Miquel Amorós, Le parti de l’État, 1998

« Celui qui est cause du pouvoir d’autrui, l’est aussi de sa propre perte. »

Machiavel

 

Un spectre hante le monde à l’affût des vivants ; le spectre de l’État. La question de sa nature a cessé d’être la question centrale de notre époque. Après avoir vaincu le second assaut prolétarien contre la société de classes, les intérêts de l’État se soumettent à ceux du capital et l’initiative passe directement à la puissance financière. En effet, la bourse a dissout les frontières et partout le holding, le trust, la multinationale passent au dessus des instances politiques et administratives. Les députés, les leaders syndicaux, les intellectuels, les ministres, etc. cèdent le pas aux managers, aux experts, au marketing. Le principe de la compétitivité prend le pas sur le principe de l’organisation et l’État se plie à la suprématie du marché. Le pouvoir réel se manifeste peu dans la conduite administrative et la politique quotidienne parce qu’il n’est déjà plus aux mains du fonctionnariat. Le pouvoir, en grandissant, échappe à l’État. Le progrès de la bureaucratisation s’est arrêté et à nouveau, État et capital, bureaucrates et financiers, sont des réalités séparées. A l’opposé de l’évolution des cinquante dernières années, la tendance historique actuelle se dirige dans le sens de la perte progressive d’hégémonie de l’État.

 

La société née après la seconde guerre mondiale (en Espagne, trente ans plus tard) basée sur l’intégration politique et sociale de travailleurs, représentés par les partis et les syndicats, conduisit à la paralysie de toute véritable action prolétarienne ; la masse ouvrière, en bénéficiant de meilleurs conditions de vie et de travail, refusait de jouer le rôle révolutionnaire qu’on lui attribuait, consolidant un système bureaucratique différent dans lequel la course pour le contrôle total de la société poussait l’État à l’augmentation considérable des dépenses sociales. Aujourd’hui, le retrait progressif de l’État de divers secteurs de la vie sociale comme les communications, les transports, la santé, le logement, l’enseignement, etc. dont l’appropriation au cours des cinquante ou dernières années fut défendue en tant que service public, préoccupe les politiques, les intellectuels les fonctionnaires et en général ceux qui vivent de son administration matérielle et morale ; le trouble que leur cause le renoncement de l’État à représenter l’intérêt public est on ne peut plus justifié puisqu’il les place dans l’inconfortable position de classe intermédiaire qui vit souvent de la représentation dudit “intérêt” ; c’est-à-dire de classe au service de l’État, d’une bureaucratie voyant sa fonction menacée. Le fait que cet intérêt soit à présent déterminé par les marchés financier internationaux et non par les pactes politiques résultant de l’équilibre local entre les forces entraînera à court terme la liquidation d’une partie de la bureaucratie étatique et le recyclage de ce qui en reste, principalement dans la direction du secteur pénal et de l’assistance. La souffrance bureaucratique qui en résulte est alors nommée “crise de la politique”.

 

La première phase de ce processus, la domestication des travailleurs grâce à l’extension de la précarité et la création d’un marché du travail fluide abandonné par les syndicats, fut l’œuvre d’un parti de l’ordre unifié à droite et à gauche, forme concrète de l’alliance État-capital.

La fiction de l’intérêt public – parfois de l’ordre public – nécessaire jusqu’à ce jour, devient finalement inutile quand triomphe le marché, réunion des intérêts privés par excellence. La différence entre l’administration de l’État et des entreprises cesse alors d’exister. L’action d’un homme politique, d’un fonctionnaire, de l’État même, est désormais sujette à des évaluations traduisibles en termes économiques (elle est bon marché, se gagne ou se perd, est rentable ou déficitaire, etc.). Placé dans un tel contexte, tout ce que fait un bureaucrate, un patron peut le faire avec de meilleurs résultats. Ce n’est pas la fin de l’intérêt public, c’est la fin de la séparation entre le public et le privé. C’est la généralisation du principe de compétence capitaliste, un véritable «coup contre l’État», le passage de l’exploitation médiatisée à l’exploitation sans intermédiaires qui inaugure obligatoirement une phase de débureaucratisation partielle, ou comme on l’appelle dans ce milieu, de déréglementation.

 

Il advient que la gestion des nécessités de la société de masses est toujours plus complexe, plus inefficace et surtout plus coûteuse. L’État a échoué dans la tâche consistant à bâtir une société à sa mesure et il ne peut fuir en avant, en s’étendant au-delà de ce qu’il peut contrôler sans épuiser les moyens économiques à sa disposition. Toute intervention étatique doit être financée et l’État ne peut s’endetter au-delà d’une certaine limite sans se trouver en banqueroute. La bureaucratie politique perd sa capacité de manœuvre et l’État l’appui de ses principaux financiers qui le dépossèdent peu à peu de ses attributs, y compris celui qui a toujours constitué sa plus grande justification, le monopole de la violence.

Dans le modèle social américain qui résoud le problème du chômage et de la marginalisation pas seulement avec le travail temporaire et l’assistanat social mais aussi avec ses geôliers, la gestion des prisons est en train de passer aux entreprises et le prospère secteur des polices privées se développe sans cesse. Dans le modèle russe, les diverses mafias concourent avantageusement avec la force institutionnalisée pour l’exercice de la protection. L’État avait évolué ces derniers temps, privilégiant la sécurité, mais celle-ci ne s’est pas améliorée avec l’extension de celui-là. De sorte que le résultat, le chaos, la catastrophe, inéluctable aujourd’hui est moins coûteux sans gestionnaires et devient l’objet de l’initiative privée. Dans un monde réellement chaotique, l’État apparaît comme la forme bureaucratique du désordre. Dans la logique de la domination, c’est maintenant le marché et non l’État qui gouvernera.

 

L’État est une forme de domination toujours politique qui va se transformer en forme particulière de capital grâce au recours des méthodes d’entreprise. L’autonomie de la finance internationale a bloqué le processus de fusion de la bureaucratie privée des cadres avec la bureaucratie étatique des fonctionnaires sur lequel s’établissait ce que l’on nommait « l’État-Providence », ce qui en Espagne équivaudrait au franquisme amélioré de réformes politiques. Elle a dans un même mouvement liquidé toutes les apparences étatiques d’indépendance et ceci est le centre de la question. Quand bien même la bureaucratie voudrait marquer ses différences avec les pouvoirs financiers, elle ne le peut, parce que la raison d’État s’est transformée intégralement en raison de marché. La raison d’État avait été jusqu’à présent l’axe de toute politique contemporaine. Ce besoin d’État, la classe dominante l’éprouvait pour consolider sa suprématie. Dès lors, la conservation de l’État fut l’objectif unique de l’action politique ; de sorte que l’intérêt public fut identifié avec l’intérêt de l’État et par conséquent avec le pouvoir dominant, primant sur tout autre intérêt et justifiant n’importe quel moyen employé. Contrairement à la raison d’État totalitaire qui de l’idéologie faisait l’État, la raison moderne fait de l’État son idéologie. Pour ne pas avoir eu d’autorité au-dessus de l’État, la politique a perdu sa couverture idéologique et a eu alors recours à la nécessité économique, incarnation moderne du destin. L’économie a été la limite idéologique de l’État qui maintenant devient effective.

L’État comme forme exclusive de domination au service de quelques intérêts est entré en crise et dorénavant, toute crise aura pour effet d’accélérer le processus globalisateur de l’économie. Finalement, la domination était un problème technique, problème que les technologies de l’information résolvent sans passer par l’appareil de l’État et qui n’est pas le reflet d’une décentralisation dans la prise de décision, mais au contraire d’une centralisation d’un nouveau type ; Parce que le centre s’est virtualisé mais n’a pas disparu pendant que la bureaucratie se dissout dans le « cyberespace ». L’Umbilicus mundi est monté au ciel. L’essence du pouvoir est ainsi devenue quasi-insaisissable puisqu’il ne réside pas en un seul pays ou en quelques capitales, mais grâce aux nouvelles technologies, est à la fois partout et nulle part. Les grands dirigeants habitent une métacité traversée par les autoroutes électroniques où circulent les capitaux : un mirage gouverne le monde.

 

La mondialisation n’est pas seulement un simple élargissement et une accélération des échanges commerciaux. C’est la proclamation de l’autonomie totale et de la domination du capital financier sur le capital industriel de l’État. Ce qui signifie, entre autres, la redéfinition de la division internationale du travail, la fin du travail salarié comme forme d’insertion sociale, la fin du contrôle étatique sur le capital privé. En d’autres termes, la fin de la classe ouvrière, l’impossibilité du capitalisme national, la liquidation de l’État-nation. Le processus s’était déjà développé dans la période historique antérieure, celui de l’hégémonie des deux super-puissances EU & URSS qui étaient deux États mondiaux. Le chemin de la mondialisation conduit à la diminution spécifique du pouvoir des partis et des parlements, « du pouvoir de décision de la citoyenneté », comme le dit le porte-parole de la bureaucratie bien-pensante, Le Monde Diplomatique, qui devant ses paroissiens promeut une résurrection de l’esprit national et un culte non dissimulé de l’État. Il implore une union sacrée entre les partis de gauche et les syndicats appuyés par les associations et exalte le fer de lance de cette union : la masse des fonctionnaires, telle une infanterie baptisée « aile gauche de l’État » et ses cadres ou « petite noblesse d’État ». La conversion de staliniens et d’écologistes à ce nationalisme de circonstance est un fait notoire. Paradoxalement, le nouveau nationalisme d’État se doit de livrer une bataille dans le champ supranational. A une internationale des financiers doit s’opposer une internationale de la bureaucratie : c’est le parti de l’État.

 

Les idéologues extrémistes du parti de l’État souhaitent une fédération des États, qui engloberait une espèce d’État européen, et revendiquent pour le moment que les nations transfèrent du pouvoir au parlement européen ou que ce dernier reçoive le mandat des politiques “nationales”. Ils réclament un « espace public européen qui permette au citoyen de participer à l’édification de l’union » (Le Monde Diplomatique, mars 1996). Cependant l’union européenne n’est pas une fédération mais un marché au sein duquel le parlement européen n’est qu’une instance secondaire, un ornement. Les parlements nationaux n’ont d’autre pouvoir réel que celui de transférer leurs responsabilités. Les politiques nationales n’existent pas et le terrain politique s’hypertrophie avec toutes sortes d’associations comme le Forum civique européen, les conférences inter-citoyennes d’Europe, le Comité européen pour le respect de la culture et des langues, le Forum européen de la jeunesse, les organisations diverses, syndicales, d’enseignants, de chercheurs, etc. véritables viviers non-gouvernementaux de bureaucrates de tout poil. Derrière cette “utopie” étatique se cache en réalité le désir d’élargir la base internationale du parti, de créer une nouvelle zone de médiations inter-états avec des associations et des organismes subventionnés, pas nécessairement utiles, mais créateurs d’emplois pour la “citoyenneté” des aspirants dirigeants.

 

Le parti de l’État est l’idée maîtresse de l’intellectualité étatique, anxieuse d’inventer un nouveau discours politiquement correct au-delà des habituels alibis pacifistes, féministes ou écologistes. Mais au niveau pratique, avec la disparité des intérêts de ses composantes, la bureaucratie politique est incapable d’une coalition internationale qui soit autre chose qu’un club du style de l’internationale socialiste et elle éprouve la même difficulté pour se structurer au niveau national. Mais par dessus tout, la bureaucratie est incapable de s’opposer sérieusement aux causes profondes de la mondialisation parce qu’elle croit seulement au pouvoir et que celui-ci n’existe plus dans l’État. Ainsi donc, avec la totalité du discours pan-étatique communient seulement les moins réalistes, qui identifient toujours l’État et le pouvoir comme par exemple les staliniens et leur cohorte de gauchistes. C’est que les intérêts de la bureaucratie ne visent pas un capitalisme d’État, mais un État dans le capitalisme. Comme les vieux mandarins, la bureaucratie est une classe qui ne détient que le pouvoir administratif, qui ne contrôle rien, pas même sa reproduction et qui se représente elle-même en représentant les autres : l’État, le citoyen, l’ouvrier. Elle n’exerce pas de fonction dirigeante, sinon de transmission. Elle obéit et commande. De plus, en accord avec sa nature de médiation, ses intérêts varient selon ce qu’elle a à défendre. Par conséquent, son parti, le parti de l’État, autrefois appelé “union de la gauche” ne peut exister unifié organiquement, il peut tout au plus fonctionner en coalition. Ce n’est pas un parti idéologique mais un conglomérat d’intérêts variés et de clientèles diverses. Chaque fraction défend ses intérêts spécifiques et la majorité – les sociaux-démocrates et les syndicats – défendent des “troisièmes voies”, des “nouveaux centres” ou encore se situent “en dehors”, en un lieu indéterminé entre l’étatisation et le marché global, plus proches du second que du premier. Comme l’a dit Gonzalez à ses confrères italiens, « une alliance du type de l’Olivier au niveau mondial peut seulement se comprendre comme une déclaration d’intentions ». En résumé, une internationale de la bureaucratie ne sert qu’à chanter, l’œuf est mis dans un autre nid. Ils dissimulent, chacun à leur façon, le fait flagrant que pour pouvoir encore exister en politique, le parti de l’État doit « être constamment en train d’ajuster la politique suivant l’orientation des marchés » (G. Schröder), c’est-à-dire faire exactement le contraire de ce qu’il a annoncé.

 

En tant que représentant des intérêts généraux de la bureaucratie, le parti de l’État fait valoir des principes qui le justifient, comme celui de la séparation entre le citoyen et l’administration publique – la séparation entre gouvernants et gouvernés, c’est-à-dire la spécialisation du pouvoir – ou celui de la nécessité du maintien permanent des appareils policiers et des armées. C’est un parti de l’ordre – il ne faut pas oublier qu’il peut être le parti du crime d’État quand il croit que l’ordre le requiert – qui doit défendre la justice sociale à sa manière avec une grande bureaucratie d’assistance. Ses faux adversaires, ou ce qui est identique, ses vrais interlocuteurs, les forces qui dirigent le marché, le parti de la mondialisation ne sont point les ennemis jurés de la bureaucratie ni ne prétendent abolir l’État. Ils veulent simplement le soumettre aux lois économiques et donnent leur préférence au développement de la bureaucratie judiciaire et carcérale afin de contrôler les contradictions de l’économie. Ils pensent que l’ordre planétaire peut se concevoir sous une forme différente que celle de l’État mondial, à savoir, celle d’un espace soumis à l’économie incontrôlée et surveillée par un État gendarme. Étant tout aussi partisans de l’État jusqu’à un certain point, ils ne combattent pas le parti de l’État en tant que tel (car lui aussi est partisan du marché global jusqu’à un certain point) mais au contraire ils se servent de lui fréquemment pour imposer l’adaptation des structures productives locales au marché mondial auto-organisé sans éveiller de trop fâcheuses résistances. Le mécontentement généré se doit d’adopter des formes inoffensives et poursuivre des buts lointains, deux tâches qui jusqu’à ce jour constituaient la mission historique dudit parti : en Europe, elles ont été menées à terme majoritairement par les gouvernements socialistes avec le logique soutien des staliniens. Il n’est alors pas étonnant qu’existe une certaine perméabilité entre les distinctes sphères du pouvoir dans lesquelles circulent les dirigeants, comme le démontre le bon accueil que reçoivent les cercles d’entrepreneurs ou le passage toujours plus courant du monde de la politique à celui des affaires ; on dirait que faisant de la politique quelque chose de subalterne, le dirigeant arrive à maturité quand il la quitte.

Le parti de l’État veut se constituer quand le travail contre-révolutionnaire de l’État et de ses partisans s’achève. La possibilité de véritables mouvements sociaux qui attaquent les bases de la misère et de l’oppression, qui discutent de la réorganisation sociale et formulent des projets d’émancipation humaine, est devenue irréelle. On a seulement des mouvements de survie parfaitement contrôlables. Le parti de l’État, dans sa phase actuelle n’est pas un obstacle pour l’économie, mais plutôt le contraire, le parti de l’économie.

Comme a dit un expert réputé « sans État, rien ne peut se faire ». Il doit toujours diriger le processus globalisateur comme le démontent les ascensions de Blair, de Jospin, d’Aléma… Il a encore à réaliser la tâche de son adversaire, à savoir, le démantèlement de l’État. Ainsi donc, le parti de l’État se bat pour son ultime devoir, préparer la transition vers un ordre mondial dans lequel il ne sera plus nécessaire.

Miquel Amorós – octobre 1998.

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