Pascal Charbonnat, Comment Newton a inspiré la biologie, 2012

Au XVIIIe siècle, nombre de naturalistes ont invoqué Dieu pour expliquer le vivant et son origine. Peu à peu, l’histoire naturelle s’est affranchie de ces idées grâce à des arguments inspirés de la physique newtonienne.

Lorsque l’on s’interroge sur les apports de Newton à la science, viennent immédiatement à l’esprit ses lois de la mécanique, sa théorie de la gravitation ou son calcul infinitésimal, et les révolutions que ces concepts ont entraînées dans l’étude des phénomènes physiques. Néanmoins, la physique et les mathématiques ne furent pas les seuls domaines influencés par l’œuvre de Newton. Comme tant d’autres savants et philosophes, nombre de naturalistes du XVIIIe siècle ont été marqués par ses idées.

En France, Pierre Louis Moreau de Maupertuis et Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, ont été parmi ses premiers défenseurs. Ils ont retenu de lui plusieurs concepts physiques et, surtout, un certain modèle de scientificité, qui s’est reproduit dans leur histoire naturelle et s’est propagé chez leurs disciples durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce legs newtonien semble avoir été décisif au cours du mouvement qui a conduit à la naissance de la biologie, au début du XIXe siècle. À travers quelques exemples, nous allons voir que cette « physicalisation » de l’ancienne histoire naturelle a participé à l’élaboration de la biologie, en tant que science ayant le vivant comme objet spécifique et autonome, libéré de la tutelle théologique.

Au milieu du XVIIIe siècle, les naturalistes sont divisés sur la génération des êtres vivants. D’un côté, les partisans de la préexistence des germes invoquent une providence divine. Réaumur, par exemple, soutient que l’organisation des êtres vivants ne peut être que le fruit de l’intelligence divine, qui a façonné chacun d’eux sous la forme d’un germe, lequel n’aura plus qu’à croître une fois libéré dans la nature. De l’autre, des naturalistes mécanistes rejettent catégoriquement l’intervention divine et recherchent une explication physique au phénomène. Buffon est de ceux-là. Selon sa théorie, dite des moules organiques, le corps d’un être vivant est une sorte de moule à partir duquel les molécules ingérées prennent la forme de ce corps. L’être se structure ainsi grâce à la nutrition et à la reproduction.

La proximité de Buffon avec l’œuvre de Newton n’est sans doute pas pour rien dans l’élaboration de cette explication.

Buffon a étudié les mathématiques à Angers à la fin des années 1720, et rédigé un mémoire sur le calcul infinitésimal en 1733 pour l’Académie des sciences. En 1740, il a traduit La méthode des fluxions et des suites infinies de Newton, dont il a retenu la critique de l’infini ontologique, c’est-à-dire de la transposition du concept d’infini au monde extérieur. Pour Buffon, la notion d’infini est un « retranchement » ou une « privation » de l’idée du fini (l’infini), et n’a pas d’objet réel. Elle est utile sur le plan de la méthode en tant que pur objet mathématique pour simplifier ou généraliser certains résultats, mais n’a aucune réalité tangible.

L’infini newtonien : un argument contre la préexistence des êtres

Cet infini mathématisé reçu de Newton a une conséquence importante sur l’histoire naturelle. Comme les objets d’étude de l’histoire naturelle sont tous des corps particuliers, il n’est nul besoin d’invoquer l’infini pour les décrire. Les naturalistes partisans de la préexistence des germes sont ainsi récusés. En effet, en imaginant que tous les germes d’êtres vivants existent depuis la création, ils supposent que Dieu, au moment de la création, les a disposés les uns dans les autres dans un emboîtement à l’infini. Autrement dit, ils font exister l’infini dans chaque être vivant pour rendre compte du fait qu’un individu engendre un autre individu semblable à lui-même.

Cet usage métaphysique de l’infini est vivement critiqué par Buffon. Son approche est au contraire étroitement liée à sa conception mathématique de l’infini, qui le conduit à envisa­ger la génération des êtres comme la combinaison de corps finis. L’organisation des êtres repose sur l’assemblage d’éléments organiques indivisibles, des « parties organiques primitives et incorruptibles », dont « l’addition » soutient la vie et dont la « division » provoque la mort, écrit-il dans son Histoire naturelle en 1749. Ces « molécules organiques » n’ont pas de point commun avec les germes infinis de ses détracteurs. Elles sont des objets physiques finis, dont les combinaisons, fonctions de la nutrition et de la génération, donnent aussi bien la vie que la mort.

Affirmer cela au milieu du XVIIIe siècle en France est courageux. Cela revient à demander la fin de la tutelle théologique sur l’histoire naturelle par sa traduction en termes physiques, ce que Buffon énonce ouvertement : « Le vivant et l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matière. » Il va même plus loin en fournissant une explication physique du principe actif qui anime la matière. Pour lui, toute matière active par elle-même est « matière vive » : les animaux, les végétaux, les molécules organiques qui s’assemblent pour former les êtres, mais aussi la lumière. Les atomes de lumière représentent même l’élément vivifiant qui a donné l’impulsion nécessaire à la formation de molécules organiques. Il l’explique ainsi dans un supplément de son Histoire naturelle, en 1777 :

« Car d’où peuvent venir primitivement ces molécules organiques vivantes ! Nous ne connaissons dans la nature qu’un seul élément actif, les trois autres sont purement passifs, et ne prennent de mouvement qu’autant que le premier leur en donne. Chaque atome de lumière ou de feu, suffit pour agiter et pénétrer un ou plusieurs autres atomes d’air, de terre ou d’eau ; et comme il se joint à la force impulsive de ces atomes de chaleur une force attractive, réciproque et commune à toutes les parties de la matière, il est aisé de concevoir que chaque atome brut et passif devient actif et vivant au moment qu’il est pénétré dans toutes ses dimensions par l’élément vivifiant, le nombre des molécules vivantes est donc en même raison que celui des émanations de cette chaleur douce, qu’on doit regarder comme l’élément primitif de la vie. »

Ainsi, pour Buffon, les atomes de lumière n’auraient rien pu faire sans la « force attractive » propre à toute matière. L’héritage newtonien est évident. Non seulement Buffon se réfère à l’attraction et à une entité physique (la lumière), mais, surtout, il conçoit la quantité des molécules organiques en fonction de la quantité des atomes de lumière. Autrement dit, il renvoie à une possible mise en équation des objets de l’histoire naturelle. Les êtres vivants ne sont plus ces objets mystérieux, irréductibles, expliqués par une organisation créée et infinie. Ils sont voués au même traitement mathématique que les corps passifs.

La génération spontanée… contre le divin

Paradoxalement, l’idée qu’une partie des êtres vivants sont produits par génération spontanée, qui a connu un grand succès dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, semble elle aussi être née de cette volonté de s’affranchir d’une explication divine. À partir des années 1760, pour éviter de recourir à une intervention divine, tous les naturalistes influencés par Buffon supposent par exemple que de minuscules organismes vivants – des animalcules – peuvent apparaître spontanément dans des infusions de farine dans de l’eau. Que représente ce concept de génération spontanée pour eux ? Non seulement il permet d’expliquer la génération d’êtres microscopiques observés pour la première fois sous le microscope, mais, surtout, il fournit un modèle pour penser une origine physique des premiers êtres vivants. Autrement dit, la génération spontanée dispense de Dieu pour comprendre l’origine de la vie et ouvre la voie à une approche globale des phénomènes physiques et biologiques. Les travaux de Jean-Baptiste de Lamarck illustrent bien cet effort pour réconcilier les règnes que la vieille histoire naturelle tenait séparés – le minéral, le végétal et l’animal.

Lamarck, l’un des premiers naturalistes à utiliser le terme « biologie », est aussi l’un des derniers disciples de Buffon au Jardin des Plantes, à Paris. Grâce à Buffon, il est nommé à l’Académie en 1779. Il a probablement été influencé par ses concepts newtoniens et par son approche physicaliste de l’histoire naturelle. La proximité de Lamarck avec Buffon apparaît lorsqu’il s’interroge sur l’origine du mouvement des êtres vivants. Pour lui aussi, une entité physique particulière en est la source. Il la nomme le « feu éthéré », c’est-à-dire la lumière. Elle est responsable de l’apparition des premiers organismes vivants et donne vie continuellement à des organismes simples par génération spontanée. Le passage de la matière brute à la vie ainsi conçu comme un processus physique, dans lequel la lumière « a, depuis que notre globe existe, continuellement transformé et transforme encore chaque jour, en corps vivant du premier degré, soit animal, soit végétal, les matières les plus propres dans leurs parties à prendre la forme, l’arrangement et le mouvement qui les organise et leur donne la vie ».

Cette interprétation des processus organiques en termes physiques conduit Lamarck, comme de nombreux naturalistes contemporains, à soutenir l’idée de générations spontanées. Au début des années 1860, soit une trentaine d’années après la mort de Lamarck, cette idée deviendra le symbole de l’erreur scientifique lorsque, à l’issue d’une vive querelle entre Louis Pasteur et Félix Archimède Pouchet, naturaliste et directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, Pasteur démontrera le rôle de la contamination microbienne dans l’apparition de la vie en laboratoire.

Mais, au début du XIXe siècle, lorsque Lamarck épouse l’idée de générations spontanées, celle-ci exprime surtout une critique des séparations figées maintenues entre le vivant et l’inerte par l’ancienne histoire naturelle. Cette vision de l’histoire naturelle interdit de penser le vivant en termes de variation et d’évolution, et l’idée de génération spontanée permet au contraire de se représenter l’origine de la vie par des mécanismes naturels. Pour Lamarck, de ces relations entre certaines matières inertes et la lumière « naquirent et naissent encore tous les jours des mains de la nature même, une multitude de corpuscules gélatineux, les uns animalisés, les autres végétalisés, qui ont la forme la plus simple et qui ne sont qu’une faible ébauche d’individus doués de la vie ». La possibilité d’une origine physique de la vie est soutenue sans réserve.

Les êtres évoluent en suivant des lois physiques

L’influence des idées de Newton telles que relayées par Buffon se retrouve aussi chez Lamarck lorsqu’il applique aux êtres vivants le concept de « rapport ». Chez Newton, le rapport est ce qui relie deux quantités ; aujourd’hui, on parlerait de fonction ou de loi physique traduite sous forme d’équations. Pour les deux naturalistes, le terme « rapport » renvoie à l’idée d’une dépendance entre des quantités : liées parce rapport, les quantités varient proportionnellement, en fonction des circonstances. Parler de rapports à propos des êtres vivants implique que les êtres vivants sont soumis aux mêmes forces physiques que les autres corps – les corps inertes -, et qu’il est possible d’effectuer des mesures sur eux, afin d’en dégager des grandeurs physiques.

Dès la page de garde de sa Philosophie zoologique (1809), Lamarck met en avant son approche physique des sciences naturelles. Il annonce qu’il expose ici ses « considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux; à la diversité de leur organisation et des facultés qu’ils en obtiennent ; aux causes physiques qui maintiennent en eux la vie et donnent lieu aux mouvements qu’ils exécutent ; enfin, à celles qui produisent, les unes le sentiment, les autres l’intelligence de ceux qui en sont doués ».

La définition de la vie que Lamarck propose dans sa Philosophie zoologique (1809) témoigne de cette idée :

« La vie, considérée dans tout corps qui la possède, résulte uniquement des relations qui existent entre les trois objets suivants ; savoir : les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps ; les fluides contenus qui y sont en mouvement ; et la cause excitatrice des mouvements et des changements qui s’y opèrent. »

Lamarck ne considère pas la vie comme une force spéciale qui serait d’une essence différente de celle de la matière inerte. Il conçoit au contraire la vie comme un ensemble de rapports entre des entités physiques.

Lamarck se distingue toutefois de Buffon en considérant que les rapports qui sous-tendent les êtres vivants s’inscrivent dans une temporalité. Pour Lamarck, les êtres vivants progressent dans l’organisation du vivant en se transformant au cours du temps. Ces progrès successifs dépendent d’un mouvement dans lequel l’organisme le plus simple conduit au plus composé, non pas en raison d’un ordre préétabli, mais par des assemblages entre les corps au fil du temps. Le fil conducteur de ces transformations est la conservation des rapports entre les masses respectives des êtres vivants, à mesure des transformations. Ce que Lamarck explique ainsi, dans ses Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802) :

« Remontez du plus simple au plus composé ; partez de l’animalcule le plus imparfait, et élevez-vous le long de l’échelle jusqu’à l’animal le plus riche en organisation et en facultés ; conservez partout l’ordre des rapports dans les masses ; alors vous tiendrez le véritable fil qui lie toutes les productions de la nature, vous aurez une juste idée de sa marche, et vous serez convaincus que les plus simples de ses productions vivantes ont successivement donné l’existence à toutes les autres. »

C’est, avec l’hérédité des caractères acquis, une des deux grandes idées que Lamarck développera pour étayer sa thèse selon laquelle les espèces se transforment, ouvrant ainsi la voie à l’idée d’évolution.

Laïciser l’histoire naturelle

Lamarck ne s’arrête pas là. Il estompe encore les frontières entre le vivant et l’inerte en décrivant comment la chimie gouverne les deux règnes. Pour lui, la spécificité du vivant repose sur une particularité chimique au sein des êtres : les parties de leur corps ont la capacité d’assembler des molécules et de produire de la « matière organisée », alors que les corps inertes ne peuvent que se dissoudre. Ainsi, les êtres produisent de la matière organisée ou composée, et les corps bruts, c’est-à-dire ce qui a perdu la faculté de se composer, se dissolvent. En d’autres termes, loin d’être séparés, comme le pensent les vitalistes ou les partisans d’une théologie naturelle, le vivant et l’inerte entretiennent une relation fondamentale dans la nature.

Les concepts physiques sont ainsi bien présents dans la biologie de Lamarck. Ce n’est pas en opposant le vivant au reste du monde qu’il l’a élaborée, mais en traduisant en termes physiques ce que l’ancienne histoire naturelle maintenait dans des règnes séparés.

Buffon et Lamarck ne sont pas les seuls naturalistes influencés par les concepts de la physique newtonienne. Ce mouvement d’interprétation de l’histoire naturelle en termes physiques a concerné d’autres savants, tels Michel Adanson, Philippe Bertrand ou Jean Claude de La Métherie. Ce dernier a une position originale, car il a totalement fondé sur la physique son discours sur les êtres vivants en affirmant qu’un processus de « cristallisation » analogue aux phénomènes géologiques est à l’origine de la vie. Il écrit ainsi en 1804, dans ses Considérations sur les êtres organisés, que les vivants sont « de belles machines hydrauliques qui se forment, croissent et se décomposent par des moyens physiques ». Cette explication géologique se révélera erronée, mais elle témoigne de la volonté, de plus en plus marquée au XIXe siècle, d’abolir la frontière entre le vivant et le reste de la nature.

Les diverses théories du vivant inspirées des idées newtoniennes n’ont pas triomphé. Elles ont été supplantées à la suite de différentes découvertes, notamment sur la cellule. Néanmoins, elles constituent une étape méthodologique décisive, qui se confond avec la naissance de la biologie. Là où leurs concurrents recouraient au mieux à une force vitale ni matérielle ni spirituelle, ou au pire à une intervention divine pour expliquer ce qui anime le vivant, Buffon et ses disciples ont montré que des explications naturelles étaient envisageables. L’apport majeur de la physique à la biologie a sans nul doute été la laïcisation de ses énoncés.

Pascal Charbonnat

Historien et philosophe des sciences, membre de l’Institut de recherches philosophiques (IREPH) de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

 

Article paru dans Pour la Science n° 416, juin 2012.

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