Dans la série Racine de moins un, une émission de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, je vous propose d’écouter une conférence d’André Pichot, historien de la biologie, sur le thème « Biologie et société, de la bio-sociologie à la socio-biologie, et retour » qu’il à donnée à Nantes en novembre 2010. Ce retour historique sur les idées de sélection naturelle (Darwin) et d’hérédité montre à quel point elles sont traversées par des éléments et des notions empruntés au domaine social et politique. Il n’est pas étonnant qu’elles aient servi, en retour, à justifier et à naturaliser le fonctionnement des sociétés dont elles sont issues comme avec le darwinisme social et l’eugénisme. André Pichot décortique cet extraordinaire embrouillamini de science et d’idéologie qui est encore d’actualité aujourd’hui.
Ci-dessous un extrait de cette conférence:
Biologie et société
Les problèmes dont je vais vous parler sont compliqués. Pas compliqués intellectuellement, mais parce qu’ils sont entremêlés et que l’on ne sait jamais précisément de quoi on parle. C’est ce que j’appelle de la tératologie épistémologique, c’est-à-dire des monstruosités scientifiques, des productions scientifiques qui sont absolument monstrueuses d’un point de vue épistémologique.
Les rapports biologie et société, ce sont des choses très courantes. On fait souvent la métaphore de la société comme organisme, ou bien on compare la société humaine aux sociétés d’insectes comme les abeilles ou les fourmis, etc. C’est très classique, mais ce n’est pas de ça dont je vais vous parler.
Il y a un cas plus intéressant qui est celui de Pasteur. Je vais surtout parler de Darwin, mais je voudrais en dire deux mots, parce que Pasteur et Darwin sont contemporains et rivaux. On a d’un côté Pasteur d’où va découler l’hygiénisme social et on a de l’autre Darwin, dont va découler l’eugénisme.
Dans les deux cas, on a une même volonté d’améliorer la condition humaine, mais de manière très différente. Les travaux de Pasteur ont entraîné des lois hygiéniques, les vaccinations obligatoires, l’asepsie, les quarantaines, etc. Il a travaillé non seulement sur l’animal et sur l’homme, mais il a étudié aussi les maladies du vin, de la bière, des vers à soie, etc. Donc ses travaux avaient une importance en santé publique et un intérêt économique considérable. D’où la gloire de Pasteur en son temps.
Ensuite, on a Darwin. Le darwinisme est absolument sans aucune application pratique. Darwin s’est inspiré des méthodes de sélection des éleveurs, mais ce ne sont pas les éleveurs qui se sont inspirés du darwinisme pour mettre au point leurs méthodes. Elles existaient avant, et elles sont empiriques. Par conséquent, quand Darwin, ou plutôt les darwiniens vont chercher des applications à la société, ce ne seront pas vraiment des applications pratiques comme le sont les applications pastoriennes. Ils vont vouloir remodeler la société selon les principes de Darwin, considérés comme scientifiques. Ils vont manifester une volonté politique.
Le pastorisme, ça marche sous tous les régimes politiques. Les vaccinations, que l’on soit en dictature, en démocratie, en monarchie ou en tout ce que l’on veut, elle marche. Pareil pour l’hygiénisme. Peu importe le régime politique.
En revanche, le darwinisme va avoir des applications politiques beaucoup plus marquées. Et les darwiniens détestaient Pasteur et son hygiénisme social. Par exemple, quelqu’un comme Davenport qui est un des principaux eugénistes américains, détestait l’hygiénisme de Pasteur car il pensait d’une part que c’était faux parce que c’était trop général, il voulait que l’on s’intéresse aux individus et aux qualités individuelles, et d’autre part il lui reprochait en quelque sorte de permettre à des individus inférieurs de survivre, alors qu’ils auraient dû normalement disparaître par la sélection naturelle.
Vous voyez donc dans quel cadre on se place.
Laissons tomber Pasteur et parlons uniquement de Darwin. C’est essentiellement aux applications des idées de Darwin aux théories sociales que je vais m’intéresser.
J’ai mis en avant deux mots: bio-sociologie et socio-biologie.
Bio-sociologie, c’est un mot que l’on trouve parfois au début du XXe siècle pour désigner des sociologies qui veulent intégrer des facteurs biologiques, souvent des critères darwiniens, mais pas uniquement, cela peut être aussi des critères d’anthropologie physique, la craniométrie, les statistiques biologiques à la mode de Quetelet, etc.
La socio-biologie, qui est un mot que l’on utilise surtout aujourd’hui c’est plutôt une biologie qui veut intégrer des questions sociales. Donc c’est un peu l’inverse, mais en même temps, c’est la même chose. Parce que si on veut intégrer des questions sociales dans cette biologie, c’est pour mieux expliquer ces questions sociales par la biologie. C’est une démarche complètement circulaire.
Avec Darwin, on va prendre en considération trois facteurs:
1) D’abord la variation, il faut que les êtres vivants varient pour être sélectionnés; chez Darwin, la variation n’est pas expliquée, il émet deux-trois suppositions. Maintenant on l’explique par la mutation, la théorie des mutations apparaît en 1901, par le botaniste hollandais De Vries. Mais je ne vais pas m’y intéresser.
2) Ensuite l’hérédité, il faut que les variations soient héréditaires pour être retenues par la sélection.
3) Enfin, il y a la sélection naturelle elle-même.
Ce sont ces deux derniers points que je vais aborder.
D’abord, la sélection naturelle. Chez Darwin, l’idée de sélection est plus compliquée que ce que l’on pense habituellement. On a tendance à croire que la sélection se fait en fonction d’une plus ou moins bonne adaptation au milieu, que ceux qui ne sont pas bien adaptés vont disparaître et que ceux qui son bien adaptés vont survivre et avoir des descendants. Ce n’est pas tout à fait ça. En réalité, chez Darwin, la sélection s’exerce dans le cadre d’une concurrence, et plus spécifiquement d’une concurrence pour l’alimentation. Ensuite, il ajoutera la sélection sexuelle, mais j’en parlerais après. Cette concurrence se situe dans un cadre malthusien, où les ressources alimentaires sont insuffisantes et seuls ceux qui sont capables de s’approprier ces ressources peuvent survivre.
C’est important, parce que lorsque l’on parle de la « survie du plus apte », c’est un euphémisme pour désigner en fait l’élimination des moins aptes. Parce que si les plus aptes survivent, mais que les moins aptes survivent aussi, parce qu’il y a des ressources alimentaires en quantité, il n’y a pas d’évolution. C’est donc l’élimination des moins aptes qui va tirer l’évolution vers le haut.
Par la suite Darwin va introduire la sélection sexuelle, c’est-à-dire le combat pour les femelles. Les mâles se battent entre eux pour conquérir les femelles, et seuls les mâles les plus forts vont avoir les femelles et pourront se reproduire.
Sélection par l’alimentation, sélection pour la reproduction, dans le premier cas, c’est la survie de l’individu, dans le second, c’est la survie de l’espèce. C’est les deux seuls cas possibles imaginables.
Mais laissons de côté la sélection sexuelle pour le moment.
La critique qu’on peut faire à la sélection par concurrence pour l’alimentation, c’est qu’évidement, on sait très bien qu’en cas de famine, les individus qui meurent en premier, qui sont éliminés, ce sont les vieux et les jeunes. Les vieux ne se reproduisent plus, donc c’est sans importance au point de vue de l’évolution qu’ils meurent ou qu’ils vivent, puisque qu’ils se sont déjà reproduits. Et les jeunes n’ont pas encore développés toutes leurs capacités, donc on ne sait pas s’ils sont inférieurs ou supérieurs. Ils sont inférieurs parce qu’ils sont jeunes, mais peut-être que s’ils avaient grandi, ils auraient eu des capacités supérieures.
Donc vous voyez, en réalité, c’est très largement du verbiage. La sélection par concurrence pour l’alimentation, ça ne marche pas. Et c’est parce que ça ne marche pas que l’on a tendance à considérer que le darwinisme c’est la survie des plus aptes, des mieux adaptés au milieu extérieur. On prend une formule très vague et on enrobe tout, comme ça on masque les difficultés.
Cette idée de la sélection des plus aptes va être immédiatement introduite en biologie avec ce qu’on appelle le darwinisme social, c’est-à-dire la volonté de laisser faire la sélection naturelle dans la société humaine pour l’élimination des moins aptes, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Et aussi par l’eugénisme, qu’il soit positif ou négatifs. Eugénisme négatif, c’est l’interdiction ou la stérilisation des moins aptes pour éviter qu’ils se reproduisent. L’eugénisme positif, c’est l’encouragement des plus aptes à se reproduire. En fait les deux sont toujours plus ou moins mélangés. Ce sont là des théories tout à fait courantes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
29mn 31s :
Ce cadre général de l’altruisme, est donc un peu le cadre général d’une conception sociale darwinienne. Darwinienne parce que égoïste d’un côté, égoïste de l’autre même avec l’individu altruiste. Ce cadre va faire une sorte de bruit de fond moral, uniforme, qui assure la cohésion de la société. Et sur ce bruit de fond général, on va faire apparaître les déviances, tous les déviants qui ne rentrent pas dans ce bruit de fond.
Et naturellement, on va trouver une explication biologique à tous ces déviants. C’est le gène du crime, le gène de l’homosexualité, le gène de l’enfant hyperactif ; on a eu récemment le gène des scènes de ménage. Vous les connaissez tous, tous les journaux en parlent à chaque fois qu’un généticien veut se faire remarquer, il trouve le gène de l’homosexualité, c’est un des préférés avec le gène du crime, et il prévient les journalistes, qui se sentent automatiquement obligés d’annoncer une grande nouvelle. Maintenant, ils commencent à être un peu fatigués parce que cela fait tellement de temps qu’ils sont découverts… (rires dans la salle).
Pourtant jamais les journalistes ne demandent aux scientifiques qui leur annoncent ça : « vous découvrez toujours le gène du crime, mais vous ne découvrez jamais le gène de l’honnêteté ; vous découvrez toujours le gène de l’homosexualité, mais jamais celui de l’hétérosexualité. Pourtant les hétérosexuels sont plus nombreux que les homosexuels, donc on devrait pouvoir trouver plus facilement le gène de l’hétérosexualité. Les gens honnêtes, dans l’ensemble, sont plus nombreux que les criminels, donc on devrait trouver le gène de l’honnêteté. »
Et alors pourquoi ils ne les trouvent pas ? C’est parce que c’est une astuce. Vous disiez que je suis scientifique de formation, c’est utile pour connaître les astuces. Moi maintenant je suis vieux, j’en ai lu des conneries, hein ! (rires dans la salle), donc je sais comment ça marche !
Quant les généticiens vous disent « J’ai trouvé le gène de ceci, j’ai trouvé le gène de cela », ils n’ont rien trouvé du tout, en réalité ! C’est parce que la génétique est une génétique différentielle. Ce n’est pas une génétique qui découvre un gène de manière absolue, c’est une génétique qui découvre une différence. C’est pour cela que le bruit de fond est nécessaire : parce que le bruit de fond, autrement dit la « norme », va servir de témoin et on va chercher ce qui est différent par rapport à ce témoin. Si vous avez un génome d’une personne honnête, donc « normale », vous allez chercher dans le génome des criminels ce qui les différencie des gens honnêtes, du génome « normal ». C’est-à-dire que vous allez établir des corrélations statistiques qui vont mettre en évidence que par exemple les homosexuels ont telle partie de leur génome comportant telle particularité statistiquement plus fréquemment que les hétérosexuels.
Voyez : vous étudiez donc une différence. Et les généticiens, à partir de là, vont dire « j’ai découvert le gène de l’homosexualité », ce qui est une connerie, évidement. Vous pouvez découvrir tous les gènes que vous voulez de cette manière.
On ne trouve donc jamais le gène de manière absolue. Ils ne peuvent pas dire : « quant on a tel gène, il se produit telle chose dans la cellule, il va se produire telle chose dans les hormones produite par cette cellule, qui va ensuite se répercuter sur le comportement de l’organisme, etc. » Il n’y a jamais la chaîne physiologique complète qui va du gène au comportement. Il n’y a jamais d’explication biologique réelle derrière tout ça. Il n’y a qu’une corrélation statistique d’une différence par rapport à un bruit de fond.
34mn 05s : Pause musicale.
A suivre…
Téléchargez ou écoutez l’émission Racine de Moins Un:
André Pichot, Biologie et société, 2010
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Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.
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Émission Racine de Moins Un n°17,
diffusée sur Radio Zinzine en mars 2016.
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