Étienne Rabaud (1868-1956) est un biologiste français de la première moitié du XXe siècle très critique vis-à-vis du darwinisme et de la génétique. Plutôt proche du néo-lamarckisme, ses prises de positions radicales et polémiques – soutenues par un caractère plutôt entier… – lui ont values l’hostilité de ses collègues universitaires. Néanmoins celles-ci s’appuient sur une épistémologie exigeante. Nous livrons donc ici le texte où il expose cette dernière de la manière la plus synthétique.
Si l’on est pas obligé de partager sa vision très extensive de la biologie – la science qui étudie les « caractères communs aux végétaux et aux animaux », selon Lamarck – et qui ici se rapproche d’une forme de sociobiologie, on verra que Rabaud expose des principes qui sont proches d’une certaine phénoménologie. L’étude des phénomènes aussi complexes que les êtres vivants ne peut en effet se faire seulement sur la base de la seule méthode scientifique expérimentale. Développée avant tout par et pour la physique, l’étude des corps considérés comme inertes et morts, et qui sur la base des « lois de la nature » qu’elle établit en isolant et quantifiant les phénomènes au sein du laboratoire, cette méthode en vient ensuite à construire des machines qui à la fois permettent de poursuivre l’investigation du réel et sa transformation au sein de la société capitaliste et industrielle. Or l’application de la méthode scientifique à l’étude du vivant engendre « l’inadéquation chronique de l’être vivant à son cadre d’investigation » (Gérard Nissim Amzallag, La raison malmenée, de l’origine des idées reçues en biologie moderne, CNRS éditions, 2002), précisément parce que sa complexité dépasse les présupposés sur lesquels cette méthode est fondée.
A cette méthode scientifique expérimentale, Rabaud ajoute donc un certain nombre de principes nécessaires à l’étude des êtres vivants en tant que tels, c’est-à-dire pas seulement en tant qu’objets matériels, mais bien en tant que sujets doués d’une activité autonome.
Nous aurons l’occasion de revenir sur les travaux, les idées et les limites de la démarche d’Étienne Rabaud…
Andréas Sniadecki
I
Par lui-même, le terme de Biologie n’a aucun sens vraiment précis et ne saurait en avoir. L’étude de la vie comporte, en effet, des points de vue très divers la description et la classification des formes extérieures, la disposition et le fonctionnement des organes, les rapports des êtres vivants les uns avec les autres et avec leur environnement, la constitution et l’origine de la substance vivante, l’analyse de ses transformations et des conditions de son évolution, sans négliger la recherche des causes. Tout ce qui concerne une plante ou un animal appartient peu ou prou au domaine de la Biologie, et l’on aperçoit dès lors l’extension que ce domaine peut prendre il englobe aussi bien la linguistique que la sociologie.
C’est bien tout cela, en principe, que contient la Biologie. Mais, dans la pratique, certaines parties ont pris un tel développement que, tout en conservant des liens étroits avec les autres, elles ont néanmoins acquis une autonomie presque complète. Le langage humain, par exemple, fait l’objet d’une science séparée, qui a sa méthode et ses moyens propres elle garde toutefois la marque biologique tenant à ce que le langage articulé n’est qu’un cas particulier des rapports que les organismes affectent entre eux. Dans une autre direction, l’étude des végétaux et des animaux malades fait également l’objet d’une science séparée. Science fort imprécise assurément, dont l’imprécision se répète dans une méthode mal définie, dans des moyens rudimentaires et la nécessité où elle se trouve d’emprunter largement à d’autres branches de la Biologie, mais science cependant autonome, qui a son objet propre en marge de la Biologie proprement dite.
Bien que privé de ces diverses parties, l’étendue du domaine biologique demeure encore considérable, et l’on ne saurait l’embrasser d’un coup d’œil ni le caractériser d’un mot. Si les disciplines qui le constituent conservent entre elles, en effet, une grande cohésion, elles différent cependant quant à leurs méthodes d’investigation, toutes néanmoins poursuivent un but commun, qui est la connaissance des organismes vivants ; toutes, par conséquent, sont, avant tout, des sciences descriptives. L’anatomiste qui examine les formes extérieures et les dispositions internes se borne forcément à les décrire, et le physiologiste qui étudie le mode de fonctionnement des organes n’est encore qu’un descripteur. Même lorsqu’ils comparent des organismes distincts, l’anatomiste et le physiologiste ne cessent d’être descripteurs. Tous les aperçus de Cuvier, si importants soient-ils, ne sortent pas du cadre de l’anatomie pure la sériation des organismes suivant leur degré de complication appartient strictement au domaine spécial de la morphologie ; les relations fonctionnelles des parties dépendent de la physiologie descriptive l’essence des phénomènes échappe entièrement, elle n’entre qu’accessoirement dans la préoccupation des descripteurs.
Parfois, sans doute, ils tirent de, leurs descriptions des considérations sur l’origine des êtres ou sur la valeur relative des faits qu’ils étudient. Procédant ainsi, ils abandonnent leur point de vue particulier et se placent à un point de vue plus général. Seulement, ils le font d’une manière fréquemment abusive, car les éléments d’un seul ordre qu’ils possèdent ne leur permettent pas un contrôle rigoureux des interprétations ; s’ils tombent juste, c’est une pure question de chance.
Très souvent, d’ailleurs, ces considérations d’ensemble reposent sur une confusion, qui consiste à croire qu’il suffit de décrire des faits communs a tous les organismes ou à un grand nombre d’entre eux pour passer de la description a l’explication, du particulier au général. Or une discipline ne devient explicative qu’à la condition de sortir d’elle-même, de faire appel à toutes les autres. La Biologie science de synthèse, la Biologie générale, n’est plus alors ni morphologique, ni physiologique ; elle part de données concrètes que lui fournit une analyse précise et sûre, pour aboutir à connaître la valeur relative et la signification profonde des phénomènes vitaux ; elle s’efforce de situer ces phénomènes à leur place dans l’ensemble des manifestations des organismes, mesurant leur importance, leurs conséquences diverses dans la vie des individus, des groupements ou de l’ensemble des êtres. Mais, on le voit, il est facile d’étudier des faits communs à tous les organismes sans se placer, pour cela, à un point de vue général.
Les faits de sexualité, par exemple, ont servi de thème à de véritables volumes dont fort peu abordent la question fondamentale. Soigneusement, les auteurs passent en revue et décrivent tous les faits connus ils les groupent dans un ordre ou un autre et, sous prétexte de considérations générales, agrémentent leurs descriptions de réflexions vagues sur la question de savoir comment la sexualité a pu s’introduire dans la constitution des organismes, se demandent si la séparation des sexes dérive de l’hermaphrodisme ou inversement, etc. Ces considérations superficielles n’ont avec les faits qu’un rapport lointain. Elles ne tiennent pas compte des données les plus importantes et négligent le problème lui-même : l’essence de la sexualité, son déterminisme et ses conséquences. Il ne faut point s’en étonner, car pour aborder la question de ce biais, la description pure et les remarques de simple morphologie ne suffisent plus. Une analyse pénétrante de la fécondation, des conditions dans lesquelles elle se produit et des processus qu’elle provoque devient immédiatement nécessaire. En outre, s’imposent l’examen approfondi des circonstances dans lesquelles la sexualité s’intercale dans le cycle évolutif de certains organismes, ainsi que la recherche des rapports exacts que les hermaphrodites affectent entre eux et avec leurs manières de vivre, toutes questions souvent négligées ou hâtivement mentionnées.
Recherchant ainsi l’essence des phénomènes, le biologiste se place à tous les points de vue, avec le souci constant d’apercevoir le lien qui unit les faits, parfois si disparates en apparence. Envisageant alors l’organisme en lui-même et dans ses relations avec tout ce qui l’entoure, il a constamment devant lui un prodigieux complexe de variables, et, de chacune d’elles, il doit déterminer le rôle. II n’y parviendra qu’en multipliant ses informations et en pénétrant à fond dans le détail des faits précis. Il n’en peut négliger aucun ; bien plus, il doit se tenir obstinément à leur voisinage immédiat, les suivre pas à pas et, s’élevant au-dessus d’eux, ne les perdre jamais de vue. Pour peu qu’il s’en détourne, il tombe dans des hypothèses inconsistantes, souvent dangereuses et toujours inutiles ; il cesse de faire œuvre de science. Nulle part ailleurs qu’en Biologie générale le fait précis n’a une telle importance. Non certes le fait isolé et pris en lui-même, relevé par un descripteur qui, poussant l’exactitude jusqu’à la minutie, met tout sur le même plan et masque ainsi le renseignement important, mais le fait replacé dans l’ensemble de tous les autres et de telle manière que sa valeur relative ressorte avec évidence. Ainsi envisagé, si minuscule qu’il paraisse, le fait précis conduit, par l’orientation qu’il donne aux recherches, au seuil même de la généralisation.
A l’appui de ces affirmations, la meilleure preuve sera d’opposer l’interprétation des galles des feuilles de saule que donnent les naturalistes descripteurs et celle qui résulte d’une étude faite au point de vue général. Entre autres particularités, ces galles possèdent un orifice que la larve creuse bien avant d’avoir terminé sa croissance. Tous les observateurs, depuis Réaumur, ont vu cet orifice et l’ont signalé; admettant implicitement son utilité, ils en ont précisé la nature sans examen ni contrôle suivant les uns, l’orifice servirait à la respiration, suivant les autres au rejet des immondices. Mais aucun d’eux n’a remarqué un détail qui, fort insignifiant en apparence, conduit une analyse plus précise, à l’interprétation rationnelle et, par suite, à une donnée générale de la plus grande importance. Ce détail concerne la position de l’orifice il est toujours situé à l’extrémité antérieure de la galle et à la face inférieure de la feuille. Or, ni le besoin d’air, ni la nécessité du déblaiement n’exigent une pareille constance ; l’air et les immondices passeraient aussi bien par un trou s’ouvrant en arrière, en dessus, en dessous ou sur les côtés la larve obéit sûrement à un déterminisme tout autre. Ce déterminisme réside dans le mode de développement et la structure de la galle. Celle-ci se compose de deux substances dérivées des tissus de la feuille, l’une axiale molle, l’autre périphérique, compacte et dure, épaisse de toutes parts, sauf à l’extrémité antérieure. La larve mange la substance molle en commençant par la partie postérieure, la première formée, et gagne peu à peu l’extrémité antérieure. Elle l’atteint et, du même coup, fait tomber la mince cloison qui sépare la substance axiale de l’extérieur : l’orifice est ainsi perforé. Mais s’il n’existait pas, la larve n’en subirait aucun dommage; son obturation expérimentale ne change rien au résultat final, sinon qu’elle met la larve à l’abri des prédateurs et des parasites. On est donc obligatoirement conduit à dire que cet orifice dénué de la moindre utilité, résulte de l’étroite et inéluctable liaison de la larve avec son milieu, à tous les instants de son existence. La portée générale de cette conclusion, que les faits imposent, n’échappe, je pense, à personne.
II
Les données précises qui nous ont conduit à cette conclusion sont de divers ordres ; nous avons pris toutes celles qui se présentaient à nous en toute occasion et nous procéderons de la même manière. Pour les obtenir, nous avons utilisé, au gré des besoins, l’un et l’autre des deux grands modes d’investigation des sciences biologiques, la morphologie et la physiologie. Nous ne pouvions faire autrement, car, utilisée isolément, chacune ne permet d’étudier qu’une catégorie limitée de faits et, en conséquence, ne fournirait que des résultats incomplets.
Il convient d’insister sur ce point, car c’est une croyance assez répandue, parmi les naturalistes, que la morphologie permet de résoudre les problèmes fondamentaux de la biologie. D’aucuns, même, admettraient volontiers qu’elle est la biologie tout entière. Bien que parfaitement insoutenables, cette croyance et cette prétention s’expliquent aisément. D’une part, les formes s’offrent aux regards les moins attentifs ; elles s’imposent à tout instant et occupent, par là même, dans nos préoccupations et nos spéculations, une place prépondérante. Pendant longtemps la morphologie a exclusivement constitué les sciences naturelles, au point que l’étude du fonctionnement des parties et des conditions d’existence, considérée comme accessoire, était déduite de l’étude des formes. D’autre part, en raison même de l’importance acquise, les techniques de la morphologie ont très rapidement progressé. Grâce au microscope, puis au microtome, l’analyse des formes s’est infiniment développée et a fourni un contingent considérable de données entièrement nouvelles. Seulement, par une confusion singulière, le perfectionnement de leur technique a trompé les morphologistes sur le rôle que pouvait jouer la connaissance des formes dans l’étude des phénomènes. Volontiers ils établiraient une hiérarchie, au sommet de laquelle accèderaient les biologistes qui utilisent microscope et, microtome d’une manière à peu près exclusive, les degrés inférieurs étant réservés il ceux qui ne demandent aux verres grossissants et aux coupes fines qu’un secours occasionnel.
Dès lors, tirant des conclusions arbitraires de données insuffisantes, les morphologistes se croient suffisamment instruits pour aborder les questions les plus ardues. C’est ainsi qu’ils entreprennent de dresser la généalogie des organismes et de remonter jusqu’à leur origine. Mais la critique la plus superficielle montre la vanité de cette entreprise. Si les données stratigraphiques indiquent parfois la succession des formes, elles ne l’indiquent que d’une façon très sommaire, et, dans l’immense majorité des cas, la sériation repose sur de purs critères morphologiques issus d’une idée préconçue. Suivant les critères admis, la sériation s’établit dans un ordre ou dans l’ordre contraire avec une égale vraisemblance, sans que jamais un fait précis serve de contre-épreuve et donne quelque solidité aux résultats obtenus.
Les rapports supposés entre les Vers et les Mollusques en sont un exemple frappant. La larve des Vers et celle des Mollusques se ressemblent par la forme générale et la constitution anatomique, mais elles diffèrent aussi à bien des égards. Mettant en parallèle ressemblances et différences, les morphologistes déclarent que les Mollusques dérivent des Vers. Or les faits ne légitiment nullement une pareille affirmation. La comparaison des deux larves conduit à admettre une parenté, sans donner aucune indication sur le degré et le sens de cette parenté. Le Ver peut aussi bien dériver du Mollusque que celui-ci de celui-là ou tous deux d’un ancêtre commun aucun document ne permet de choisir valablement entre ces trois hypothèses, et rien ne prouve qu’il n’en faille chercher une quatrième. Les renseignements paléontologiques qui, seuls, guideraient en quelque mesure, montrent que Vers et Mollusques existent dès le Cambrien.
Réduite à elle-même, la morphologie ne réussit pas mieux quand elle aborde d’autres questions fondamentales, quand elle tente, par exemple, de découvrir les conditions de vie des organismes d’après leur structure anatomique. La tentative n’a d’autre fondement qu’une simple analogie et conduit souvent à des erreurs ; elle touche aux bornes de l’invraisemblable, lorsqu’elle prétend reconstituer l’éthologie et le comportement des organismes fossiles.
La morphologie ne permet pas d’embrasser de si vastes horizons ; son rôle est plus modeste. Mais il n’est pas négligeable et nous devons nous garder de l’excès inverse consistant à ne tenir aucun compte des dispositions anatomiques. Du point de vue général, la forme représente la manifestation sensible des phénomènes vitaux ; elle en donne une connaissance partielle, et seulement partielle ; elle marque quelques jalons, elle fixe les étapes de la recherche. En soi, elle n’est pas une science, encore moins une méthode, elle est une technique permettant de découvrir des faits d’un certain ordre.
III
Mais ces faits ne sont pas les seuls. Les faits physiologiques, ce terme étant pris dans son sens le plus large, tiennent une place au moins égale, et l’on méconnaît trop souvent leur importance dans les recherches d’ordre général. Cette méconnaissance tient en grande partie aux difficultés matérielles que présente leur acquisition. Quand il ne s’agit que du fonctionnement des organes, la technique physiologique courante suffit amplement. Seulement, ce fonctionnement ne représente qu’une partie des données utiles.
Le plus souvent il s’agit de phénomènes complexes, dans lesquels l’organisme se trouve en liaison étroite avec un ensemble de conditions diverses, correspondant à un nombre considérable de variables de tous ordres. C’est l’œuvre même du biologiste de recueillir les faits par les moyens appropriés, en employant toutes les techniques, chacune au moment qui convient et dans la mesure nécessaire.
L’observation, celle des formes comme celle des fonctions, lui rendra les plus grands services, mais à la condition qu’elle soit comparative. S’il se contentait de suivre des organismes semblables, la répétition indéfinie des mêmes faits ne lui apprendrait rien sur leur nature, et bientôt l’idée s’imposerait que ces faits renferment en eux-mêmes leur propre cause. Bien des naturalistes ont commis cette erreur. Ceux qui ont eu la patience de suivre, cellule après cellule, la segmentation de l’œuf ont constaté que, d’un œuf à l’autre, pour une espèce donnée, les cellules homologues occupent toujours la même position relative et produisent des parties homologues. Ils ont conclu que ces cellules étaient, en quelque mesure, prédestinées. La conclusion dépasse l’observation. Celle-ci indique la similitude des processus et cette similitude doit faire penser à celle des conditions. Or, en étudiant comparativement des espèces différentes, on constate que les cellules correspondantes ne prennent pas toujours des positions comparables et ne donnent pas exactement les mêmes produits. La dissemblance des organismes, impliquant la dissemblance des conditions, modifie les résultats et conduit à d’autres conclusions.
L’observation comparative fournit ainsi des renseignements précieux elle met en évidence les variables dont le rôle devra être ultérieurement reconnu. Deux cas principaux se présentent : la comparaison porte sur des organismes différents dans des conditions semblables ou sur des organismes semblables dans des conditions différentes.
Bien des chenilles, par exemple, se transforment en chrysalide sous terre, et l’on ne manque pas d’imaginer a priori les avantages que procure cette manière de faire. Or, si nous comparons plusieurs espèces de chenilles vivant aux dépens de la même partie le capitule d’une plante déterminée, nous constatons que l’une s’enfonce dans le sol, que l’autre s’insinue dans la tige, tandis que la troisième reste dans le capitule. Les conditions initiales étant identiques, les avantages et les inconvénients sont les mêmes, d’autant plus que les chenilles ne possèdent rien qui supprime ou atténue les inconvénients. Dès lors, nous sommes conduits à envisager la question d’un point de vue tout autre, à mettre en ligne les phénomènes d’attraction et de répulsion qui s’exercent entre l’animal et le végétal, les influences d’éclairement, d’humidité, etc. Les voies sont ainsi préparées à l’expérimentation pour décider de la nature et du rôle de ces variables.
L’observation comparée d’organismes semblables dans des conditions différentes permet aussi, et de. la même manière, de fixer quelques variables. Ainsi, pour savoir ce que signifient, du point de vue général, les changements de couleur que subissent divers animaux, il ne suffit pas de constater que la couleur varie en fonction du substrat et d’en tirer la conclusion hâtive que ces changements rendent l’animal invisible pour ses ennemis et ses victimes. En multipliant les observations, nous nous rendrons compte que la variation chromatique d’individus de la même espèce s’effectue dans des limites restreintes et que, très souvent, l’animal stationne sur un substrat dont-il ne prend pas la couleur. Nous posséderons ainsi une base pour la recherche expérimentale, en même temps que nous serons amenés à envisager, pour le phénomène, une interprétation adéquate aux faits.
Qu’il s’agisse de cette question ou de toute autre, nous n’aboutirons à un résultat utile qu’en observant le plus grand nombre possible d’individus ou d’espèces dans leurs conditions naturelles. Les organismes et les conditions n’étant jamais exactement comparables, chaque observation se rapporte à un cas particulier qui est, par ce fait, une véritable exception ; en cela réside son intérêt. Trop souvent les observateurs s’appliquent à ne retenir que les cas qui se ressemblent le plus entre eux ; ils établissent une moyenne et considèrent comme négligeable tout ce qui s’en écarte, prétextant que la multiplicité des observations ou des expériences concordantes effacé les cas particuliers. Ce principe est dangereux, car il détourne de l’analyse rigoureuse des conditions qui déterminent un phénomène. Une exception doit toujours retenir l’attention ; la négliger c’est se priver d’un important moyen d’information. L’exception n’existe, en effet, que si l’une des conditions du phénomène envisagé a subi un changement et nous devons aussitôt rechercher comment ce changement influe sur les diverses variables.
Quand un organisme, par exemple, vit en parasite dans un autre organisme, il détermine souvent la formation d’une tumeur, qui l’emprisonne. Depuis longtemps connues chez les végétaux, sous le nom de galles, ces tumeurs ont suggéré l’explication suivante l’accroissement des tissus fournit au parasite une nourriture abondante en même temps qu’une protection. On pourrait évidemment répondre que la production d’une galle dépend surtout de l’époque à laquelle le parasite attaque le végétal et que la tumeur ne se développe pas lorsque l’attaque a lieu tardivement ; en fait, l’argument ne détruirait pas l’interprétation courante. Il faut démontrer qu’une galle peut se produire et se produit, alors que le parasite se trouve dans les conditions les meilleures de nourriture et de protection. L’exception remarquable de galles se développant, à l’intérieur des noisettes, fournit la démonstration. En effet, non seulement le péricarpe dur et, résistant de la noisette protégerait le parasite, s’il en était, besoin, mais encore le fruit lui-même fournirait la nourriture suffisante ; il le fournit, du reste, quand la galle ne se forme pas. Bien mieux, quand elle se forme, c’est au détriment du fruit, de sorte que, finalement, ce dernier constitue toujours l’aliment du parasite. La galle n’apparaît plus alors que comme une réaction banale des tissus, réaction qui a des conséquences diverses, suivant les cas particuliers, mais ne dérive jamais ni d’un but à atteindre, ni d’un travail de sélection.
Toute exception devra donc nous retenir. A des degrés divers, elle sera toujours instructive et si elle ne donne pas la solution complète d’une question, elle procure tout au moins des indications précises, elle montre la direction dans laquelle il faut engager les recherches. Et en définitive, l’observation comparée se présente, le plus souvent, comme l’équivalent de ce que Claude Bernard appelle « l’expérience pour voir ». Quand on ignore tout d’un phénomène et qu’on ne sait exactement comment en aborder l’étude, la comparaison d’un grand nombre de cas particuliers fait surgir une idée et conduit directement à l’expérimentation proprement dite, elle y conduit et elle la prépare. De celle-ci, elle est, en outre, le contrôle permanent, puisque, à tout instant, elle met en parallèle le résultat des conditions habituelles possibles avec celui des conditions expérimentales. En retour, ces dernières permettent souvent de comprendre la valeur des premières. Expérience et observation se donnent un mutuel appui; elles doivent être utilisées concurremment, chaque fois qu’il est possible.
IV
Quand elle est praticable, l’observation comparée ne demande d’autres qualités qu’un soin scrupuleux à examiner les faits avec précision et à dégager leur importance relative. L’expérimentation exige des précautions supplémentaires. En dehors des règles générales qui s’appliquent à toutes les sciences expérimentales, et sur lesquelles il n’y a rien à ajouter, depuis Claude Bernard, certaines règles spéciales s’appliquent aux sciences biologiques proprement dites. La plupart du temps, il s’agit, non pas d’étudier simplement le fonctionnement particulier d’un organe, mais des phénomènes beaucoup plus complexes, et qui ne sont pas toujours accessibles d’une manière immédiate. La réalisation artificielle de conditions favorables à l’analyse soulève, alors, de grandes difficultés. Par exemple, la nécessité d’élever les organismes en captivité ajoute, aux conditions que l’expérimentateur se propose d’examiner, des conditions nouvelles capables de modifier complètement le résultat.
Ainsi, pour étudier les changements de couleurs en fonction du milieu chez les Araignées, toutes les espèces ne sont pas également bonnes. Tandis que la captivité n’exerce, à ce point de vue, aucune influence appréciable sur Thomisius onustus, elle en exerce une sur Misumena vatia, dont les variations chromatiques ne se produisent pas, du moins avec la même facilité. Le choix du matériel a donc, en Biologie, une importance beaucoup plus grande encore qu’en physiologie. Cependant le choix n’est pas toujours possible ; il arrive que la poursuite d’une solution exige l’emploi d’un matériel déterminé ; l’expérimentateur doit alors s’ingénier à tourner les difficultés sans fausser les résultats.
Quand il possède tous les moyens dont il peut disposer, en quoi consisteront ses expériences ? L’isolement des variables, en physiologie, ne rencontre généralement que des obstacles de technique pure. L’organisme fournit tous les éléments à mettre en œuvre. Le fonctionnement provoqué d’un organe, l’étude in vitro d’une sécrétion exigent une grande habilité et une observation très pénétrante, mais l’isolement des variables est, en principe, une pure affaire opératoire. Cet isolement devient singulièrement ardu quand le biologiste prétend analyser des phénomènes qui échappent aux procédés courants. II ne suffit plus de séparer tout ou partie de l’organisme de ses connexions habituelles, ou de recueillir un liquide dans des conditions déterminées : il s’agit de faire vivre ces organismes, soit en modifiant constamment la valeur des diverses variables, soit en substituant aux conditions habituelles inconnues ou mal connues, des conditions nouvelles dont on connaisse la nature. Dans le premier cas, nous abordons le problème avec les seuls moyens que nous fournit l’organisme, dans le second cas, nous cherchons des analogues de l’action desquels ressortent des indications positives.
Si, pour fixer les termes, nous envisageons le déterminisme et la valeur propre de la fécondation, nous nous trouverons fort embarrassés. La pénétration du spermatozoïde dans l’ovule entraîne la segmentation, et nous ne pouvons expérimenter que sur ces deux éléments. Nous ne saurions songer à modifier directement le premier, à le dissocier en quelque sorte, car il faudrait procéder à une analyse chimique encore au-dessus de nos possibilités. Comment alors parvenir à isoler les variables du phénomène ? Le seul moyen qui s’offre logiquement à nous est de provoquer le développement de l’ovule sans l’intervention du spermatozoïde. Il faut alors mettre en œuvre, non plus des agents habituellement en rapport avec l’organisme, mais des agents engendrant une action équivalente. Par de longs détours et des tâtonnements sans nombre, Yves Delage, Lœb, Bataillon, ont finalement réussi à provoquer dans l’ovule, par l’intervention d’agents physiques ou chimiques, des changements comparables à ceux que provoque la pénétration du spermatozoïde. Procédant ainsi, ils n’ont rien appris de positif sur la constitution vraie du spermatozoïde, car l’efficacité du tannin, de l’ammoniaque, d’un acide gras ; d’une eau hypertonique ne signifie nullement que ces corps entrent dans la constitution de l’élément mâle ; ils n’ont même pas simplifié la question, comme certains auteurs le croient ; ils en ont, bien au contraire, montré toute la complexité, mais une complexité accessible à l’analyse et réductible à une série de processus physico-chimiques. En fait, ce ne sont pas les détails de la fécondation normale que ces expériences nous apprennent, ils nous renseignent sur la nature de son déterminisme. La solution du problème est amorcée : nul doute que nous ne l’obtenions complète un jour. L’analyse par analogie nous conduira seule au but, parce qu’elle est, en la circonstance, la seule vraiment possible.
L’analyse directe est, au contraire, applicable dans un très grand nombre de cas. Elle consiste essentiellement à placer l’organisme dans des conditions définies, sans rien ajouter qui n’appartienne aux conditions habituelles. Il n’est pas toujours facile d’aboutir à un résultat clair, soit parce que le dispositif expérimental implique des conditions nouvelles, ignorées de l’expérimentateur, qui troublent le comportement de l’organisme, soit parce que les véritables conditions définies ne ressortent pas nettement de l’observation. La première éventualité se réalise, par exemple, sous l’influence de la captivité, et, quant à la seconde, elle se produit dans tous les cas si fréquents où l’analyse porte sur un phénomène particulièrement complexe. Il faut alors procéder par étapes, afin de fixer successivement toutes les variables.
Lorsque je me suis proposé de connaître le déterminisme de l’instinct des chenilles de Myelois cribrella, je n’avais et ne pouvais avoir d’autres données que les observations faites sur les chenilles en liberté elles pénètrent dans les capitules des chardons et les mangent jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur maturité, puis s’enferment dans la tige des mêmes plantes et se transforment en chrysalide. Tout un monde de conditions diverses se dissimulent sous cette apparente simplicité. Une première analyse permet toutefois de discerner deux moments principaux, celui où la chenille abandonne les capitules et celui où elle pénètre dans la tige. Des expériences nombreuses et variées conduisent à reconnaître que l’abandon du capitule dépend d’une répulsion exercée sur la chenille mûre par la partie nourricière de la plante, et que la pénétration dans la tige s’effectue sous l’influence de la lumière. Ces résultats s’acquièrent lentement ; seule une longue série d’essais de tous genres permet de fixer les variables qui jouent le rôle prépondérant. Le problème n’est pas pour cela entièrement résolu ; d’autres questions surgissent aussitôt qui demandent une réponse; mais le déterminisme essentiel étant connu, les solutions secondaires exigent moins d’efforts.
Naturellement, les expériences portent sur une grande quantité d’individus ; la multiplicité des essais, l’obligation de contrôler les résultats l’exigent impérieusement. Néanmoins, dans ce cas particulier, il faut et il suffit que ces individus appartiennent à la même espèce.
En d’autres cas, l’expérimentation sur une seule espèce ne donne aucun résultat appréciable. Le phénomène observé se passe toujours d’une manière comparable, les différences individuelles – les exceptions – sont trop peu marquées pour éclairer l’expérimentateur les faits se répètent sans varier. C’est ce qui arrive pour la régénération. Quand on ampute la queue ou la patte d’un Triton, l’organe éliminé se reconstitue petit à petit avec la forme même qu’il avait auparavant. Nombre d’espèces, très différentes les unes des autres, se comportent d’une manière analogue. Pour obtenir alors quelques renseignements sur le phénomène, il faut multiplier les expériences sur les espèces les plus diverses, en mettant à profit les particularités propres à chacune d’elles. Grâce à cette expérimentation comparée, on parvient à mettre en évidence quelques résultats généraux l’importance des rapports de l’organisme avec son milieu, l’influence de la pesanteur, les relations des divers tissus les uns avec les autres, tous résultats qui conduisent pas à pas vers la connaissance du déterminisme exact et de la signification profonde du processus.
L’expérimentation comparée consiste aussi, quelquefois, non pas à varier les espèces, mais à varier les procédés. Les premiers essais pratiqués pour connaître la valeur relative des premières cellules issues de la segmentation de l’œuf, consistaient à tuer sur place l’une d’elles. Les autres se comportaient comme si l’opération n’avait pas eu lieu et donnaient naissance à un embryon partiel. Dès lors, le procédé conduisait à attribuer aux cellules une valeur absolue et à supposer que chaque organe, chaque partie d’organe était déterminé dans l’œuf. Mais si, au lieu de tuer sur place une cellule, on les sépare les unes des autres, ou si on fragmente artificiellement les œufs avant toute segmentation, on obtient des résultats à la fois différents et analogues, qui conduisent à une interprétation correcte.
V
De toutes façons et en toutes circonstances, l’expérimentation rencontre des difficultés inouïes. Quelques esprits simplistes ont cru possible de les éluder et d’étudier les organismes vivants en créant de toutes pièces leur matériel expérimental. La première en date de ces tentatives a pour auteur Bütschlli, qui se proposait de mettre en évidence la structure du sarcode, trop rebelle à l’analyse directe. En mélangeant ensemble diverses substances, dont aucune ne se trouve dans le sarcode, de l’huile d’olive, du sucre et du sel de cuisine, il obtint un produit qui, examiné au microscope, donne l’impression d’un sarcode alvéolaire animé de mouvements. D’autrès auteurs ont également prétendu fournir des explications « expérimentales » du même ordre pour la division du noyau des cellules, pour diverses phases embryonnaires. Henking, laissant tomber une goutte d’eau ou d’alcool sur une lame de verre noircie au noir de fumée, montre des images semblables à celles de la caryocinèse ; Ziegler, Gallardo les obtiennent en mettant en œuvre les influences électriques sur de la limaille de fer ou sur des cristaux de sulfate de quinine en suspension dans un liquide mauvais conducteur. Et Rhumbler « explique » l’invagination gastrulaire en construisant des modèles de blastules dans lesquels les cellules sont des anneaux d’acier. Tout près de nous, Stéphane Leduc croit découvrir le secret des phénomènes vitaux les plus complexes, en plongeant dans une solution de gélatine des substances variées qui forment une membrane semi-perméable et donnent lieu à un courant osmotique intense. Ces substances se distendent, affectant des formes très diverses qui rappellent plus ou moins des formes vivantes. De ces ressemblances très vagues et toutes superficielles, Leduc tire la conclusion que l’osmose joue un rôle prépondérant dans la genèse des êtres.
La vérité m’oblige à dire que des biologistes réputés prennent tous ces essais au sérieux. Est-il besoin, cependant, d’insister pour montrer que ces imitations grossières, d’une naïveté sans égale, n’ont, avec le but qu’elles poursuivent, aucun rapport véritable ? A ces imitations, il manque l’essentiel, qui est l’organisme lui-même. Elles ne remplissent donc aucune des conditions que nous nous proposons d’étudier et correspondent moins aux expériences biologiques qu’un modèle en cire ne correspond à une pièce anatomique. Il faut le répéter, il faut s’en convaincre et ne pas se laisser prendre à ces apparences sans valeur et sans portée.
VI
Mais cette technique exclue, nous utiliserons toutes les autres. Quiconque s’engage dans l’analyse des phénomènes biologiques, ne doit repousser aucun moyen d’investigation ; tous servent, suivant l’heure, et l’importance de chacun dépend de la question même qu’il s’agit de résoudre. Entre ces procédés divers, le biologiste ne saurait établir aucune hiérarchie. Parfois il se passera de tout instrument, parfois il lui faudra un outillage compliqué ; le but a atteindre n’est pas nécessairement lié aux lentilles d’un microscope ni au tranchant du microtome. Les cultures de Naudin et de Mendel ont ouvert autant d’horizons que les coupes fines ou la diversité des colorants ; et l’on pourrait soutenir, avec quelque apparence de raison, que la bactériologie doit plus à la recherche expérimentale qu’aux examens microscopiques. En réalité, chaque technique fournit des documents qu’il faut examiner avec soin. S’ils n’ont pas tous la même valeur ni la même portée, tous donnent des renseignements partiels sur la constitution et l’activité des êtres.
Ces renseignements obtenus, les résultats acquis et le déterminisme des phénomènes établi, le biologiste n’a pas terminé sa besogne. La simple constatation des faits ne suffit pas, elle ne peut suffire, et il importe de réagir avec vigueur contre la tendance qui domine parmi les naturalistes consistant à considérer le fait comme le commencement et la fin de toute science. Certes, le fait possède une valeur considérable, puisqu’il est le fondement nécessaire de toute connaissance des phénomènes. Mais si nombreux que soient les faits, tant qu’ils demeurent entassés sans ordre et sans lien, l’ignorance persiste intégralement. Dans les sciences biologiques comme partout ailleurs, un fait ne renferme en lui-même aucune signification, il ne vaut que par l’interprétation, et celle-ci résulte de la confrontation des faits les plus divers se rapportant à un même phénomène. Assurément, pareille opération réclame souvent le concours de l’hypothèse et, souvent aussi, l’enchaînement des faits n’est qu’une hypothèse. Tant qu’elle demeure, et il faut qu’elle y demeure au contact des données concrètes, l’hypothèse est à la fois légitime et nécessaire, car elle ne résulte pas de suppositions indépendantes de l’observation ni de l’expérience, mais d’un raisonnement qui groupe les données et les relie d’une certaine manière. Lorsque les recherches de contrôle qu’elle a provoquées ont prouvé le bien fondé de cette hypothèse, elle acquiert aussitôt la valeur d’un fait général, elle prend place à côté d’autres faits généraux acquis de la même façon. Ainsi, fait après fait, grâce à un assemblage patient, passant des faits particuliers aux faits généraux, le biologiste découvre l’enchaînement des phénomènes vivants. Le travail est souvent pénible ; souvent les matériaux s’accumulent sans qu’apparaisse le fil conducteur qui permettra de les assembler. Il s’agit alors de continuer les recherches, afin de trouver le fait nouveau d’où jaillira toute la lumière. La Régénération, par exemple, commence à peine à sortir de cette phase d’accumulations décevantes qui ne permettent aucune systématisation utile les faits se ressemblent tous ou ne se ressemblent pas assez, pas un ne suggère la moindre hypothèse sur les manifestations essentielles du phénomène.
Mieux vaut, alors, s’abstenir que de hasarder des généralisations hâtives fondées moins sur des faits que sur des analogies possibles. La théorie de la sélection, dans l’ensemble comme dans le détail, représente une opération de ce genre. Le fait de la sélection artificielle évoque l’idée qu’un processus analogue pourrait bien se produire en dehors de l’intervention de l’homme et conduit à supposer que, entre tous les organismes nouveau-nés, s’établit une concurrence très active, au cours de laquelle les plus faibles succombent. Mais tout le long de cette succession d’hypothèses on ne rencontre aucune démonstration péremptoire, aucun fait véritablement établi, et chaque fois que l’on contrôle avec soin l’une quelconque des affirmations accumulées, elle s’évanouit sans laisser de traces : elle n’était qu’une légende, une légende parmi tant d’autres, dont ont vécu des générations de naturalistes.
Bien des légendes, du reste, ne seraient pas nées, si leurs auteurs n’avaient méconnu l’une des règles les plus importantes de l’interprétation des faits biologiques. L’interprétation est à la fois une manière de concevoir le phénomène et un mode de narration. Mais si la conception est, en principe, l’essentiel, en pratique la narration n’a pas une moindre importance. Souvent, la narration déforme la conception au point de la rendre méconnaissable ; l’enchaînement des faits est dominé par l’idée plus ou moins consciente que tous les organismes pensent et agissent comme l’homme ou que tous leurs mouvements, toutes les manifestations vitales ont un but prédéterminé. Le biologiste se substitue donc à son objet, il lui prête ses propres sentiments ou le voit à travers ses croyances et il rapporte les faits en employant un langage subjectif.
Du même coup, le résultat de l’expérience ou de l’observation se trouve gravement faussé ; au fait, le langage ajoute une hypothèse, et une hypothèse indéfendable, puisqu’elle attribue à l’organisme des raisons d’agir sur lesquelles n’existe aucun renseignement. Les biologistes font constamment état de « faits » du genre de celui-ci, que citait récemment un observateur instruit et de bonne foi :
« Un papillon, dont la chenille mange des feuilles de violette, pond sur une racine d’arbre longeant la base d’un talus en surplomb ; c’est à la fois pour mettre ses œufs à l’abri et à proximité de la plante nourricière, car de nombreux pieds de violette poussent sur le talus. »
On voit le nombre d’hypothèses que cette narration simple intercale entre deux faits la présence de violettes sur le talus et la ponte au-dessous du talus. Pour relier ces deux faits, il en faudrait beaucoup d’autres, qu’une exploration méthodique des lieux, de l’examen des conditions d’éclairement, de la direction du vent, etc., auraient peut-être fourni. Un artifice de langage n’en tient pas lieu. Une narration strictement objective s’impose donc formellement, elle ne préjuge de rien, elle n’utilise rien que ne contienne le fait observé, elle évite de confondre un résultat avec un mobile, elle n’exclut enfin aucune conclusion. Constater le phénomène, en étudier le déterminisme immédiat et, de proche en proche, sans parti pris, sans langage trompeur, remonter jusqu’à l’idée générale, telle est l’obligation à laquelle le biologiste ne peut se soustraire s’il veut faire une œuvre solide. La plus stricte prudence s’impose constamment à lui dans l’organisation des matériaux et dans la mise en œuvre des hypothèses que ces matériaux font naître. Mais la prudence ne supprime pas l’obligation d’accepter franchement, hardies ou réservées, toutes les conclusions qui découlent nécessairement des faits bien établis et rigoureusement enchaînés.
Étienne Rabaud (1868-1956)
Article paru dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 88, juillet-août 1919.