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Au cours des années 1960, le point de vue selon lequel Charles Darwin aurait joué un rôle important, sinon décisif, dans l’histoire de la constitution de l’écologie s’est imposé à la plupart des rares historiens de la biologie qui se sont penchés sur la question. La popularisation croissante de l’idéologie écologiste au cours de cette période a probablement contribué à focaliser sur cette problématique les études darwiniennes, puissamment relancées à l’occasion du centenaire de la publication de L’origine des espèces.
Les relations de Darwin avec l’écologie sont néanmoins peintes avec des nuances diverses. Certains, comme R. C. Stauffer (1960), affirment clairement l’influence du biologiste de Down sur l’histoire de cette discipline. D’autres, comme Peter Vorzimmer (1965), parlent simplement de l’« écologie de Darwin », ou, très prudemment, comme Camille Limoges (1970), d’une perspective « proto-écologique » dans L’origine des espèces. Très récemment encore, Frank N. Egerton (1977) posait que Darwin « est indirectement responsable » de l’apparition de l’écologie. De la même manière, Ernst Mayr (1964), éditeur d’un fac-similé de la première édition de L’origine…, introduit, à l’entrée « Darwin » de l’index, la sous-entrée « Darwin as ecologist ». Enfin, et à seul titre d’exemple, le fait que les éditions récentes de L’Encyclopaedia Britannica présentent le darwinisme, à l’article « Ecology », comme une théorie écologique de l’évolution montre à quel point cette conception d’un Darwin écologue (ou pré-écologue) est devenue dominante. L’introduction du mot œcologie dans le vocabulaire scientifique par Haeckel (1866) est généralement interprétée comme une confirmation de ce point de vue.
Or, à aucun moment, les auteurs qui viennent d’être évoqués ne mettent en question la pertinence de l’insertion de l’« écologie darwinienne » dans le courant historique qui, jalonné par les travaux de Humboldt (1805-1807, 1846), Shouw (1823), A.-P. de Candolle (1820), Grisebach (1838, 1872), A. de Candolle (1855, 1874), Thurmann (1853), Kerner (1863), Vesque (1882), Bonnier et Flahault (1878, 1890, 1895), conduisit, avec les œuvres de Warming et Schimper (1895 et 1898), à la naissance de l’écologie végétale comme discipline indépendante de la géobotanique.
Ce point est important, car les géobotanistes, qui tenteront tout au long du siècle de rendre compte de manière de plus en plus fine de la répartition des végétaux à la surface du globe, vont être graduellement contraints de travailler sur des végétations (c’est-à-dire des ensembles végétaux présentant des physionomies caractéristiques), plutôt que sur des espèces végétales : la physionomie de ce qu’on nommera plus tard communauté végétale – résultante de la somme des formes de croissance (2) des individus qui la composent – exprime spectaculairement le retentissement des facteurs de l’environnement sur les structures végétales (3).
Ainsi, dès les travaux de Humboldt, la pensée des géobotanistes – elle est pré-écologique puisqu’elle porte sur les relations vivant/ environnement – s’éloigne de la notion d’espèce, alors que celle-ci représentera un rouage fondamental de la mécanique darwinienne (4).
Nous allons voir que l’insertion d’une « écologie darwinienne » dans le courant qui vient d’être brièvement décrit poserait un problème particulièrement complexe sur le plan historique, même s’il était exact (ce qui est, au moins, discutable) qu’un passage important de la première édition de L’origine… préfigure certains thèmes de l’écologie des années 1920, en particulier les développements de Charles Elton (1927) sur le concept de niche écologique.
En effet, un paradoxe de taille devrait troubler l’historien de la biologie qui étudie de près les travaux constituant, à partir des années 1860, les étapes successives de la proto-histoire (5) de l’écologie : Darwin en est pratiquement absent. Quand un « proto-écologue » ou un écologue de cette période évoque le biologiste de Down, c’est soit pour prendre position, pour ou contre le transformisme darwinien (généralement d’une manière très concise), soit pour lui rendre hommage de manière formelle, mais quasiment jamais pour utiliser dans ses propres travaux tel ou tel résultat ou analyse lié aux conceptions darwiniennes de l’évolution des espèces (6).
Le cas d’Eugen Warming, qui publie en 1895 le premier ouvrage purement écologique de l’histoire de la biologie, est typique sur ce plan. Ainsi, même dans la version de 1909 du Lehrbitch der Œkologischen pflanzengeographie (version anglaise modifiée et agrandie), la déclaration suivante, selon laquelle : « To Darwin we owe an ever-lasting debt in that he drew our attention to the epharmony pre-vailing in every niche and cranny of Nature », introduit un point de vue très réticent à l’égard du darwinisme et une claire défense des « facteurs lamarckiens ». Le tout en dix-huit lignes seulement, et c’est tout pour ce qui porte sur les rapports entre la pensée darwinienne et l’origine des espèces (chap. C, Origin of species, p. 369)… Ce point mérite, selon moi, d’être médité car le concept d’épharmonie (Vesque, 1882) ne désigne rien d’autre que l’adaptation structurelle des êtres vivants à leur environnement, c’est-à-dire un phénomène connu au moins depuis Aristote (ce qui a d’ailleurs conduit certains à attribuer au Stagirite la paternité de l’écologie animale…) (7).
Une assertion apparemment plus difficile à réfuter sur ce point se trouve, toujours dans la version de 1909 du Lehrbuch… (p. 83) :
« Modern biological investigations, to which Darwin’s works gave the impulse, have elucidated the manifold and complex relations subsisting between the plants and animals that form one community, and have demonstrated the adaptations of plants to animals and the converse. »
En fait, ce lien très indirectement établi par le grand écologue danois entre le concept écologique (et moderne) de communauté et Darwin serait historiquement valide si, et seulement si, les travaux portant sur les relations existant entre les animaux et les plantes n’avaient pas déjà une longue histoire depuis Linné. On peut également constater que la réflexion de Warming est ici anachronique : le concept de communauté ou un concept similaire n’est même pas utilisé, dans le sens où l’emploie Warming, dans la sixième édition de L’origine… (8).
L’examen des textes montre que, tout comme Warming, la plupart des proto-écologues ou écologues du tournant du siècle ne purent éviter cette tendance aveugle à une appréciation récurrente de l’œuvre éblouissante de Darwin. Ceci s’applique particulièrement à Semper (1881), Forel (1892-1901) et Clements (1905, 1909). Il faut noter, en outre, que, jusqu’à la seconde guerre mondiale, aucun écologue important (Cowles, Clements, Adams, Shelford, Moss, Tansley, Elton, pour ce qui concerne les Anglo-Saxons ; Flahault, Pavillard, Braun-Blanquet pour ce qui concerne l’école de Zurich-Montpellier, et Du Rietz et Raunkiaer pour ce qui concerne les Scandinaves), n’accorde d’importance, sur le plan de l’utilisation de ses travaux, au biologiste de Down (9).
De la même manière, Marcel Prenant, auteur d’un ouvrage de biocénotique (1934), ne consacre pas un mot, dans son Darwin (1938), aux développements « écologiques » de la première édition de L’origine… Plus près de nous, la seule anthologie historique de l’écologie publiée à ce jour (Kormondy, 1965) ne contient pas un texte de Darwin, alors que des auteurs comme Théophraste ou Malthus, pourtant a priori plus éloignés que lui de ce qui allait devenir l’écologie, figurent en bonne place. Enfin, je trouve significatif que Fundamentals of Ecology (Odum, 1971), considéré par les spécialistes comme l’ouvrage de base dans ce domaine et qui contient un grand nombre de notations historiques, ne fasse pas de référence notable à Darwin, qui, en outre, est absent de la bibliographie.
Cela ne signifie pas que j’accorde systématiquement de la pertinence aux jugements historiques, même implicites, des écologues mais que j’en accorde aux traits objectifs qui se dégagent de leurs pratiques scientifiques ; l’absence de Darwin de leurs travaux constitue l’un de ces traits.
Le problème qui surgit ainsi de la confrontation des travaux des écologues dans l’histoire avec ceux des historiens de l’écologie doit être toutefois délimité avec précision. Il est naturellement indéniable que la révolution profonde de la biologie dans la deuxième partie du siècle – révolution consécutive à l’impact de la pensée darwinienne – ne peut pas ne pas avoir marqué d’une manière ou d’une autre tous les biologistes depuis 1859, y compris les proto-écologues (quoiqu’ils aient parfois été lamarckiens ou fixistes), y compris les écologues postérieurs à Warming.
Ce que je veux mettre en question ici est, en premier lieu, l’influence historique effective des passages « écologiques » de L’origine… (et plus généralement de ce qu’on nomme l’« écologie darwinienne »), sur la naissance et le développement de l’écologie, puis, en second lieu, l’assertion selon laquelle la problématique darwinienne est voisine de la problématique écologique.
Peter Vorzimmer (1965) et Camille Limoges (1970) ont décrit avec une clarté et une précision remarquables comment Darwin fut conduit à avancer les thèses qu’ils qualifient d’écologiques ou de proto-écologiques. Le problème consistait pour lui à expliquer comment les caractères variants de certains individus ne disparaissent pas au bout de quelques générations, à la suite de croisements avec les individus restés conformes au type initial.
En 1844, l’isolement géographique (par barrières naturelles) lui semblait encore la bonne solution. Pourtant, il fut contraint, dans la première édition de L’origine…, de renoncer à l’absolue nécessité de l’isolement géographique, car il était apparu que de telles circonstances étaient trop rares pour rendre compte de tous les cas de spéciation.
Il lui fallut donc recourir à une forme d’isolement qui ne fut pas géographique, pour rendre compte des cas de spéciation vraie (spécification, dans le texte original) – qui s’effectuent sur une aire commune aux branches divergentes (cf. par exemple, les arborescences dans le diagramme célèbre du chapitre IV de L’origine…).
Darwin proposa alors une solution élégante et profonde. Apres avoir souligné comment les structures des organismes vivants sont liées à leurs mœurs, en particulier leurs modes de nutrition, il montra comment toute variation de structure chez un organisme entraîne une modification dans les relations trophiques qu’il entretient avec les autres et, par conséquent, comment toute variation de structure lui permet de jouer dans la Nature (Darwin utilise le concept linnéen d’Economie de la Nature), un rôle différent, c’est-à-dire d’y occuper une place différente (on parlerait aujourd’hui, pour poursuivre la métaphore économique, de « créneau ») :
« […] the more diversified the descendants from any one species become in structure, constitution and habits, by so much will they be better enabled to seize on many and widely diversified places in the polity of nature, and so be enabled to increase in numbers » (On the Origin of Species, 1859, p. 112).
Avant d’examiner dans quelle mesure cette conception « écologique » de l’isolement aurait pu marquer l’histoire de l’écologie, il faut se souvenir, toujours avec Vorzimmer et Limoges, qu’en 1859 l’« écologie darwinienne » est à son sommet. En effet, n’admettant que de petites variations continues, Darwin est peu à peu contraint de conclure que ces variations ne peuvent avoir que de très faibles répercussions sur le plan de l’isolement. C’est pourquoi il ne cessera de céder du terrain pendant sa polémique avec Moritz Wagner, reconnaissant une importance de plus en plus grande à l’isolement géographique, tout en ne cessant, corrélativement, d’affirmer l’importance des « facteurs lamarckiens » (cf., par exemple, sa lettre à Moritz Wagner du 13 octobre 1876). Il n’est pas impossible que ces reculs successifs aient pesé sur les relations qu’entretinrent les proto-écologues avec la pensée de l’auteur de L’origine des espèces.
En outre, et ce point est essentiel, il faut noter que la place dans l’économie de la nature n’est pas la niche écologique, telle qu’elle fut définie pour la première fois, en son sens fonctionnel et non spatial (10), par Charles Elton en 1927. L’opinion soutenue, entre autres, par R. C. Stauffer (1960), selon laquelle « these places are what Charles Elton has called niches » est fausse, de part en part.
Il y a d’abord un point qui relève d’une question de principe en histoire des sciences : le contenu des concepts mis en œuvre dans les théories scientifiques ne peut être figé lorsque le contexte de l’apparition de ces théories est lui-même en plein bouleversement.
Si l’assertion de Stauffer était vraie, cela signifierait que le concept de niche écologique ne représente rien de plus en 1927 que celui de « place » en 1859. Rien de nouveau ne serait apparu en ce domaine après 70 années de recherches… Cela est manifestement impossible en une telle période de transformation profonde de cette partie de la biologie, qui voit la « Géographie des plantes » donner naissance à la géobotanique écologique, puis à l’écologie végétale, puis à la biocénotique (11).
Peter Vorzimmer (1970) a très clairement exprimé ce que la place représente chez Darwin (qui ne donna jamais la définition de ce terme) :
« […] it represents the totality of these conditions of life necessary to sustain the existence of one organism within the economy of a given area. »
Une zone donnée n’étant capable d’offrir « œconomiquement » parlant, qu’un nombre limité de places en regard de la capacité reproductive potentielle des organismes qui la peuplent, la lutte pour l’existence revient à lutter pour l’occupation d’une place dans l’économie naturelle de la zone considérée. Seulement ce n’est pas la conception d’Elton ; le principe évoqué plus haut ne souffre pas d’exception.
Darwin raisonne sur ce point en termes d’individus. Prenant l’exemple d’un Carnivore quadrupède, il indique :
« The more diversified in habits and structure the descendants of our carnivorous animal became, the more places they would be enabled to occupy » (On the Origin of Species, 1859, p. 113).
L’exemple implique sans contestation possible qu’il y a, selon l’auteur de L’origine…, autant de places occupées que d’individus vivant dans la zone considérée. Or Charles Elton (1927) raisonne en termes de populations ou d’espèces :
« It is […] convenient to have some term to describe the status of an animal in its community, to indicate what it is doing and not merely what it looks like, and the term used is niche. »
Les exemples donnés interdisent d’ailleurs absolument l’interprétation de l’expression « an animal » dans un sens individuel :
« For instance, there is the niche which is filled by birds of prey which eat small mammals such as shrews and mice. In an oak wood this niche is filled by lawny owls, while in the open grassland it is occupied by kestrels. »
Ainsi, il existe, selon Elton, autant de niches qu’il existe de populations ou d’espèces, c’est-à-dire de groupes écologiquement différenciés. Le principe d’exclusion compétitive de Gauss est implicitement contenu dans les analyses d’Elton (12). La « place » darwinienne n’est pas ce que Elton a nommé « niche écologique ». Tout au plus peut-on entrevoir une certaine homologie entre les deux concepts, le premier étant comme le fossile du second.
Ce point n’est pas seulement technique. Il marque nettement la différence des contextes historiques de la production des deux concepts. L’un pense l’Œconomie de la Nature, l’autre la structuration trophique des biocénoses. Appartenant à des temps différents, ils relèvent de problématiques distinctes.
Or ce qui caractérise précisément l’évolution de la pensée pré-écologique puis écologique, c’est la subordination graduelle, à partir de la définition de la formation végétale (Grisebach, 1838), du point de vue autécologique (écologie de l’espèce, et parfois de l’individu) au point de vue synécologique (écologie des groupements, puis des communautés). Le développement du premier fut, et demeure, nécessaire à celui du second, mais l’écologie est devenue régulièrement (et pour toujours) synécologique avec l’apparition de la biocénotique, de la sociologie végétale et de la théorie des écosystèmes.
La définition de l’écologie, donnée en 1927 par Shelford, comme « science des communautés » témoigne des progrès effectués dans cette direction depuis la définition classique de Haeckel (1866). Il ne serait d’ailleurs pas faux d’ajouter que, considérant l’évolution de l’écologie dont il vient d’être question, le fossé existant entre la place et la niche n’a cessé de se creuser depuis Elton.
On pourrait objecter que l’écologie darwinienne ne doit pas être réduite à l’analyse du chapitre IV de L’origine… et que les travaux du grand biologiste sur les interrelations des organismes ont pu influencer les chercheurs qui se sont consacrés à l’étude de ce domaine.
Si l’on néglige le fait important que le génie de Darwin porte essentiellement sur les relations qu’il mit en lumière entre les interrelations des organismes et leur évolution – et non sur la seule étude de ces interrelations –, le cas de S. A. Forbes semble, à première vue, renforcer l’objection. Dans son article célèbre intitulé « On some interactions of organisms » (1880), il ne cite pas Darwin (quoiqu’il y fasse plusieurs fois implicitement allusion). Les seuls auteurs explicitement cités, hormis Spencer, sont Kirby et Spence (1822).
Or, ce à quoi il est fait référence, de leur Introduction to Entomology, concerne ce qu’on nomme aujourd’hui la dynamique des populations, essentiellement dans le cas des relations proies/prédateurs. C’est un sujet très ancien, ainsi que Sweetman (1958) et Egerton (1977) l’ont montré. On le trouve traité, par exemple, dans les dissertations linnéennes de Biberg et Wilcke (respectivement, 1749 et 1760 ; cf. Limoges, 1972), et dans Phytologia d’Erasme Darwin (1800). En outre, des tentatives de contrôle biologique d’insectes ravageurs avaient été effectuées avec plus ou moins de succès depuis plusieurs siècles (cf. Acot, 1981) quand Forbes publia son article, ou Darwin L’origine…
L’arrière-plan de ces travaux ou tentatives est l’équilibre de la nature, notion liée à l’Œconomia Naturae linnéenne. Il paraît aujourd’hui évident que la notion d’équilibre de la nature est l’ancêtre disparue de la moderne et bien vivante théorie homéostatique des biocénoses, et que Darwin, aussi bien que Forbes, est un maillon de la chaîne reliant Linné et Odum. Ce point, théoriquement vrai, est historiquement faux : à aucun moment, au cours du XIXe siècle, cette ligne de recherche n’a été concrètement reliée à la ligne biogéographique dont Humboldt (1805) est l’origine.
Cela n’est d’ailleurs pas surprenant car c’eût été impossible, pour trois raisons principales.
La première est que la problématique darwinienne dont il est ici question ne prend pas en compte l’environnement abiotique des organismes, alors que les liens existant entre les végétations et les facteurs abiotiques de l’environnement sont au cœur de la problématique biogéographique – et fondamentaux depuis ses origines, en écologie.
La seconde est qu’au XIXe siècle les exemples d’équilibre de la nature ont été la plupart du temps donnés d’une manière non quantifiée (même l’article pionnier de Marchal, « L’équilibre numérique des espèces et ses relations avec les parasites chez les insectes » (1897), est encore essentiellement descriptif). Or ce qui caractérise les géobotanistes du XIXe siècle, c’est précisément la volonté affirmée de quantifier les facteurs de l’environnement qui gouvernent la répartition des végétaux sur le globe.
La troisième, liée à la précédente, est que, pour des raisons purement techniques, la biogéographie du XIXe siècle est principalement géobotanique et non zoogéographique (il est relativement plus aisé d’approcher les plantes, de les compter, de suivre leurs lentes migrations, etc., que d’effectuer les mêmes opérations sur des populations d’animaux sauvages). Or, à cette époque, les preuves de l’existence de mécanismes d’équilibration dans la nature sont essentiellement données sur des bases zoologiques.
C’est seulement au cours des années 1920, lorsque les données zoologiques rassemblées seront devenues suffisantes (les résultats extraordinaires obtenus par Riley et Howard dans le domaine du contrôle biologique des ravageurs auront été décisifs sur ce plan), que l’ancien concept d’équilibre de la nature, alors seulement devenu concrètement intégrable à la science écologique de Warming, Schimper, Cowles, Cléments, Adams et Shelford, donnera naissance à la biocénotique, avec les travaux d’Elton, Lokta, Vol terra, Gause, Tansley. Cléments et Shelford.
Cette confluence n’avait pu survenir auparavant, et quand elle survint, il était déjà trop tard : les travaux de Darwin, appartenant, dans ce domaine particulier de la zoologie, à un siècle non quantifiant, seront peu ou non utilisés.
Ainsi, ni ses développements « écologiques » du quatrième chapitre de L’origine…, ni ses travaux portant sur les interrelations des organismes ne purent avoir d’influence notable sur l’histoire de l’écologie car ils apparurent, soit trop tôt, soit trop tard.
Cela n’est toutefois pas suffisant. En effet, on pourrait objecter que la pensée darwinienne (réputée « écologique » ou non) a nécessairement marqué les proto-écologues, puis les écologues, et, investissant leur problématique à la manière d’une idéologie en voie de dominance, infléchi le cours de l’histoire de l’écologie sans que cela fût transparent à la conscience des intéressés ou que cela apparaisse de manière indubitable à l’historien de l’écologie.
Cela n’est pas niable théoriquement, malgré les difficultés à suivre pertinemment les voies de l’imprégnation idéologique en histoire des sciences. Toutefois, il ne faudrait pas surestimer, dans le cas précis qui nous occupe, la profondeur de cette imprégnation car la problématique écologique représenta pendant très longtemps un obstacle à la pénétration de la pensée darwinienne en biologie.
Les recherches lentes et méthodiques de Humboldt, Shouw, Augustin-Pyrame de Candolle et Alphonse de Candolle sur la distribution géographique des végétaux ; l’analyse des facteurs de l’environnement qui gouvernent cette distribution, effectuée par les mêmes – auxquels il faut ajouter Jules Thurmann ; les travaux de physiologie végétale de Julien Vesque ; l’introduction par Bonnier et Flahault d’une ligne expérimentale directement centrée sur ces problèmes ; les tentatives parallèles d’accession à un savoir classificatoire portant sur les formes de croissance et sur les types de groupements végétaux (Humboldt, A. de Candolle, Kerner, Grisebach, Warming et Schimper) ; tous ces travaux n’ont pas de lien historique avec la problématique transformiste et, pour ce qui concerne la période postérieure à 1859, avec le darwinisme : les questions posées par les pré-écologues ne sont pas les mêmes, même si d’un point de vue non historique elles lui sont liées.
Darwin tente d’élucider l’origine des espèces ; sa démarche est essentiellement historique et anti-créationiste.
Les pré-écologues tentent de découvrir les divers modes de l’adaptation actuelle des organismes à leur environnement ; le fait qu’ils fassent appel au savoir paléontologique (A. de Candolle, 1855 et 1874) n’implique en aucune manière que leur point de vue soit transformiste (le problème étant pour eux soit de mettre en évidence le phénomène des migrations végétales – et non l’évolution des espèces qui constituent les végétations –, soit de montrer la permanence au cours des âges géologiques des réponses des végétations à des conditions environnementales identiques – et non d’expliquer l’évolution organique des espèces en fonction des modifications de ces conditions).
Cela revient à dire que la théorie darwinienne de l’évolution est localisée sur les liens qui existent entre les désadaptations des organismes à leur environnement et les réajustements adaptatifs de ces organismes par la médiation de la sélection naturelle, tandis que la problématique pré-écologique, simplement focalisée sur les faits d’adaptation, néglige les mécanismes qui les engendrent.
Cette séparation des problématiques explique beaucoup de choses et, en particulier, pourquoi des pré-écologues ou des écologues comme Gaston Bonnier ou Eugen Warming sont lamarckiens et le resteront ; pourquoi Alphonse de Candolle deviendra darwinien – à la suite de sa correspondance avec Darwin –, sans que ses travaux en soient particulièrement marqués dans le domaine qui nous occupe, et pourquoi Julien Vesque pourra proposer une double lecture de ses travaux (fixiste ou darwinienne) avec la tranquille certitude d’être compris dans les deux cas…
Cette séparation permet aussi, peut-être, d’expliquer pourquoi Charles Darwin n’a jamais utilisé le mot œcologie – même en 1882, dans sa préface à l’ouvrage d’Hermann Müller intitulé The Fertilization of Flowers (version anglaise, 1883). Darwin était pourtant très lié épistolairement avec Ernst Haeckel ; il avait particulièrement apprécié Generelle Morphologie der Organismen – le mot œcologie apparaît pour la première fois dans la page 8 de cet ouvrage, et il l’avait écrit à l’auteur, qui vint plusieurs fois à Down lui rendre visite.
C’est pourquoi également l’argument de l’introduction du mot œcologie en 1866 par l’un des zélateurs les plus ardents du darwinisme, argument selon lequel le fait qu’il désigne la conception darwinienne de l’économie de la Nature (Limoges, 1970), accréditerait la théorie d’une influence darwinienne sur l’histoire de la constitution de l’écologie, est pour le moins discutable. En outre, deux raisons supplémentaires l’affaiblissent.
La première est que Haeckel baptise cette conception au moment même où Darwin est en train de l’abandonner, ce qui a fortement pesé sur l’évaluation de la pensée « écologique » de l’auteur de L’origine… par les pré-écologues puis par les écologues qui prirent connaissance de sa pensée à travers la sixième édition de l’ouvrage…
La seconde est que cet argument néglige le contexte historique de l’apparition du terme (cf. sur ce point, Acot, 1982).
Nous avons vu que le nombre de travaux importants portant sur les relations qui existent entre les organismes vivants et leur environnement est déjà considérable en 1866. Il faudrait ajouter à cette liste non seulement les analyses de Lyell (1832) sur la répartition géographique des animaux et celles de Jules Thurmann (1849) sur celle des végétaux, mais également les publications de l’ensemble des scientifiques engagés depuis Lamarck dans la polémique transformiste.
On sait, par ailleurs, que cette problématique biologiste a des homologues en géographie humaine (avec les travaux de Ritter et Ratzel) et en économie politique (avec ceux de Marx et Engels) (13) : une science débordant largement le cadre darwinien, et dont l’objet serait de penser les relations vivant/environnement, ouvrirait la voie à une mise en ordre de cette nébuleuse. C’est pourquoi l’apparition de termes sémantiquement proches du mot œcologie dans la seconde moitié du siècle n’est pas surprenante.
En 1859, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire baptise « éthologie » un large secteur de cette science aux éléments encore dispersés :
« C’est à l’éthologie […] qu’appartient l’étude des relations des Etres organisés dans la famille et la société, dans l’agrégat et la communauté. »
En 1880, Saint-Georges Mivart proposera d’utiliser le terme hexicology pour désigner la science « consacrée à l’étude des relations entre les organismes et leur environnement ».
Le fait que ces auteurs se tinrent toujours loin du darwinisme suffit à affaiblir encore l’argument selon lequel il serait historiquement significatif que le mot œcologie ait été inventé par un biologiste darwinien. Ernst Haeckel ne fit, sur ce point, que répondre à un besoin produit par le contexte d’une biologie en plein bouleversement, et débordant largement le cadre darwinien.
Le grand biologiste allemand, qui non seulement ne fut jamais un pré-écologue mais qui refusa d’admettre l’importance des études de Hensen sur le plancton, est en partie à l’origine de conceptions erronées qu’il me semble nécessaire de combattre.
La surestimation quasi générale du rôle joué par Darwin dans l’histoire de l’écologie peut être attribuée à deux difficultés : celle, en premier lieu, d’éviter la modernisation récurrente d’une œuvre aussi importante que la sienne ; les historiens des sciences sont souvent victimes de tels obstacles. Celle, en second lieu de distinguer entre liens théoriques et liens historiques : si, sur le plan de la théorie scientifique, l’exploration du continent darwinien passe par celle du continent écologique, on est contraint de constater que, sur le plan historique, les deux domaines sont étrangers l’un à l’autre.
Pascal Acot.
CNRS, Institut d’Histoire des Sciences, Université de Paris I.
Article paru dans Revue d’histoire des sciences. 1983, Tome 36 n°1. pp. 33-48.
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1909 Warming (E.). Œcology of Plants, Oxford.
1927 Elton (C.), Animal ecology, Oxford.
1934 Prenant (M.), Adaptation, écologie et biocénotique, Paris, Hermann.
1938 Prenant (M), Darwin, Paris, Editions Sociales Internationales.
1942 Lindeman (R.), The trophic-dynamic aspect of ecology, Ecology, 23.
1946 Moutia et Mamet, A review of twenty-five years of economic entomology in the Island of Mauritius, Bulletin of Entomological Research, The Imperial institute of Entomology, London.
1954 Bodenheimer (F. S.), Aristotle, the father of animal ecology, in Homenaje a Millas-Vallicrosa, Barcelone.
1957 Stauffer (R. C), Haeckel, Darwin and Ecology, Quarterly Review of Biology, 32, n° 2.
1958 Sweetman (H. L), The principles of biological control, Dubuque. Iowa, W. M. C. Brown Co.
1960 Stauffer (R. C), Ecology in the long manuscript version of Darwin’s Origin of Species and Linnaeus’ Œconomy of Nature, Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 104, n° 2, Philadelphia.
1964 Mayr (E.) (ed.), Darwin (C), On the Origin of Species (fac simile éd.), Cambridge, Mass., and London, Harvard University Press.
1965 Kormondy (E. J.) (éd.), Readings in Ecology, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall.
1965 Vorzimmër (P.), Darwin’s ecology and its influence upon his theory, Isis, 56, 2.
1970 Limoges (C.), La sélection naturelle, Paris, PUF.
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1971 Odum (E. P.). Fundamentals of Ecology, 3rd éd., Philadelphia & London.
1972 Limoges (C), (éd), Linné (C), L’équilibre de la nature, Paris, Vrin.
1977 Egerton (F. N.), A bibliographical guide to the history of general ecology and population ecology, History of Science, XV.
1981 Acot (P.), L’histoire de la lutte biologique. Le Courrier de la Nature, n°75, 76.
1981 Godron (M.), Sur les niches écologiques de quelques plantes du Languedoc, Rev. Ecol. (Terre et Vie), vol. 35, p. 501-510.
1982 Acot (P.), Eléments de réflexion sur l’origine du mot écologie, Documents pour l’histoire du vocabulaire scientifique, n° 3, CNRS.
Notes:
(1) Le texte qui suit doit beaucoup aux critiques et remarques du Pr Frank N. Egerton (University of Wisconsin). Celui-ci ne saurait toutefois être tenu pour responsable de la thèse hérétique selon laquelle Charles Darwin n’a pas eu d’influence notable sur la constitution de l’écologie. Il ne me paraît nullement indécent de la formuler en la période même du centenaire de la mort de l’auteur de L’origine des espèces : ce n’est rien lui enlever que de restituer à d’autres ce qui lui fut indûment attribué.
(2) On utilise aujourd’hui l’expression « forme biologique » pour désigner l’état de la plante adaptée.
(3) Une géobotanique sur des bases taxonomiques est écologiquement moins parlante puisque des espèces taxonomiquement très éloignées peuvent avoir des formes biologiques quasiment identiques ou que des espèces taxonomiquement lies proches peuvent avoir des formes biologiques très différentes.
(4) Le fait que j’assigne à l’écologie une origine essentiellement biogéographique sera discuté plus bas.
(5) Je qualifie de pré-écologiques tous les travaux antérieurs à l’invention du mot (écologie (Haeckel, 1866) et qu’on considérerait aujourd’hui comme relevant de la science écologique. Je qualifie de proto-écologiques les travaux du même type, effectués entre 1866 et les années 1895 – lesquelles voient effectivement naître l’écologie végétale. Cette distinction est évidemment rendue nécessaire par l’apparition du mot avant la chose (cf. sur ce point, Acot, 1982).
(6) Le cas des scientifiques qui travaillèrent à cette époque sur les relations existant entre les organismes (comme, par exemple, S. A. Forbes dans le domaine de la dynamique des populations, ou H. Müller dans celui de la fertilisation des fleurs) sera examiné plus bas, car il est lié à la question de l’origine biogéographique de l’écologie.
(7) Cf. Bodenheimer (1954-1956).
(8) Par « concept similaire », j’entends, par exemple, celui de biocœnose (Möbius, 1877).
(9) Cela ne signifie naturellement pas que ces scientifiques ne considéraient pas Darwin comme fondamentalement important : la plupart d’entre eux lui rendit, parfois longuement, hommage. Le point que je veux souligner est que tout se passe comme si les travaux de Darwin ne leur avaient pas été directement utiles pour leurs propres recherches.
(10) Cf. sur ce point Godron (1981).
(11) Le mot biocénose a été inventé dès 1877 par Möbius, mais il fut à la biocénotique ce que Léonard de Vinci fut à l’hélicoptère.
(12) L’exemple donné ne serait plus tenu pour assez précis aujourd’hui : un rapace diurne de milieu ouvert comme le Faucon crécerelle ne peut occuper la même niche écologique qu’un nocturne de zone boisée comme la Chouette hulotte. L’extension du concept de niche écologique (au sens d’Elton) est plus grande que celle du concept actuel, situé dans le contexte de la théorie moderne des écosystèmes (Lindeman, 1942).
(13) L’arrière-plan philosophique de la science du XIXe siècle est le problème de l’unité matérielle du Monde. L’apparition, venue simultanément d’horizons divers, de conceptions présentant un environnement biotique et abiotique marquant les vivants, Hommes compris, ne peut donc surprendre.