C’est bien connu, l’histoire de la biologie commence avec Darwin. Il y en a même qui prétendent que cette histoire est sur le point d’être terminée puisque plus rien, selon eux, ne peut venir bouleverser radicalement la théorie synthétique de l’évolution…
Dans l’ouvrage Les mondes darwiniens, deux de ses directeurs Marc Silberstein et Philippe Huneman nous proposent la traduction d’un article de Massimo Pigliucci, « biologiste de l’évolution écologue et philosophe des sciences », intitulé Avons-nous besoin d’une « synthèse évolutive étendue » ? (pp. 685-701) qui passe en revue les éléments nouveaux que la théorie synthétique de l’évolution (TSE) devra à l’avenir intégrer.
Réécriture de l’histoire
L’auteur se fend pour commencer d’Une brève histoire conceptuelle de la biologie de l’évolution. Sans surprise, celle-ci commence avec Darwin. Dans une note, il précise :
Je n’inclus pas ici son précédent lamarckien, pas plus que d’autres idées préscientifiques telles que celles d’Erasmus Darwin ou de Robert Chambers, l’auteur des Vestiges of the Natural History of Creation. [MD, p. 687, note 6]
Aux oubliettes, donc, l’inventeur du terme biologie et le fondateur de cette science à part entière, distincte de l’anatomie, de la médecine, etc. Pour Pigliucci, la science qui étudie les êtres vivants n’est peut être pas un concept très important en biologie de l’évolution ?
Le fait est que Darwin, à l’opposé de Lamarck, ne se soucie pas de savoir ce qu’est un être vivant : il en fait implicitement une machine façonnée par le mécanisme aveugle et impersonnel de la sélection naturelle. Comme le dit Pigliucci, c’est une « théorie des formes » [MD, p. 687] ensuite complétée d’une théorie de l’hérédité (Mendel, Weismann), c’est-à-dire une théorie de l’adaptation, non de l’évolution à proprement parler. Et de nos jours encore la biologie moderne n’a toujours pas de théorie expliquant et définissant son objet, les êtres vivants. C’est donc bien cette biologie moderne, en tant qu’idéologie scientifique (cf. Canguilhem), et non la biologie en tant que science, qui commence avec Darwin.
Quant à qualifier Lamarck de « préscientifique », cela dénote surtout d’une très grande ignorance de l’œuvre de ce naturaliste. Il faut dire que les auteurs ne semblent envisager l’existence de Lamarck qu’en tant que précurseur malheureux de Darwin. Les évocations de son système (réduit le plus souvent à la seule transmission des caractères acquis et aux effets des habitudes [1]) sont là uniquement dans la perspective darwinienne d’élaboration du mécanisme de la sélection naturelle [2]. Lamarck et son œuvre n’existent pas par eux-mêmes, ils ne sont que les faire valoir du grand génie qu’est Darwin (lequel, outre avoir calomnié Lamarck dans sa correspondance, ne s’est pas privé de lui « emprunter » nombre d’idées – ce qui a pour conséquence que nos auteurs, qui ignorent le plus souvent les travaux et les véritables idées de Lamarck, en attribuent le mérite à Darwin). Autrement dit, ce sont les vainqueurs – ou du moins ceux qui s’estiment tels – qui écrivent l’histoire, et ils l’écrivent de manière à magnifier leur propre gloire et génie.
Lacunes extraordinaires
La seconde partie de l’article de Pigliucci s’intitule Manque-t-il quelque chose à la théorie synthétique de l’évolution ? Il pense qu’il lui manque « au moins quatre éléments majeurs » [MD, p. 689].
Le premier est celui que la plupart des gens évoquent, y compris quelques uns des principaux architectes de la TSE (Mayr, 1993) : le développement. (Bien que Mayr, assez bizarrement, soutienne que ce furent les biologistes du développement qui « ne voulurent tout simplement pas [les] rejoindre ».) C’est un fait historique incontestable que l’embryologie et la biologie du développement – des disciplines hautement élaborées, possédant une longue histoire spécifique, simultanément à celle de la TSE – ont été mises de côté. Aucun biologiste du développement n’a contribué à la TSE […]. [MD, p. 689]
On reconnaît bien là ce vieux roublard d’Ernst Mayr, lui qui a « tout simplement » inventé l’idée de programme génétique en une phrase (Mayr, 1961) et qui avait donc ainsi résolu, d’un coup et à lui seul, le problème du développement : ce n’est que l’exécution du programme génétique élaboré par la sélection naturelle. Devant un tel génie, qui pourtant condescendait à leur tendre la main, les embryologistes n’ont pas voulu s’incliner, ces ingrats !
L’oubli du développement par la TSE est la conséquence naturelle de l’absence de théorie sur l’être vivant et de la focalisation sur la forme et l’hérédité. Comme le développement relève essentiellement d’une dynamique interne propre à l’être vivant qui traduit l’hérédité (au sens large de continuité des processus du vivant à travers la génération, et non comme seule transmission d’une substance comme l’ADN [3]) à travers la morphogenèse en organes aux fonction différenciées articulés par la physiologie générale de l’organisme, une approche étroitement mécanistique ou machinique, qui isole les parties et ne cherche à les comprendre qu’en termes d’avantages pour la survie et de formation par les seules contraintes extérieures, ne peut rien comprendre d’une telle dynamique ; elle préfère donc l’ignorer, purement et simplement. Un moyen de résoudre le problème qui ne met pas l’esprit à la torture, on en conviendra…
Le second élément est l’écologie :
L’écologie apparaît à peine dans les recherches sur la biologie de l’évolution, sauf en tant qu’arrière plan. Prenons l’exemple de la sélection naturelle (Bell, 1997) : étant donné qu’elle est un pilier de l’évolution depuis Darwin, on penserait que maintenant nous devrions en avoir une bien meilleure compréhension que nous en avons. Au contraire de nombreuses études sur la sélection ont tendance à se focaliser sur une évaluation statistique préliminaire des covariances entre traits et fitness (Pigliucci & Kaplan, 2006), et même celle-ci est souvent fâcheusement inadéquate au regard de ses propres standards de reproductibilité et de signifiance statistique (Kingsolver & al., 2001). Les études sur la sélection naturelle qui intègrent l’écologie sont difficiles à trouver, et nous ne comprenons quasiment pas comment l’écologie intervient dans l’évolution des nouveautés phénotypiques ou durant les transitions majeures de l’évolution (Maynard-Smith & Szathmary, 1995). [MD, p. 691]
Quel aveu extraordinaire ! Le mécanisme de la sélection naturelle dépend étroitement des circonstances extérieures à l’organisme, des rapports entre les êtres vivants et le milieu physique qui ensemble déterminent donc la manière dont s’exercent les pressions de sélection. Et voilà que Pigliucci, références à l’appui s’il vous plait, nous dit que les darwiniens ont tout simplement oublié et négligé d’étudier ces rapports [4], et donc de comprendre par là la manière dont la sélection s’opère !!! «Nous ne comprenons quasiment pas comment l’écologie intervient dans l’évolution». Quelle phrase fantastique ! Mais alors, que peuvent-ils bien comprendre à l’évolution ?!
La troisième est la « révolution des -omiques » [MD, p. 691], génomique, protéomique, etc. L’idée de programme génétique s’effondre devant la complexité du génome, la mystique de l’ADN (lancée par Edward O. Wilson et sa sociobiologie et popularisée par Richard Dawkins et son « gène égoïste ») apparaît pour ce qu’elle est : un dogme simplificateur, projection anthropocentriste de la machine – ici l’ordinateur – sur le vivant.
La quatrième regroupe diverses choses :
Trois exemples suffiront : la plasticité phénotypique, la possibilité d’une capacitance évolutionnaire {id est l’accumulation de variations génétiques cachées qui peuvent être rendues effectives} et l’hérédité épigénétique. [MD, p. 692]
Ici aussi, ce n’est que l’effondrement des dogmes de la biologie moléculaire. Le cadre imaginé par Erwin Schrödinger en 1944 [5] n’en finit pas d’être démenti par les faits mis à jour par l’étude de plus en plus fine des organismes. Comme le disait André Pichot à propos des « révolutions » en biologie claironnées au début des années 2000 :
Pour l’essentiel, ces prétendues révolutions ne sont que des affaissements successifs par lesquels, pan par pan, s’effondre le cadre théorique de la génétique moléculaire (et par là, celui de la biologie moderne dont la génétique est le pivot). […] Autrement dit, la génétique s’est retrouvée avec une théorie voulant une chose, et des résultats expérimentaux en voulant une autre. La théorie veut que l’hérédité soit la transmission d’une substance ordonnée (ADN) commandent l’organisation de l’être vivant. Mais au fur et à mesure que les résultats expérimentaux s’accumulaient, l’ordre de cette substance est devenu de plus en plus incertain et sa correspondance avec l’organisation de l’être vivant, de plus en plus vague. Au point qu’aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus rien, ni de cet ordre, ni de cette correspondance. (Mémoire pour rectifier les jugements du public sur la révolution biologique, 2003)
Plus généralement, ces quatre points montrent que cette fameuse TSE est bien peu synthétique puisqu’elle a négligé l’essentiel (la formation de l’organisme, ses rapports avec le milieu, etc.) et se montre guère capable d’intégrer les faits concernant le fonctionnement basique des êtres vivants. Toutes ces difficultés résultent du même défaut d’une conception de l’être vivant dans la biologie moderne.
Fixisme organique
Dans une troisième partie, Pigliucci plaide pour La synthèse évolutive étendue. Toutes les solutions qu’il envisage sentent le « lamarckisme », ici réduit à la seule transmission des caractères acquis et aux effets des habitudes. Mais il nous rassure :
A nouveau, un blocage psychologique peut laisser penser que tout cela sent terriblement le lamarckisme, mais même un examen sommaire de la littérature sur l’épigénétique devrait dissiper de tels soupçons, et les biologistes ne devraient plus tomber dans le piège du rejet a priori de la possibilité d’une importante extension de notre compréhension de ce qui relève de la « génétique ». [MD, p. 695]
Bref, pendant que le navire coule et que les passagers apprennent à nager, l’orchestre continue à jouer… Le darwinisme est prêt à tous les replâtrages pourvu qu’on ne lui enlève pas la sélection naturelle.
Evoquant les « théories de la complexité » et la « biologie des systèmes », c’est la panique :
Ici, le défi est lancé en direction de l’une des doctrines centrales de la théorie de l’évolution, qui est restée inchangée depuis l’énoncé des idées initiales de Darwin, puisqu’il s’agit d’affirmer que la sélection naturelle ne pourrait pas être le seul principe d’organisation mobilisable pour expliquer la complexité des systèmes biologiques. [MD, p. 695]
La sélection naturelle, bien sûr, ne serait pas niée, ni même reléguée au second plan, mais interagirait avec l’auto-organisation pour fournir un cadre théorique encore plus puissant afin d’unir, à terme, les deux tendances majeures de l’histoire de la biologie évolutive : l’élaboration de la théorie des gènes (ou plus largement, l’hérédité) et celles de la théorie de la forme. [MD, p. 696]
On se rassure comme on peut ! Rêver n’a jamais fait de mal à personne et spéculer sur l’avenir ne coûte pas cher. Il est remarquable que Pigliucci, du fait de son indéfectible attachement à la TSE, ne parvienne pas à identifier le caractère profondément vicié de son approche : réduire le vivant à l’hérédité et à la forme – à l’information – est une bien pauvre et abstraite conception de l’être vivant.
On est là devant une approche fondamentalement fixiste, non de l’histoire du vivant, mais de l’organisme lui-même. L’innovation véritable consisterait à concevoir l’être vivant comme un processus animé par une dynamique physico-chimique interne en rapport avec ses relations avec le milieu… Mais il n’est pas certain que la pauvre TSE puisse survivre à un tel remaniement théorique !
TINA (there is no alternative)
Pour finir, Pigliucci affirme en dernière partie de son article Il n’y a pas de changement de paradigme :
Soyons à nouveaux clair à propos du fondement qui sous-tend toute cette discussion : on peut raisonnablement argumenter que rien ne contredit la doctrine de la TSE, bien que, en dernier lieu, il me semble honnête de concéder que… [MD, p. 698]
Il est remarquable que Pigliucci n’avance aucune piste qui permettrait d’imaginer comment la TSE pourrait intégrer ces éléments : dans cette partie de son article, il se contente de répéter que rien ne contredit jamais la doctrine.
Pour conjurer la menace d’une remise en question, Pigliucci se lance dans une digression d’où il ressort que la biologie, contrairement à la physique, n’aurait pas subi de « changement de paradigme » au long de son histoire :
Si quelqu’un souhaite identifier quoique ce soit en biologie qui serait l’équivalent du passage du système de Ptolémée à celui de Copernic, alors ce quelqu’un devrait revenir aux temps pré-darwiniens ; il faut remonter aussi loin que le début du XIXe siècle [sic !] pour assister à la transformation d’une compréhension naturaliste de l’histoire et de la diversité du vivant, à laquelle certes Darwin à largement contribué mais qu’il n’a pas initiée, et tenir compte des premiers travaux de biologie évolutive de Lamarck, Chambers, et Erasmus Darwin. [MD, p. 698]
Voilà une plaisante manière d’écrire l’histoire de la biologie ! D’un trait de plume, ce monsieur relègue aux oubliettes tous les naturalistes qui ont – bien avant Darwin – contribué par leurs observations et réflexions à poser les bases d’une compréhension scientifique du vivant : on peut citer, pêle-mêle, Linné, Buffon, Harvey, Leeuwenhoek, Bichat, Cuvier, etc. A l’en croire, Darwin vint et la Lumière fut ! Auparavant, c’était nécessairement le règne des Ténèbres de l’Obscurantisme où les idées sur le vivant étaient entachées de religion, de mysticisme, de vitalisme et autres sornettes : vade retro satanas !
L’ouvrage d’Erasmus Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic life (1794), est avant tout un ouvrage de médecine qui expose un système de classification des pathologies humaines et qui, à côté d’autres spéculations, évoque en quelques pages [6] un mécanisme comparable à ce qui deviendra la sélection sexuelle chez Charles Darwin. Robert Chambers avec ses Vestiges of the Natural History of Creation (1844), ne fait quand à lui que compiler les connaissances de son temps en les enrobant dans une vague théologie naturelle. Rien que l’on puisse vraiment qualifier de « travaux de biologie évolutive », donc.
Quant à Lamarck, qui se souvient qu’il a inventé la biologie et pourquoi il l’a fait ? Certainement pas Pigliucci !
Pigliucci semble donc vouloir nous dire que depuis Darwin, l’histoire de la biologie ne fut qu’un long fleuve tranquille : oubliées les rivalités et les controverses autour du darwinisme, de la génétique et de la biologie moléculaire [7]. Aux oubliettes de l’histoire, ceux qui avaient quelques critiques, arguments et idées à formuler à l’encontre de ces théories !
Non content de rectifier le passé pour faire oublier jusqu’au souvenir même d’une opposition et donner l’impression d’une marche triomphale de leurs idées, il leur faut aussi s’annexer par avance l’avenir :
Cependant, j’affirme que la biologie n’a, en fait, jamais subi un vrai changement de paradigme, et n’en connaîtra très probablement jamais. [MD, p. 698]
On remarquera ce « très probablement » que l’auteur à très certainement ajouté pour « faire scientifique » et ne pas donner l’impression qu’il lit l’avenir dans une boule de cristal : car s’il ne l’avait pas ajouté, il aurait été très probablement complètement ridicule…
Il est piquant de noter que de telles prétentions à contrôler le passé comme l’avenir s’expriment dans un article qui, tout au long, a mis en évidence la fragilité de l’édifice que constitue aujourd’hui encore la « théorie synthétique de l’évolution ». Autrement dit, pour se rassurer, pour conjurer la menace d’une remise en question radicale de la seule théorie évolutive qu’il peut admettre et concevoir, Pigliucci en est réduit à s’illusionner lui-même à l’aide de sa rhétorique fallacieuse et son ignorance crasse : il n’y a jamais eu d’histoire et maintenant il n’y en aura plus !
Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. […] Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des documents, il est alors nécessaire d’oublier que l’on a agi ainsi. La manière de s’y prendre peut être apprise comme toute autre technique mentale.
George Orwell, 1984 [8].
Il est vraiment pathétique de devoir en arriver à de telles extrémités pour conserver sa foi et préserver le dogme !
Jacques Hardeau
[1] Cf. Pigliucci, « The evolution of evolutionary theory », Philosophy Now, January/February 2009.
[2] Un exemple typique chez Lecointre & al., Guide critique de l’évolution, éd. Belin, 2009, p. 37.
[3] Cf. Pichot, Histoire de la notion de gène, éd. Flammarion, 1999, chapitre X.
[4] C’était déjà le cas de Darwin, contrairement à une légende qui en fait un des précurseurs de l’écologie. Cf. Pascal Acot, « Darwin et l’écologie », Revue d’histoire des sciences, 1983, Tome 36 n°1, pp. 33-48.
[5] Cf. Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, 1944.
[6] Cf. le site consacré à l’œuvre de Lamarck où le texte anglais de ces quatres pages est reproduit.
[7] Cf. Pichot, 1999, encadré 8, La crise du darwinisme, p. 275.
[8] Trad. A. Audiberti, éd. Gallimard, coll. Folio, 1975, p. 54 et 303.