Carlos Ojeda, La recherche vue de l’intérieur, 2001

De si savants prolétaires

« Nous avons été témoin du dépérissement des hommes de la science […] la plupart de ceux qui par le temps actuel ont l’air de savants, déguisent la vérité par le mensonge, ne dépassent pas les limites de l’imposture et de l’ostentation savante et ne font servir la quantité de savoir qu’ils possèdent qu’à des buts matériels et vils. »

Omar Khayam (1050-1123)

La recherche moderne dispose d’outils si puissants que les forces qu’elle met en œuvre concurrencent ouvertement celles de la nature. Comme l’écrivait Günther Anders [1], son laboratoire est maintenant coextensif au globe, son champ d’expérience est la planète elle-même. Il est possible, donc courant, de bouleverser l’environnement matériel, psychologique et social des hommes. Une telle puissance impose la prise de conscience des conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles la science se fait si elle ne veut pas sombrer dans le délire paranoïaque et autistique de la fausse conscience. À travers l’expérience vécue des pratiques de recherche dans les laboratoires de biologie, nous essaierons de montrer l’environnement aliénant dans lequel la recherche est menée ainsi que les aberrations qui entachent la diffusion de ses produits en direction d’un public dont on n’attend plus que l’adhésion vaguement résignée qu’il témoigne à toute chose, persuadé d’être dépourvu de tout titre à refuser sa confiance aux experts. Qu’un malheur survienne [2], ce sera la faute à pas d’chance ! Lire la suite »

Michel Le Gris, Travailler l’anachronisme, 2010

Michel Le Gris, 58 ans, exerce depuis 1984 le métier de caviste à Strasbourg, à l’enseigne du Vinophile. Philosophe de formation, il a également publié un livre important sur le goût du vin et sa standardisation à l’heure de sa production industrielle : Dionysos crucifié, Essai sur le goût du vin à l’heure de sa production industrielle, aux éditions syllepse (1999). Nous avons voulu savoir comment il concevait son travail, en relation avec la critique sociale développée dans son livre.

Vous défendez une conception exigeante du métier de caviste. En quoi consiste-t-elle ?

Avant les années 1970, on parlait moins de « caviste » que de marchand de vin, une activité qui a aujourd’hui quasiment disparu. Le travail des derniers marchands de vin que j’ai pu connaître, à Paris dans les années 1960, ressemblait par quelques côtés à celui que faisaient les sommeliers dans la grande restauration, à savoir amener des vins au stade où ils ont développé toutes leurs qualités, un peu comme un vrai fromager n’est pas quelqu’un qui revend du fromage, mais quelqu’un qui affine du fromage jusqu’au moment où il estime qu’il est à point pour être proposé. Certains marchands de vin à Paris dans les années 1960 faisaient ce genre de choses. Cet aspect du travail, qui à mes yeux a une importance cruciale, a aujourd’hui à peu près disparu. D’après ce qu’on m’a dit, en France, nous ne sommes plus que quelques-uns, très rares, à agir de la sorte. Lire la suite »

Jocelyne Porcher, Ne libérez pas les animaux !, 2007

Plaidoyer contre un conformisme « analphabête »

Il est très difficile aujourd’hui d’échapper à l’engouement opportun que manifestent de nombreux intellectuels 1 de tout poil et de tous pays   occidentaux   pour les animaux, ou plutôt pour la « libération » des animaux. Parmi les intellectuels qui s’intéressent de près ou de loin aux bêtes, certes, tous ne s’abandonnent pas au courant libérateur, en dépit de l’attraction intellectuelle apparemment irrésistible qu’exerce la cause animale. Néanmoins, de nombreux philosophes et juristes, parmi les plus prolixes, surfent avec entrain sur une vague animale médiatique dont on ne sait trop quel vent l’a générée ni sur quelle grève elle risque de finalement s’échouer.

Cette passion soudaine pour « la cause » est très surprenante. Elle est lucrative, on s’en doute, compte tenu de la place que tiennent les animaux dans le cœur et le porte-monnaie de nos concitoyens. Elle est commode : les intéressés ne viendront contredire personne. Mais, constatons-le froidement à la lecture de leurs textes, la majorité de ces auteurs n’ont somme toute pas grand-chose de nouveau à dire. Et qu’ils le disent de façon réitérée dans des médias dont les lignes éditoriales peuvent être pourtant fort éloignées rend d’autant plus évidente la faiblesse de leurs discours. Prenez quelques mots clés : domestication, exploitation, « élevage intensif », viande, souffrance, droit, émotions, cerveau… Ajoutez-y quelques références massives : Descartes, Malebranche, Montaigne. Rousseau. Darwin, Hegel. Heidegger… Saupoudrez de modernité cosmopolite : Singer, Derrida, Agamben, Sloterdijk… Vous obtiendrez sans effort une prose politiquement correcte, appuyée sur la raison raisonnante, qui vise tout uniment – et d’une manière que seul un cœur de pierre pourrait délibérément contester – à « libérer » les animaux. Le problème est que « libérer les animaux », cela ne veut rien dire, ou plutôt, cela signifie tout autre chose que ce qui est annoncé. « Libérer les animaux », cela signifie rompre avec eux alors même que l’enjeu vital de nos relations avec les animaux domestiques est au contraire de nous attacher mieux et de faire de nos attachements une œuvre partagée d’émancipation.Lire la suite »

Jacques Philipponneau, Quelques questions préalables très pratiques, 2002

1) A-t-on assisté globalement depuis 30 ans à une régression (qualitative et quantitative) de la contestation des fondements de cette société ?

2) Le développement et l’extension de la société de masse n’ont-ils pas sapé toujours plus les conditions matérielles d’élaboration d’une conscience critique, autre que rudimentaire ou spectatrice ?

3) Si l’on pense que l’existence de communautés pré- ou anti-capitalistes (ou bien pré- ou anti-industrielles) est la condition sine qua non de la constitution et du développement durable d’une conscience critique active, que par ailleurs on constate chaque jour leur évanescence ou leur éradication, faire comme si ce processus pouvait se renverser rapidement ne relève-t-il pas d’une espérance dénuée de réalisme ou d’une routine militante ; bref, d’une forme ou d’une autre de paresse intellectuelle ?

4) Peut-on espérer en admettant tout cela, que la dégradation des conditions de vie sociale et biologiques au niveau planétaire et l’incapacité manifeste de la société industrielle à résoudre les problèmes qu’elle a créés peut produire à court terme une conscience critique diffuse qui saisirait un jour l’occasion de s’exprimer aussi soudainement que radicalement ?Lire la suite »