vaches pour obtenir leur lait et non pour obtenir un équilibre de vertus morales chez les vaches. […] Nous pouvons dire qu’une vache est apte à nous fournir du lait […] mais personne ne dirait qu’une vache est apte sans préciser apte à faire quoi. […] Quand nous parlons d’êtres humains, nous sommes obligés de rompre la phrase au milieu ; nous devons les appeler inaptes sans aucune précision. »

G. K. Chesterton, Avowals and Denial, p. 58.

Le dernier grand argument présenté par les opposants du Mental Deficiency Bill est directement lié à leur conviction que ceux qui soutenaient le projet, tous issus des classes sociales aisées, se servaient des principes eugénistes pour exploiter les pauvres. Wedgwood, en plaidant la cause des victimes potentielles du projet, expliqua :

« Nous savons bien que ce projet de loi est destiné uniquement aux classes sociales inférieures, mais j’aimerais demander aux signataires […] quelles mesures ils prendraient eux-mêmes pour protéger leur enfant faible d’esprit si un agent de police ou un assistant social venait pour l’emmener. Les pauvres ont des instincts humains semblables aux nôtres, même après des générations de répression et de discipline. »

J. Wedgwood, “Mental Deficiency Bill: Letter to the Editor”, The Time, 30 novembre 1912, p.4.

Là résidait la première motivation de Chesterton. Les eugénistes s’inscrivaient, pensait-il, dans la longue lignée de personnes dont l’activité principale était de « tordre le prochain outil scientifique pour en faire une arme pour l’ancienne tyrannie financière » 51.

Chesterton condamnait surtout ceux qui accusaient les familles pauvres d’avoir des tares héréditaires quand le véritable problème venait de leur manque de ressources, qui avaient pour effet que « l’alimentation prénatale et d’autres conditions étaient complètement anormales » 52. Les experts qui se penchaient sur la faible santé des pauvres regrettaient « la condition morale désespérante d’enfants nés dans des conditions économiques qu’ils ne font rien pour améliorer » 53. À cause de ces faiblesses ils cherchaient à obtenir le droit de contrôler leur vie familiale « comme s’ils étaient des familles d’esclaves païens » 54. Pour Chesterton, la solution la plus simple était évidente et il donna le conseil suivant à chaque employeur :

« Il pourrait laisser aux pauvres anglais, dont la majorité ne sont pas faibles d’esprit, même si plusieurs d’entre eux deviennent physiquement de plus en plus faibles, la possibilité réaliste de créer leur résurrection eugénique eux-mêmes, en leur donnant davantage d’argent. » 55

Chesterton savait bien que cette solution ne serait pas acceptée par les eugénistes et que les victimes n’avaient aucun moyen de l’imposer. S’attaquer aux déficients mentaux était, selon lui, la plus grande des lâchetés, l’équivalent juridique du grand costaud qui brutalise le plus petit garçon dans la cour de récréation. De plus, on ne risquait rien à le faire. Après tout, comme il se plaisait à le rappeler: « Il n’y a pas de syndicat des enfants déficients mentaux » 56.

Russell Sparkes nous rappelle que : « le Royaume-Uni était l’un des seuls pays importants qui n’appliqua aucune loi eugéniste » 57. Pour Sparkes, comme pour d’autres spécialistes de Chesterton :

« Un seul personnage connu menait une campagne vigoureuse et finalement efficace contre le Mental Deficiency Bill de 1912. Il s’agit de G. K. Chesterton. » 58

Toutefois, nous venons de voir que l’opposition à ce projet de loi n’était pas l’œuvre d’un seul homme, mais d’une équipe. Aucun des opposants du Mental Deficiency Bill n’acceptait les bases scientifiques de l’eugénisme, tous se méfiait des experts, estimaient qu’il était inacceptable de contrôler la reproduction des citoyens britanniques comme s’ils étaient des bêtes ou des esclaves, et cherchaient à défendre les droits des pauvres. Chesterton fit un travail remarquable afin de mobiliser la presse et il avança de nombreux arguments contre le projet. Néanmoins, il avait besoin de collaborateurs à l’intérieur même du parlement. Nous avons vu comment J. Wedgwood, aussi connu que Chesterton à l’époque, et les très célèbres frères Cecil, ainsi que tout un ensemble de personnes moins illustres, s’engagèrent dans la même cause et finirent par atteindre l’essentiel de leurs buts.

Cette collaboration ne devrait pas nous surprendre. Wedgwood et Chesterton s’étaient souvent retrouvés dans la dénonciation des abus officiels. Lord Hugh Cecil se joignait à Chesterton dans son désir de présenter l’essentiel de la foi chrétienne à une population de plus en plus ignorante sur le plan religieux. On a raison de féliciter Chesterton de sa victoire contre les tentatives des eugénistes d’imposer leur idéologie à toute une nation, mais on ne doit pas oublier les autres opposants sans lesquels les eugénistes auraient certainement eu gain de cause en 1912.

Suzanne Bray

Suzanne Bray,
“G.K. Chesterton et l’opposition au mouvement eugéniste
en Grande-Bretagne pendant le premier quart du XXe siècle”,
in Michel Prum (dir.),
Éthnicité et eugénisme, discours sur la race,
éd. L’Harmattan, 2009.

(Version revue et corrigée)

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Visualisez et téléchargez cet article mis en pages:

Georges Keith Chesterton contre l’eugénisme

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Notes:

1 Russell Sparkes, “The Enemy of Eugenics”, The Chesterton Review, February-May 1999, p. 177.

2 David Alton, “Eugenics and Euthanasia”, The Universe, 3 décembre 2006.

3 David Alton, “Chesterton and the Eugenic Nightmare”, discours délivré à la Stonyhurst Lecture Society, janvier 2008.

4 Cité dans Dominique Aubert-Marson, “Les politiques eugénistes aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle”, Médecine/Sciences, vol. 21, n°3, mars 2005, p. 320.

5 Cité dans G.R. Searle, A New England ? Peace and War 1886-1918, Oxford, Clarendon Press, 2004.

6 Voir John Coates, “The Young Chesterton and a History of his Time”, Chesterton Review, vol. XXX, Fall/Winter 2004, p. 283.

7 Mackenzie, op. cit., p. 513.

8 Voir L. A. Farrall, “The Origin and Growth of the English Eugenics Mouvement 1865-1925”, PhD thesis, Indiana University, Bloomington, 1970, pp. 25-28.

9 Voir la page de garde de la Eugenics Review, 1911.

10 Voir “Indiana Eugenics: History and Legacy 1907-2007”, IUPUI digital archive.

11 Prevention of Crime Act 1908, p. 7.

12 Edward J. Larson, “The Rhetoric of Eugenics : Expert Authority and the Mental Deficiency Bill”, British Journal for the History of Science, vol. 24, 1991, p. 48.

13 Ibidem.

14 “Eugenics and Pauperism”, The Times, 7 novembre 1910, p. 13.

15 Ibidem.

16 A. F. Tredgold, “The Feebfe-Minded : A Social Danger”, Eugenics Review, vol. 1, 1909.

17 Cité dans “Eugenics”, The Times, 6 mai 1910, p. 4.

18 “Eugenics and Pauperism”, The Times, 7 novembre 1910, p. 13.

19 Lettre de Churchill & Asquith citée par Clive Ponting dans The Guardian Outlook, 20 juin 1992.

20 Cité dans Sparkes, op. cit., p. 177.

21 R. B. C. Sheridan, “State Insurance and Eugenics”, The Times, 8 juillet 1911, p. 9.

22 Voir Larson, op. cit., p. 49.

23 Gershom Stewart, Hansard, 38 Parliamentary Debate, H.C. (5e série), 1912, pp. 1444-1447.

24 Voir Larson, op. cit., p. 53.

25 Cité par G. K. Chesterton, op. cit., p. 13.

26 G. K. Chesterton, op. cit., p. 25.

27 Larson, op. cit., p. 37.

28 R. Langdon-Down, Eugenics Review, vol. 5, avril 1913-janvier 1914, pp. 166-167.

29 Gwen Raverat (nièce de Darwin), Period Piece, Faber, 1952, p. 199.

30 “Second Thoughts on Mental Deficiency”, Nation, vol. 13, 1913, p.8.

31 Voir Sparkes, op. cit., p. xx.

32 Sakeby, The Progress of Eugenics, Casell, 1914, p. 188.

33 Voir Larson, op. cit., p. 56.

34 Voir Angélique Richardson, Love and Eugenics in the Late Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 21, et British Medical Journal, 23 août 1913, pp. 508-510.

35 “The Mental Deficiency Bill”, The Manchester Guardian, 20 juillet 1912, p.8.

36 “The Crime of Being Inefficient”, Nation, n°11, 1912, pp. 276-277.

37 J. C. Wedgwood. « The Danger of the Mental Deficiency Bill », Nation, n°11, 1912, p. 215.

38 Hansart, 53 Parl. Deb., H.C. (3e série), 1913, pp. 228-229.

39 Cité dans G. K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, p. 35.

40 G. K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, p. 25.

41 “The Mental Deficiency Bill: Drastic Clauses Criticised in Commons”, The Times, 20 juillet 1912, p. 8.

42 Ibidem.

43 J. Wedgwood, Hansard, 38 Parliamentary Debate, H.C. (5e série), pp. 1470-1474, 1912.

44 Lord R. Cecil, Hansard, 41 Parliamentary Debate, H.C. (5e série), pp. 740-749, 1912.

45 Lord H. Cecil, Hansard, 53 Parliamentary Debate, H.C. (5e série), p. 226 1913.

46 Cité dans Larson, op. cit., p. 53.

47 G. K. Chesterton, “Douze Hommes”, Le Paradoxe ambulant, éd. Actes Sud, 2004, p. 324.

48 Ibidem.

49 J. Wedgwood, Hansard, 39 Parliamentary Debate, H. C. (5e series), pp. 627-629, 1912.

50 G. K. Chesterton, George Bernard Shaw, House of Stratus, 2000, p. 77.

51 G. K. Chesterton, The Collected Works of G. K. Chesterton, vol. 4, “Social reforms vs Birth Control”, Ignatius Press, 1989, p. 438.

52 G. K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, op.cit., p. 37.

53 Ibidem, p. 111.

54 Ibidem, p. 18.

55 Ibidem, p. 90.

56 Ibidem, p. 118.

57 Sparkes, op. cit., p. xxx.

58 Ibidem.

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