Résumé
Cet exposé esquisse une étude de la capacité de la biochimie à expliquer la notion de vie et les processus vitaux, d’abord dans le cadre d’une conception classique, puis dans celui d’une conception où la vie est considérée comme le processus de totalisation de l’être par lui-même en une entité distincte de son milieu extérieur.
Summary
This paper outlines a study of the ability of the biochemistry to explain the notion of life and the vital processes, first by a conventional way, then by regarding the life as the totalizing process of the living that makes itself an individual distinct from its environment.
Définitions
Biochimie : Partie de la chimie qui traite des phénomènes vitaux.
Biologie : Science qui a pour objet l’étude des phénomènes communs à tous les êtres vivants, animaux et végétaux.
(Petit Robert – Edition 1972)
Quant à nous, nous dirons que la biologie est l’étude de la vie et des êtres vivants en ce qu’ils ont de spécifique comparativement aux objets inanimés, et que la biochimie est l’analyse physico-chimique des dits êtres vivants. Celle-ci n’est donc qu’une méthode parmi d’autres, une façon d’approcher une biologie encore à faire.
I.
Intérêt et limites de l’explication biochimique
A – La notion de vie
Dans la première des Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Claude Bernard déclare explicitement que l’on n’a pas à se soucier de la notion de vie, car la biologie doit être une science expérimentale et n’a donc pas à donner une définition de la vie ; ce serait là une définition a priori et « la méthode qui consiste à définir et à tout déduire d’une définition peut convenir aux sciences de l’esprit, mais elle est contraire à l’esprit même des sciences expérimentales ». En conséquence, « il suffit que l’on s’entende sur le mot vie pour l’employer » et « il est illusoire et chimérique, contraire à l’esprit même de la science, d’en chercher une définition absolue ».
C’est apparemment à cette conception que la biologie est restée fidèle, puisqu’elle continue à ignorer la notion de vie et à la remplacer par l’analyse d’objets que le sens commun lui désigne comme vivants. Cette analyse permet de mettre en évidence un certain nombre de caractères communs à ces objets, et ainsi d’appliquer ce qualificatif de vivant à d’autres objets les présentant. Cette méthode, exclusivement analytique et expérimentale, a considérablement renforcé l’efficacité et la scientificité du travail du biologiste, comparativement aux conceptions souvent spéculatives d’avant Claude Bernard. Elle a cependant amené une « physicalisation » telle que l’on a parfois l’impression que, pour rendre scientifique la biologie, il a fallu nier toute spécificité à son objet.
Aujourd’hui, la biochimie est sans doute le stade ultime de cette méthode analytique et expérimentale ; les différentes autres disciplines biologiques, comme la physiologie, tendent à y être réduites. Elle a mis en évidence la parfaite identité de nature de la matière, et des lois qui la régissent, dans les êtres vivants et les objets inanimés. Cette matière présente simplement dans les êtres vivants un certain nombre de molécules qui, tout en suivant les mêmes lois physico-chimiques que les autres, ne se trouvent pratiquement plus aujourd’hui dans les objets inanimés (c’est notamment le cas des macromolécules telles que les acides nucléiques et les protéines). La biochimie ne s’est donc distinguée de la chimie qui s’occupe de la matière des objets inanimés que parce qu’il s’est trouvé, à l’intérieur du même cadre physico-chimique, suffisamment de telles différences notables entre les compositions des êtres vivants et des objets inanimés. Il n’en est pas moins vrai que la biochimie est, épistémologiquement, de la chimie, car elle n’en diffère pas fondamentalement mais seulement par les caractères physico-chimiques de son objet (comme la chimie organique diffère de la chimie minérale). D’autre part, l’unité de composition de la matière des êtres vivants est telle que l’on peut admettre que les légères variations biochimiques, soit entre les espèces, soit entre deux individus d’une même espèce, ou encore chez un même individu à différents moments de sa vie, ne sont pas suffisantes pour altérer l’unité du phénomène vivant. Il s’ensuit une confusion entre l’étude de la vie et celle de la matière des êtres vivants, d’où la tentation de réduire la biologie à la biochimie en niant au vivant, grâce au nivellement que permet la chimie, toute spécificité qui ne soit pas une simple différence physico-chimique. Autrement dit, il est tentant, en réduisant la biologie à la biochimie, de ne différencier le vivant de l’inanimé que par les critères par lesquels la biochimie se différencie du reste de la chimie.
Ces caractères physico-chimiques propres aux êtres vivants étant liés les uns aux autres avec une assez grande cohérence, ils forment un tableau tout à fait vraisemblable d’un « être vivant en général », constitué de tout ce qu’il y a de physico-chimique commun à tous les êtres vivants et à eux seuls. Néanmoins, ces critères physico-chimiques, aussi justes soient-ils, ne sont que des indices utiles mais jamais suffisants à la discrimination du vivant et de l’inanimé. Ils ne permettent pas à eux seuls de cerner la spécificité du vivant (si elle existe). Ils ne sont pas à l’origine du choix de l’objet de la biologie, ils ne sont que des tentatives de justification physico-chimique du choix fait par le sens commun qui qualifie tel ou tel objet de vivant.
En cela la biochimie adopte une position épistémologiquement juste pour une science expérimentale ; en revanche, elle se fourvoie si elle prétend que seuls de tels critères physico-chimiques sont acceptables (ce qui est implicite dans le discours de maints biochimistes). Vouloir limiter la spécificité de l’être vivant à de telles différences physico-chimiques revient à la nier, puisque c’est la ramener à une différence qualitativement analogue à celle existant entre deux objets inanimés.
La biochimie montre qu’il n’y a pas de fantôme pour commander la machine et que la spécificité de l’être vivant ne peut donc résider dans un tel fantôme. Elle montre l’universalité des lois qui régissent la matière et que la spécificité de l’être vivant ne peut donc résider dans des lois physico-chimiques qui lui seraient propres, pas plus que dans une force vitale contrôlant son organisation matérielle. Mais, une fois qu’elle a dit cela, elle s’interdit, par ce seul propos, de parler de la spécificité de l’être vivant. Elle ne peut donc pas la présenter comme un ensemble de caractères physico-chimiques (puisque de tels caractères différencient un être vivant de manière qualitativement analogue à la différenciation de deux objets inanimés) ; mais elle ne peut la nier que sous sa forme de « fantôme » ou de lois physico-chimiques spécifiques ; sinon elle sort de son domaine de compétence.
Il ne s’agit pas là d’épistémologie tatillonne, mais d’un problème qui reste au coeur de la biologie, même s’il n’est pas souvent explicitement énoncé. On peut en voir un symptôme dans le recours à 1a notion d’émergence qui est souvent faite devant la difficulté de concilier l’évidente originalité du vivant et sa stricte observance des lois physico-chimiques qui régissent l’inanimé. La vie est alors présentée comme une qualité nouvelle apparaissant à partir d’un certain degré de complexité de l’organisation physico-chimique, sans qu’il soit davantage précisé comment se fait cette émergence, en quoi elle est nécessaire (si ce n’est qu’il est difficile de nier la spécificité du vivant), ni même en quoi cette vie émergente est qualitativement nouvelle comparativement à ce qui est du seul domaine physico-chimique. Dans ces conditions, il est permis de se demander si cette émergence n’est pas simplement un moyen de se débarrasser de la notion de vie, dont on ne sait que faire dans le travail scientifique proprement dit : l’articulation du physico-chimique et du biologique étant supposée se faire par un saut qualitatif (qui relève plus de la magie que de la dialectique), elle est naturellement mise hors la science. Après avoir montré qu’il n’y a pas de fantôme commandant la machine, les biologistes l’en ont fait émerger ; comme si les fantômes émanant d’une organisation physico-chimique étaient plus conformes au matérialisme épistémologique que ceux qui sont censés présider à cette organisation. Bien rarement est posée la question de savoir s’il y a encore une machine quand on en a chassé le fantôme, et si ce n’est pas pour garder la machine que parfois on en fait émerger un ; tant est forte la conception mécaniste en biologie.
Le problème de la spécificité de l’être vivant n’est pas encore réglé, comme on le voit. Il est seulement plus ou moins occulté ; soit qu’on nie illicitement cette spécificité, soit qu’on la fasse émerger, soit même qu’on admette divers niveaux de pertinence sans articulation possible entre eux. La question reste ouverte : Y a-t-il une spécificité de l’être vivant qui ne soit pas un simple caractère physico-chimique ni cependant une force vitale plus ou moins surnaturelle ? Et à cette question, il ne peut y avoir que deux réponses : oui ou non. La solution qui consiste à ne pas répondre en distinguant divers niveaux de pertinence ne nous semble pas très convaincante, elle relève plus de la diplomatie que de l’épistémologie ou de la science. Le fait que la biochimie n’ait pas à se préoccuper de la notion de vie dans son travail, qui est du domaine physico-chimique (niveau moléculaire), mais qu’en revanche cette notion de vie pourrait avoir un sens à un autre niveau (le niveau cellulaire, par exemple) ne répond pas à la question ; il ne fait que la déplacer : comment articuler la biochimie à cet autre niveau de sorte que d’insignifiante la notion de vie devienne signifiante ? Aussi, c’est les deux seules réponses possibles, oui et non, que nous évoquerons successivement.
Soit on répond non à la question.
Dans ce cas, les notions de vivant et d’inanimé ne sont pas fondées. Il y a simplement une collection d’objets ne différant les uns des autres que par leurs caractères physico-chimiques. On voit mal pourquoi on diviserait cette collection en deux classes, vivant et inanimé (d’autant plus que les critères physico-chimiques selon lesquels se ferait cette répartition sont mal précisés et que la raison de leur choix reste inconnue, puisqu’elle ne se fonde que sur le sens commun qui désigne comme vivants des objets qui, à l’analyse, présentent certains caractères physico-chimiques communs).
Cette négation de la spécificité du vivant ressortit à une conception où l’on n’admet aucune discontinuité entre vivant et inanimé pour conserver un univers cohérent et unifié. On y admet donc une gradation progressive entre l’inanimé et le vivant, tant dans les formes actuelles (les virus, censés être à la limite du vivant et de l’inanimé) que dans l’apparition de la vie sur Terre (cette apparition y est comprise comme une phase prébiotique progressive sans discontinuité marquée). En fait, cette négation de la spécificité du vivant, qui se veut matérialiste, confond simplement le matérialisme épistémologique et les sciences de la matière. Les sciences, y compris la biologie, se doivent d’être matérialistes, nul (ou quasiment) n’en disconviendra ; mais doivent-elles n’être que sciences de la matière ? La physique est depuis longtemps LA science, modèle pour toutes les autres, à tel point qu’on a fini par la confondre avec l’idéal du matérialisme épistémologique. Parler de la notion de vie, de la spécificité de l’être vivant, c’est, en biologie, s’exposer à se voir qualifier de vitaliste, voire d’animiste, car qui s’écarte un peu de la physico-chimie est censé sortir du matérialisme épistémologique. Si bien qu’aujourd’hui on a l’impression que ce que vise la biologie n’est pas tant l’étude de la vie (ou de l’être vivant dans ce qu’il a de spécifique relativement à l’objet inanimé) que sa pure et simple négation, le nivellement et l’unification de l’univers par la physico-chimie. Comme si, pour unifier, il valait mieux nier les solutions de continuité que les comprendre.
Qu’on ne se méprenne pas ; nous ne méconnaissons pas l’intérêt de la biochimie ; ce que nous critiquons, c’est cette singulière perversion de la biologie qui consiste à lui donner pour fin la négation de son objet et, par conséquent, d’elle-même en tant que science autonome. Un réductionnisme suicidaire qui n’est pas tant imposé par les résultats de la biochimie, comme on le verra, que par la « philosophie spontanée » de maints biochimistes. Il ne s’agit pas de remettre en cause les principes de la biochimie, dont les succès sont incontestables, mais de savoir tracer ses limites.
Soit on répond oui à la question touchant à la spécificité de l’être vivant.
Il faut alors établir, sans sortir du matérialisme épistémologique, sur quoi se fondent les notions de vivant et d’inanimé, puisque ni les critères physico-chimiques ni la force vitale ne sont pertinents. C’est sur quoi nous nous pencherons après avoir évoqué le caractère explicatif de la biochimie en ce qui concerne les divers processus vitaux.
B – Les processus vitaux
Apparemment, il s’agit là d’un domaine qui est plus adapté à la biochimie, un domaine où sa valeur explicative est meilleure que pour la notion de vie. Et ceci aussi bien en ce qui concerne la physiologie du pluricellulaire que celle de la cellule, puisque la biochimie tend à les relier sans cesse plus étroitement.
Si l’on distingue, plus ou moins arbitrairement car ils sont interdépendants, la structure de l’être vivant et son métabolisme, ce qui correspond à une distinction entre des descriptions physico-chimiques synchronique et diachronique, on dira que la structure est décrite et expliquée par la biochimie comme résultant des interactions physico-chimiques entre ses éléments constitutifs, tandis que le métabolisme est, lui, présenté, comme un ensemble complexe d’enchaînements de réactions physico-chimiques, donc comme un processus temporel. La structure est à la fois le produit de ce métabolisme et son substrat, puisque les divers éléments constitutifs sont produits par le métabolisme et qu’en même temps ils sont sans cesse renouvelés et modifiés par celui-ci. Il s’ensuit que l’être vivant à un moment donné est expliqué à la fois par les interactions des éléments qui le constituent à ce moment, et par le métabolisme antérieur à celui-ci, le métabolisme qui les a produits. Les deux explications, synchronique et diachronique, étant dans les faits complètement interdépendantes.
C’est là, à ce qu’il semble, une conception qui permet une explication simple, dans son principe, et assez satisfaisante pour l’esprit en ce qu’elle consiste en une analyse des diverses chaînes de déterminisme qui s’entremêlent pour produire un être vivant. Il est cependant possible de faire deux sortes d’objections à ce mode d’explication : une objection de finalité et une objection de complexité.
L’objection de finalité est tout à fait courante ; elle consiste à contester cette valeur explicative des interactions et réactions physico-chimiques en la prétendant inconciliable avec l’aspect finalisé que présentent souvent les processus vitaux. Par exemple, on met en avant les grandes capacités de régénération de l’embryon, capacités telles que des lésions (même importantes) n’empêchent pas le développement de se poursuivre et de produire un individu normal (au moins dans sa structure, si ce n’est toujours dans sa taille). Puisqu’elles modifient les chaînes de déterminisme biochimique de la production de l’individu adulte, de telles lésions sont des perturbations des processus qui sont censés expliquer le développement (et donc cet individu adulte). Et cependant, malgré cette perturbation de son déterminisme physico-chimique, cet individu adulte est produit comme s’il n’y avait pas eu de lésions de l’embryon. Il est alors tentant d’en conclure au caractère illusoire de la validité du modèle biochimique, et de recourir à un finalisme dans lequel la structure adulte joue comme cause finale du développement. A notre avis, et nous le justifierons, il s’agirait alors d’une conclusion hâtive, que n’imposent pas les faits et qui résulte d’une méconnaissance de l’existence de formes complexes de déterminisme. Nous y reviendrons.
De tels arguments, qu’il n’est pas besoin de détailler tant ils ont déjà été utilisés, ne sont pas recevables tels quels. On ne peut pas admettre, sans sortir du matérialisme épistémologique, que le développement de l’individu ne se fasse pas par des chaînes de réactions physico-chimiques telles que la biochimie les décrit ; tout simplement parce qu’on ne peut pas admettre que les lois physico-chimiques ne soient pas respectées par les êtres vivants (nous ne revenons donc pas sur ce que nous avons dit de la notion de vie et de son irréductibilité à un caractère physico-chimique). Le fait que la biochimie ne soit pas encore parvenue à une description parfaite de ces processus ne peut en aucun cas servir d’argument contre elle. Il nous semble que tout montre qu’une telle description progresse sans cesse. Ce qui ne veut pas dire que cette description soit une explication pleine et totale. Pour le moment, nous admettrons seulement qu’elle donne la cause motrice de ces processus vitaux, pour parler en termes aristotéliciens, ce par quoi ils se réalisent. C’est-à-dire qu’il ne faut pas demander à la biochimie pour quoi ils se réalisent, quelle est leur cause finale, pour reprendre les termes aristotéliciens ; car une telle finalité naturelle n’a pas sa place en biochimie en ce qu’elle est une science physico-chimique. Nous considérons donc que les arguments élevés précédemment n’invalident pas la conception biochimiste, non parce qu’ils sont sans fondements, mais parce qu’ils ne sont pas pertinents relativement à cette conception.
Quant à savoir si une finalité naturelle, qui n’a pas sa place dans les sciences physico-chimiques, en a une en biologie, nous nous contenterons pour le moment de donner l’avis de Claude Bernard : « le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent ; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. » (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale). Lequel avis, en ce qu’il souligne l’interdépendance de tous les processus vitaux, nous amène à évoquer la deuxième sorte d’objection que l’on peut opposer à la valeur explicative de la biochimie : l’objection de complexité.
L’idéal de la biochimie est de donner la description physico-chimique la plus complète possible de l’être vivant et des processus vitaux. C’est-à-dire décrire les interactions et réactions, de telle sorte que l’être entier soit compréhensible en termes physico-chimiques. Or, dans les faits, on doit évidemment se contenter de descriptions biochimiques très partielles et, le plus souvent, du simple énoncé de quelques principes de fonctionnement biochimique. Rien n’interdit, en théorie du moins, que soit possible une description complète de l’être vivant en termes physico-chimiques. Mais, même si elle était réalisée, il n’est pas sûr qu’une telle description serait une bonne explication de l’être vivant, c’est-à-dire une explication compréhensible. La question est de savoir si la formulation de quelques principes biochimiques rend compréhensible un fonctionnement total lorsque celui-ci intègre entre eux de manière complexe un grand nombre de processus partiels conçus selon ces principes.
Prenons tout d’abord le cas d’une simple description synchronique. Les diverses interactions qui concourent à la structure de l’être (ou même simplement d’une de ses macromolécules) sont tellement nombreuses, complexes et entremêlées qu’on peut difficilement espérer les décrire dans leur interdépendance autrement que très partiellement. De telle sorte que, même si l’on comprend les principes de ces interactions, on ne saisit pas la totalité de la structure à partir de ceux-ci. Par exemple, on ne sait pas calculer les structures secondaire et tertiaire d’une macromolécule d’ADN à partir de sa structure primaire, de son milieu et des principes physico-chimiques (a fortiori dans le cas d’une cellule ou même seulement d’un organite de celle-ci) ; c’est-à-dire que l’on connaît bien les principes de cette structuration (et il n’est pas besoin d’en imaginer qui soient propres aux êtres vivants), mais la totalité est trop complexe pour être saisie intellectuellement à partir de ceux-ci. Il n’est pas besoin de préciser que le problème se complique encore quand on l’aborde dans sa diachronie, c’est-à-dire dans l’évolution temporelle de la structure et du métabolisme de l’être.
A de tels calculs deux obstacles s’opposent. Le premier est qu’il faut tenir compte du milieu extérieur, tant dans la structure que dans le métabolisme, car l’être vivant n’est pas un système isolé. Le calcul de la structure et du métabolisme de cet être nécessite donc que l’on connaisse ce milieu (et son évolution pendant la vie de l’être), ou alors que l’on trouve une méthode de « simplification » telle qu’elle élimine les termes externes sans modifier le résultat du calcul. Le second est tout simplement qu’un tel calcul est impossible parce qu’il n’existe pas de méthodes, mathématiques ou autres, pour intégrer entre elles autant de données. Un tel calcul n’est possible que sur de toutes petites portions de voies métaboliques considérées isolément, de telle sorte que les facteurs en jeu soient en nombre très limité. On peut évidemment découper l’être en de telles petites portions et faire ces calculs, mais on ne peut pas alors les relier entre eux.
Il existe bien des méthodes de simulations sur ordinateur pour ces cas où il n’y a pas de solutions mathématiques rigoureuses ; mais ces simulations ne peuvent également se faire qu’avec des modèles très simplifiés. En outre, elles ne permettent pas forcément de saisir intellectuellement la manière dont l’état final est relié à l’état initial, même si l’on sait faire le programme, car le nombre d’intégrations est trop élevé. C’est-à-dire que seule la réalisation de la simulation indique quel sera l’état final étant donné l’état initial, mais que cet état final n’est pas prévisible intellectuellement (c’est pourquoi justement on fait la simulation). On peut alors seulement constater la plus ou moins bonne adéquation du modèle au système qu’il est censé simuler, selon que tous deux donnent des états finaux plus ou moins comparables à partir d’états initiaux analogues. Par exemple, on peut constater que des réseaux d’automates booléens ont des comportements qui peuvent rappeler ceux de systèmes nerveux (ou de régulations d’expressions de génomes) (cf. bibliographie : F. Fogelman-Soulié) ; mais finalement on ne sait guère mieux relier le comportement global du modèle aux comportements de ses éléments constitutifs que dans le cas du système simulé lui-même.
C’est dire que décrire les principes des diverses réactions biochimiques ne permet pas de comprendre l’être vivant dans sa totalité, non pas en vertu de quelque force vitale, mais tout simplement parce que l’esprit n’est pas capable de réaliser toutes les interrelations entre ces descriptions partielles et de les intégrer entre elles. Ce qui, répétons le, ne veut pas dire que les descriptions biochimiques soient fausses, mais simplement qu’on ne peut les utiliser comme explications que sur des domaines très limités, sans quoi elles deviennent rapidement incompréhensibles. Et, comme il s’agit ici d’explication (et de compréhension), il faut bien tenir compte de ce qui est possible ou non à l’esprit humain, non pas seulement au nôtre ou à d’autres bien supérieurs, mais à l’esprit humain en général. On pourrait dire, de manière imagée, que le nombre d’éléments à intégrer doit rester dans des limites telles que leurs combinaisons n’excèdent pas une certaine proportion de celles des synapses de notre système nerveux.
Peut-être est-ce là ce qu’il faut entendre par l’émergence de la vie à partir d’un certain niveau de complexité de l’organisation physico-chimique ? Auquel cas on quitterait une « dialectique de la nature », et l’émergence ne serait plus que notre incapacité à saisir intellectuellement les processus qui dépassent une certaine complexité, c’est-à-dire un masque à notre ignorance. Ce qui, on en conviendra, ne saurait servir d’explication, ni en biochimie, ni en quoi que ce soit.
On peut donc se demander s’il ne serait pas souhaitable de tracer un cadre conceptuel tel qu’il rende compte des processus vitaux à partir des descriptions partielles de la biochimie, mais sans y coller trop étroitement ; s’il ne serait pas possible d’abstraire de ces descriptions certaines lois de régulations telles qu’elles permettent de comprendre ces processus vitaux (et éventuellement la notion de vie) sans qu’il soit besoin de passer par d’impossibles calculs ni par la description détaillée du comportement de chacune des molécules en jeu. En un mot : élaborer des lois propres à une biologie science de la vie, au lieu de se borner aux principes physico-chimiques ; non pas des lois qui se substitueraient à ceux-ci, mais des lois qui les comprendraient tout en les dépassant, ce qui nous semble être le propre des lois de régulations.
Pour cela, on va déjà noter que l’objection de complexité et celle de finalité peuvent être reliées. Ce qui se comprend d’après la citation de L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale donnée ci-dessus : il suffit de rattacher l’idée de finalité à celle de totalité en proposant que ce pour quoi tel élément métabolique ou structural existe est simplement le reste de l’être vivant. C’est ce que dit également Emmanuel Kant : « Ainsi pour un corps, qui doit être jugé comme fin naturelle. en lui-même et selon sa possibilité interne, on exige que les parties de celui-ci se produisent l’une l’autre dans leur ensemble, aussi bien dans leur forme que dans leur liaison, d’une manière réciproque et que par cette causalité propre elles produisent un tout, dont le concept (dans un être, qui posséderait la causalité d’après des concepts convenant à un tel produit) pourrait à son tour inversement être considéré comme la cause (de ce tout) d’après un principe, la liaison des causes efficientes pouvant par conséquent être en même temps considérée comme un effet par les causes finales » (Critique de la faculté de juger).
II.
Pour une explication biologique
On va maintenant reprendre ce que nous avons dit précédemment, d’abord de la notion de vie et ensuite des processus vitaux, à la lueur de ce qu’il est convenu d’appeler « théorie des systèmes » (et qui, dans les faits, recouvre plutôt une certaine manière de voir les choses qu’une théorie parfaitement élaborée). On va essayer de dégager quelques unes de ces lois générales propres aux êtres vivants à partir des données de la biochimie. Si nous avons pu paraître un peu trop critiques vis à vis de celle-ci, cette impression devrait maintenant être corrigée ; ce n’est pas tant la biochimie que nous critiquons que les extrapolations hâtives qui en on été faites en dépit de tout sens épistémologique, et le dogmatisme moléculariste qui s’ensuit.
Nous reprenons donc notre propos où nous en étions restés à la fin de la première partie consacrée à la notion de vie. Soit on répond oui à la question touchant à l’existence d’une spécificité de l’être vivant. Il faut alors établir sur quoi se fondent les notions de vivant et d’inanimé, puisque ni les critères physico-chimiques ni la force vitale ne sont pertinents. On doit déjà remarquer que ces notions n’ont de sens que relativement l’une à l’autre. L’étymologie l’indique clairement : inanimé (ce qui n’a pas d’âme) et inerte (ce qui n’a pas d’activité propre) sont des formes négatives relativement à ce qui est supposé avoir une âme et une activité propre, l’être vivant. Dans cette étymologie (et la conception animiste qu’elle recèle), la possession (ou la non-possession) d’une âme joue le rôle de qualité intrinsèque qui permet de caractériser de manière absolue l’un et l’autre terme ; ceux-ci sont bien relatifs l’un à l’autre, mais par l’intermédiaire d’une qualité intrinsèque qui joue en tant que critère absolu de discrimination. Il en est de même dans les conceptions « physicalistes » ou « émergentistes » : vivant et inanimé sont bien encore relatifs l’un à l’autre, mais par l’intermédiaire de la possession (ou la non-possession) de tel caractère physico-chimique ou de telle qualité émergente. Dans ces conceptions, la relativité du vivant et de l’inanimé est avant tout une relativité pour un observateur qui l’établit en fonction d’un critère de son choix (une âme, un caractère physico-chimique, ou une qualité émergente). La qualité intrinsèque, qui est attribuée au vivant ou à l’inanimé et qui sert de critère de discrimination, n’a donc d’importance dans cette discrimination que pour l’observateur : elle lui permet d’asseoir son jugement sur une base objective.
Si l’on refuse l’âme et les critères physico-chimiques pour la discrimination du vivant et de l’inanimé, mais que l’on veuille garder leur relativité, la seule solution est celle qui consiste à poser cette relativité comme le fondement même de leur discrimination, et non plus comme une relativité établie par un observateur en fonction d’un critère objectif. Autrement dit, il suffit d’éliminer l’observateur et de laisser à l’être vivant lui-même le soin de se discriminer de l’inanimé. Ce qui n’est que la reconnaissance d’une évidence : la discrimination du vivant et de l’inanimé est le fait du vivant avant d’être l’affaire du biologiste. Ce faisant, on passe obligatoirement d’une conception générale (le vivant en tant que terme générique) à une conception individuelle (le vivant en tant qu’être vivant particulier). Parallèlement, la notion d’inanimé est déplacée ; ce n’est plus l’inanimé en général, mais ce par rapport à quoi l’être vivant se discrimine lui-même, c’est « son inanimé », c’est-à-dire son milieu extérieur (que celui-ci contienne ou non d’autres êtres vivants ‑ le vivant étant devenu un être vivant particulier, l’inanimé doit devenir ce qui n’est pas cet être vivant particulier, du fait de la relativité vivant-inanimé et de ce que c’est l’être vivant lui-même qui opère la discrimination et non plus l’observateur). D’un dualisme vivant-inanimé on est passé à un bipôle être vivant-milieu extérieur. L’être vivant se définit donc par sa capacité à se constituer en une entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur. La spécificité de l’être vivant comparativement à l’objet inanimé est qu’il existe en tant qu’entité distincte indépendamment de tout observateur, alors que l’objet inanimé (pluri-moléculaire) n’existe en tant qu’entité distincte que par et pour l’observateur en fonction d’un critère objectif de son choix. Ce à quoi il faut ajouter que cette distinction que l’être vivant fait de lui-même ne consiste pas en un repli sur soi, un isolement, la clôturé que ferait d’elle-même une entité auto-suffisante de par sa seule cohérence interne ; ce caractère distinct de l’entité vivante est un caractère relatif à un milieu extérieur, et non une coupure absolue de celui-ci [1].
Ceci dit, il faut préciser en quoi consiste une entité distincte de son milieu extérieur par elle-même et de quelle nature est la solution de continuité qui la distingue de celui-ci. On sait que l’être vivant n’est pas un système isolé, mais au contraire qu’il est largement ouvert sur le milieu dont pourtant il se distingue ; ce ne peut donc pas être par une limite rigide et imperméable qu’il procède. L’être vivant étant en relation avec son milieu extérieur tout en en étant distinct, et cette distinction n’étant pas le fait du choix arbitraire de l’observateur (qui aurait beau jeu de tracer une frontière dans un flux de matière et d’énergie, créant ainsi deux termes dont il pourrait affirmer qu’ils procèdent à des échanges de matière et d’énergie), il faut que ce soit justement par ces relations avec son milieu que l’être vivant s’en distingue. Dans ce processus, une partie de la matière prend son autonomie vis à vis du reste de celle-ci, autonomie relative puisqu’elle doit en tenir compte à tout moment, mais autonomie tout de même car, si elle en tient compte, c’est pour en rester distincte.
Le principe de cette autonomie dépendante de l’être vis à vis de son milieu est celui d’un processus de totalisation de cet être à partir de ses éléments, de telle sorte que la totalité serve de finalité ; c’est-à-dire qu’il faut transformer les relations entre ces éléments constitutifs en des relations de déterminisme (voir la citation d’Emmanuel Kant ci-dessus) et introduire dans ce déterminisme les facteurs externes et le temps. Ces processus sont explicités dans l’encadré ci-dessous, qui résume très brièvement la première partie de notre ouvrage Eléments pour une Théorie de la Biologie (voir la bibliographie en fin d’article).
Encadré 1
Pour comprendre le « mécanisme » par lequel se réalise cette autonomie dépendante, il faut se reporter à la structure particulière du déterminisme de l’être vivant. Ce qu’on peut expliquer, dans le cadre de la biochimie, de la manière suivante.
Si l’on met en présence, à l’état dispersé, les éléments constitutifs d’un organite cellulaire, un ribosome par exemple, dans un milieu analogue à son milieu naturel, le milieu intracellulaire, cet organite se reconstitue par auto-assemblage. Si l’on met en présence les éléments d’une cellule dispersés dans son milieu naturel (lymphe, bouillon de culture), la cellule ne se reconstitue pas. Pourquoi ? La structure du ribosome qui se reconstitue est déterminée par la nature de ses composants (ARN et protéines) et celle du milieu dans lequel ils baignent (le milieu intracellulaire ou un milieu de synthèse analogue) ; en thermodynamique, on dirait que l’ensemble composé du milieu et du ribosome reconstitué a une entropie plus forte que celle de l’ensemble du milieu et des éléments ribosomaux dispersés. La cellule ne se reconstituant pas, on doit conclure que l’entropie de l’ensemble de la cellule et de son milieu est plus faible que celle de l’ensemble composé de ce milieu et des éléments cellulaires dispersés (sinon, on aurait une génération spontanée, que l’on sait impossible pour une cellule actuelle dans un milieu actuel). La biochimie nous apprend pourtant que la structure de la cellule est déterminée par la nature et les interactions de ses constituants et de ceux de son milieu extérieur, tout comme la structure du ribosome l’est par la nature et les interactions de ses constituants et du milieu dans lequel il se trouve. Comment expliquer ce paradoxe sans avoir recours à une force vitale organisatrice ?
Soit le ribosome e appartenant à la cellule C. Sa structure est déterminée par la nature de ses constituants (ARN et protéines) et par celle du milieu intracellulaire dans lequel il baigne, lequel milieu peut être représenté par (C-e). La nature des constituants du ribosome est déterminée par la cellule qui les a synthétisés à partir d’éléments qu’elle a prélevés activement et sélectivement de son milieu extérieur (ou de ses réserves), ou, plus exactement, par (C-e) puisque ce ribosome e n’existait pas encore dans la cellule C. Ceci n’est certes qu’une approximation, mais on se soucie peu ici de savoir quelle partie plus précise de la cellule est responsable de la détermination de ce ribosome. On peut faire le même raisonnement pour tout élément e de la cellule, hormis son génome qui a été déterminé (au moins en ce qui concerne sa structure primaire) par la cellule-mère par la duplication de son propre génome. Chaque élément e et C étant ainsi déterminé par (C-e), on peut intégrer ces déterminismes élémentaires et en conclure que la cellule C est son propre déterminisme (sauf en ce qui concerne son génome, voir ci-dessous) et, en bonne logique, sa propre finalité. Son déterminisme est circulaire. Jusqu’ici on néglige le milieu extérieur de la cellule, on y reviendra par la suite.
En fait, comme ces processus sont de nature physico-chimique et nécessitent un certain temps, on doit dire que la cellule C au temps t détermine la cellule C au temps t+dt, étant donné qu’au temps zéro de sa vie elle a été déterminée par sa cellule-mère. L’autoproduction (déterminisme circulaire) n’est plus alors qu’une reproduction. Ce qui est à relier à la position particulière du génome : celui-ci a bien un déterminisme circulaire (c’est-à-dire qu’il se détermine lui-même à travers toute la cellule), mais ce déterminisme nécessite un tel laps de temps qu’il se fait d’une génération à l’autre. On peut, de la même manière, comprendre les processus de développement, de sénescence et de mort.
On ne peut exposer ici que le principe général qui sous-entend cette explication. Tout d’abord, puisque dans le déterminisme circulaire chaque partie est déterminée par le reste de l’organisme (et participe au déterminisme de celui-ci), on comprend qu’en cas de lésion d’une partie de cet organisme elle soit régénérée par le reste de celui-ci (ce qui évidemment doit rester dans certaines limites : il ne faut pas que la partie lésée soit d’une importance telle qu’elle déborde les capacités de déterminisme de la partie intacte, et il faut en outre, prendre en considération les conditions physico-chimiques d’une telle régénération, comme dans le cas d’un organisme pluri-cellulaire dont les cellules sont déjà nombreuses et bien différenciées et dont seule une partie peut être mobilisée pour une régénération). L’objection de finalité évoquée ci-dessus peut ainsi être levée, si l’on considère que les voies biochimiques constituent un système complètement bouclé par des rétro-actions internes. Mais ce n’est pas tout, on a dit ci-dessus que ce déterminisme circulaire est parfait structurellement mais imparfait fonctionnellement en ce qu’il nécessite un certain temps pour se faire (le temps nécessaire aux réactions et interactions physico-chimiques). L’être est donc totalisé à partir de ses éléments constitutifs par un processus temporel, puisque les relations qui unissent ces éléments en une entité sont des relations de déterminisme temporel. L’être vivant n’existe donc en tant qu’entité distincte que dans le temps, et non de manière instantanée. Sur le plan synchronique, son caractère de totalité est toujours défectueux. Mais, comme le processus de sa totalisation est circulaire, il va tendre vers sa perfection, sans jamais l’atteindre puisque le défaut fonctionnel que constitue le temps dans les relations entre ses éléments est sans cesse reconduit (ce par sa nature irréductible). Pour introduire la finalité en biologie, sans pour autant y introduire en même temps une quelconque force vitale, il faut non seulement un déterminisme circulaire , mais aussi que ce déterminisme circulaire présente le défaut fonctionnel qu’est le temps (qui fait que la cause et l’effet ne sont pas simultanés ni donc, dans ce cas de circularité, confondus) ; le temps qui sépare l’actuel du final. Cette question est assez délicate, trop pour pouvoir être développée dans le cadre limité d’un tel résumé sommaire ; on peut cependant comprendre (de manière souvent plus intuitive que véritablement démonstrative, il faut en convenir) qu’elle sous-entend des processus tels que le développement, la reproduction, la sénescence et la mort. Sans ce temps, l’être serait, à tout moment et de manière instantanée, son propre déterminisme et sa propre fin ; il serait alors immuable et immortel.
Outre cette question de la finalité, le déterminisme circulaire permet de comprendre que l’on ne peut pas extrapoler du ribosome à la cellule, de la partie au tout, car la partie est largement déterminée de manière externe à elle-même alors que le tout est déterminé de manière interne à lui-même, par l’intégration de ses différentes parties ; il est son propre milieu (ce qu’on doit rapprocher de la notion de milieu intérieur telle qu’elle a été développée par Claude Bernard). Il n’en reste pas moins vrai que ce tout, ici cette cellule, est déterminé à la fois par la nature de ses composants et celle de son milieu extérieur, comme nous l’apprend la biochimie ; ce qui peut sembler paradoxal mais ne l’est pas.
Une analogie physique très simple le fait comprendre aisément. Soit un système de forces possédant une régulation interne le maintenant en équilibre. A tout moment, chacune des forces est déterminée par toutes les autres forces par le biais de la régulation (elle doit être égale à l’opposée de la résultante de toutes les autres forces) ; le système est donc autonome, il a son propre déterminisme interne. Mais, à tout moment, la structure du système (la valeur absolue des différentes forces qui le composent) est fonction des actions externes qu’il subit ; cette structure est donc dépendante des actions externes bien que chacune des forces reste « déterminée » par le système lui-même. L’autonomie touche à l’équilibre du système, tandis que la dépendance vis à vis du milieu touche à la structure adoptée par cet équilibre. La synthèse de l’autonomie et de la dépendance est rendue possible par la régulation interne qui médiatise les actions externes de telle sorte que l’équilibre est préservé malgré ‑ et en fonction de ‑ celles-ci. On peut considérer l’être vivant comme un équilibre dynamique constitué d’une multitude d’équilibres chimiques en interactions ; on a vu ci-dessus que l’on pouvait considérer ces réactions et interactions comme constituant un déterminisme circulaire ; on conçoit que les actions externes puissent intervenir sur la structure de l’équilibre dynamique total sans pour autant le détruire, parce que les équilibres constitutifs se déplacent de telle sorte que l’équilibre total est préservé ; sa structure change, mais il reste un équilibre. Du moins tant que les actions externes restent dans certaines limites, celles des capacités de régulations internes, celles dans lesquelles l’être sera viable. Le déterminisme circulaire de l’être vivant n’est donc pas incompatible avec l’action de l’environnement. Chaque élément de la cellule évoquée ci-dessus dépend à la fois du reste de celle-ci et du milieu extérieur, mais il est dans une relation telle avec les autres éléments de la cellule qu’il est « calculable » à partir d’eux seuls, quel que soit le milieu extérieur. Cette « calculabilité » implique l’autonomie de la cellule (est autonome ce qui suit sa propre loi interne, d’où la calculabilité à partir de cette seule loi), sans exclure cependant un déterminisme externe, celui-ci étant simplement gauchi et rendu indirect par son intégration avec le déterminisme circulaire interne.
On a dit ci-dessus que le déterminisme circulaire est imparfait à chaque instant en ce qu’il nécessite un certain temps pour se faire ; lequel défaut fonctionnel sous-tend le développement, la reproduction, la sénescence et la mort. L’articulation de l’être vivant à son milieu extérieur ne peut pas être parfaite non plus, non pas tant en ce qu’elle exige un certain temps mais dans son principe même. En effet, les actions externes sont médiatisées par des régulations internes, ces régulations internes ne peuvent pas elles-mêmes être le fruit d’une médiatisation d’actions externes en même temps que les médiateurs. Il y a donc dans l’être vivant une base irréductible à un déterminisme externe ; cette base est bien sûr concrètement représentée par le génome. Ce défaut d’articulation de l’être à son milieu sous-tend la sexualité. On peut le comprendre par le fait que cette articulation de l’être à son milieu n’est pas subie passivement par cet être, mais que c’est au contraire un processus actif, dont le moteur est également le déterminisme circulaire. Soit, par exemple, deux stimuli externes A et B appliqués simultanément à un être vivant C ; celui-ci, en ce qu’il est une entité cohérente ne réagit pas séparément à chacun d’entre eux, mais tient compte de A pour répondre à B et réciproquement. Il en fait donc un tout (A+B). Simultanément, l’être est pour lui-même un stimulus C grâce au retour qu’il fait sur lui-même dans son déterminisme circulaire ; il va donc réagir à (A+B) et à C comme à un tout (A+B+C). C’est dire qu’il articule activement son milieu extérieur (A+B) et lui-même C en un tout cohérent, et que toute perturbation de cette cohérence tend à être éliminée (le moteur de cette tendance étant le déterminisme circulaire). Tout rapport de l’être avec son milieu est ainsi interprétable dans le cadre de la finalité évoquée ci-dessus. La sexualité est, elle, la solution apportée à l’inévitable défaut de cette articulation qu’est l’existence d’un génome qui n’a pas de déterminisme externe.
Toutes ces questions sont assez délicates et on peut difficilement espérer les exposer clairement en si peu de temps et d’espace. De tout ce processus découle la distinction de l’entité vivante par elle-même de ce qui devient ainsi son milieu extérieur ; et c’est surtout ceci qui nous importe ici. Une illustration très simple et très parlante de ce qu’une telle situation a de particulier est que, puisque l’être vivant est son propre déterminisme malgré ‑ et en fonction de ‑ les actions externes, sa probabilité d’existence dans un milieu où il est viable n’a pas de sens, alors qu’elle est nulle dans un milieu où il n’est pas viable. Ainsi, si on peut affirmer que l’on n’a aucune chance de trouver des éléphants vivants au fond de l’Atlantique, on ne peut absolument rien dire de la probabilité de rencontrer des kangourous en Afrique au seul vu de la structure des kangourous et de celle du milieu africain (en admettant que ce milieu satisfait aux conditions physiologiques de ces animaux) ; cette probabilité n’a pas de sens. Ce qui correspond à la notion de relations aléatoires entre l’être vivant et son milieu, telle que l’a développée Pierre Vendryès. C’est en cela que l’être se distingue de son milieu extérieur, par cette discontinuité de déterminisme, et non par une limite spatiale (que seul un observateur ayant la notion d’espace pourrait tracer) ou une discontinuité physique (telle qu’une différence de phase) qui ne peuvent être que secondaires par rapport à cette rupture qui donne à l’être son autonomie.
Nous allons maintenant reprendre le cours de notre exposé sur l’explication en biologie, ce que nous ferons surtout en commentant les conceptions présentées dans cet encadré.
Cet exposé, aussi sommaire soit-il, montre bien qu’il est possible de concevoir des lois biologiques, compatibles avec les lois physico-chimiques, puisqu’elles sont abstraites des données de la biochimie, mais qui cependant ne se confondent pas avec elles. Le modèle proposé ne dépend pas d’un substrat physico-chimique précis. Ce substrat peut être celui que nous connaissons par la biochimie, et qui repose sur quatre constituants principaux (C, H, 0 et N), mais il peut être tout autre dès lors qu’il permet cette prise d’autonomie d’une entité par un système de déterminisme circulaire. Sans aller aussi loin, on peut déjà constater qu’il se présente, avec un substrat de base C, H, 0 et N, sous toutes sortes de formes : celles des différentes espèces vivantes (et même des différents individus) que nous savons peupler, ou avoir peuplé, la Terre.
Dans cette conception, la vie n’est plus une qualité intrinsèque de l’être vivant (pas plus que la non-vie est une qualité intrinsèque de l’objet inanimé), elle est le processus qui unit l’être vivant à son milieu extérieur (« son inanimé ») dans un dialogue qui, en même temps, fonde leur distinction en les définissant l’un par rapport à l’autre. Cette conception a l’avantage de rester dans le matérialisme épistémologique le plus strict, sans pour autant réduire la vie à la possession de tel ou tel caractère physico-chimique. Elle reste matérialiste car elle ne permet pas de concevoir la vie indépendamment de la matière, elle n’est pas réductionniste car elle n’en fait pas une qualité intrinsèque de la matière (comme la composition chimique, la masse, etc…). En cela, la vie y est comparable au mouvement, indissociable de la matière tout en lui étant extrinsèque. Le milieu extérieur est alors indispensable à la vie non seulement comme réserve d’aliments, mais comme le pôle négatif est indispensable au pôle positif, comme le non-soi l’est au soi. Il est ce par rapport à quoi l’être est vivant, en ce qu’il est ce par rapport à quoi celui-ci se constitue en entité distincte.
Nous ne pouvons pas non plus retenir la conception émergentiste, car la vie n’est pas ici qualitativement nouvelle comparativement à ce qui est du domaine de la physico-chimie. En revanche, cette notion d’émergence pourrait être conservée si on l’appliquait non pas à la vie elle-même mais à une notion d’individu biologique doté d’une identité et naissant du rapport dialectique (dialogue) qu’est la vie dans notre définition. La biochimie a ceci de particulier, comparativement aux autres sciences, qu’elle ne peut pas assurer par ses propres moyens l’identité de son objet ; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas définir cette identité par des critères physico-chimiques, car l’être vivant change constamment de matière et de structure (même le génome n’est pas totalement immuable chez un être vivant, certains gènes sont amplifiés à divers moments de développement, sans compter ici les mutations toujours possibles au cours de la vie de l’individu dans l’une ou l’autre de ses cellules). Comment d’une entité matérielle jamais identique à elle-même, ni dans sa substance ni dans sa structure, faire un être vivant doté d’une identité ? Ce problème ne semble pouvoir se résoudre qu’en faisant de l’être vivant lui-même le sujet de la constitution de sa propre identité : l’être vivant reste identique à lui-même, malgré ses variations physico-chimiques, parce qu’à tout moment de sa vie il se distingue de ce qui n’est pas lui (et ce qui n’est pas lui est tel pour lui et non pour l’observateur, car il s’en distingue par lui-même et non de par la volonté analytique de celui-ci) ; il reste donc (identique à) lui-même relativement à ce qui n’est pas lui et dans la mesure où il s’en distingue lui-même ; il est donc (identique à) lui-même pour lui-même. Si l’on voulait avoir recours à la notion d’émergence, ce n’est pas à la vie qu’il faudrait l’appliquer mais à cette notion d’identité, qu’il faut bien qualifier de « subjective » pour l’être vivant puisqu’elle ne se fonde que sur ce qu’il se distingue lui-même de ce qui n’est pas lui pour lui, même s’il ne peut être question de supposer ici une quelconque conscience biologique. L’émergence serait alors, non plus un masque à notre ignorance, mais un processus naturel ; du moins si l’on admet que l’être vivant a une identité indépendamment de l’observateur [2].
Le seul critère objectif sur lequel l’observateur pourrait asseoir l’identité de l’être vivant est la permanence du caractère de totalité qu’a cet être tout au long de sa vie. L’être vivant a une structure telle que tous ses éléments sont étroitement interdépendants ; ses éléments peuvent varier, sa structure aussi (notamment sous l’action de l’environnement), mais il reste toujours un tout ; ce qui joue un rôle fondamental dans son maintien en tant qu’entité distincte. En asseyant l’identité de l’être vivant sur la permanence de son caractère de totalité, l’observateur transformerait en qualité intrinsèque (en critère objectif) la capacité qu’a cet être de se constituer en entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur. Muni d’un tel critère pour discriminer le vivant et l’inanimé (est vivante toute entité matérielle qui a cette capacité, si tant est qu’elle puisse être testée), il peut penser avoir saisi la vie dans son essence. En fait, cette conception, si elle a l’avantage de conserver à l’être vivant son caractère individuel tout en en donnant une définition générale, n’est pas encore entièrement satisfaisante. Elle permet certes de comprendre logiquement les grandes propriétés de l’être vivant (développement, reproduction, sénescence, mort et sexualité), mais elle ne le permet que parce que ce qu’elle a posé comme critère de discrimination est imparfaitement réalisé. Si l’être vivant était parfaitement capable de se constituer en entité distincte de son milieu par le processus décrit dans l’encadré ci-dessus, si le déterminisme circulaire était parfaitement instantané, l’être vivant serait à tout moment le déterminisme et la fin de sa propre existence, il serait parfaitement immuable (ne seraient possibles ni le développement, ni la reproduction, ni même la sénescence et la mort) ; s’il s’articulait parfaitement à son milieu extérieur, si sa structure était à tout moment en accord avec le déterminisme externe, alors il serait parfaitement indifférencié de ce milieu. L’être vivant ne vit donc que parce que le processus par lequel il se constitue en entité distincte de son milieu est imparfait (sinon ce ne serait plus un processus mais un état). Plus encore que dans sa capacité à se constituer en entité distincte, c’est dans l’imperfection de cette capacité que réside la spécificité de l’être vivant. Etant donné qu’une telle imperfection n’est pas équivalente à une absence de capacité. On peut parler ici d’imperfection parce que l’être vivant tend malgré tout à se constituer en entité distincte, cette tendance étant inhérente à la circularité, structurellement parfaite mais fonctionnellement imparfaite (le temps), de son déterminisme, et non à une quelconque force vitale. Mais qui dit « imperfection » de telle capacité, au lieu d' »absence » de cette capacité, laisse entendre l’idée d’une perfection, une norme idéale vers laquelle l’être vivant tendrait. Ce qui nous amène à préciser un peu la notion de finalité naturelle en biologie.
Toute finalité présuppose un écart entre une forme actuelle (réelle) et une forme finale (idéale) ; cet écart est à la fois structurel (la forme actuelle n’est pas exactement « spatialement » superposable à la forme finale) et temporel (le processus finalisé met un certain temps pour modifier la forme initiale de telle sorte qu’elle coïncide avec la forme finale visée). De ce que l’être vivant est totalisé par un processus temporel, de ce que dans cet être les relations entre les éléments constitutifs, c’est-à-dire la structure, sont des relations de déterminisme et donc des relations temporelles, il s’ensuit que ces deux écarts, structurel et temporel, sont étroitement entremêlés. La finalité présuppose aussi un sujet transformant et un objet transformé, une représentation de l’état final et une intentionalité. Dans le cas qui nous intéresse, puisqu’on a relié la finalité à la totalité, le sujet de la transformation et son objet sont confondus, tout comme la cause et l’effet le seraient dans le déterminisme circulaire si le temps n’intervenait pas. C’est donc l’être qui se transforme lui-même, tout en gardant cependant son identité au cours du temps (ce qui est valable aussi pour une transformation finalisée du milieu extérieur par cet être, puisqu’une telle transformation ne peut se faire que par l’intermédiaire d’une transformation de l’être lui-même ‑ ainsi une action motrice sur le milieu est d’abord une modification de l’état des muscles). Ce même déterminisme circulaire peut servir de moteur et remplacer l’intentionnalité. Il reste donc le problème de la représentation de l’état final visé. L’éventuelle finalité biologique dont il est question ici ne saurait être qu’une finalité naturelle, et non une finalité où un être pensant a l’idée d’un état final qu’il cherche à réaliser ; il faut donc imaginer ce que pourrait être une telle finalité naturelle sans représentation d’un état final. Ce qui nécessite le raisonnement suivant.
Une éventuelle finalité biologique n’apparaît à l’observateur que dans quelques cas. Par exemple, dans les cas de lésions évoqués ci-dessus : la partie lésée e est régénérée par la partie complémentaire (C-e) selon le principe du déterminisme circulaire. On peut alors dire que la norme idéale est contenue dans la dynamique déterministe de (C-e) et qu’elle correspond à la forme de C. Cette finalité naturelle est donc tout à fait conforme au déterminisme biochimique. On peut noter cependant que le déterminisme circulaire peut aussi se boucler dans une forme plus simple que C par une sorte de court-circuit (ce qui dépend évidemment des capacités de déterminisme de (C-e)), c’est alors cette forme qui sert de référence. Ceci montre que, dans une telle finalité biologique, ce qui est visé n’est pas tant un état final bien défini qu’une totalisation de l’être. Il faut pour cela que la partie lésée n’excède pas les capacités de déterminisme de la partie complémentaire, sans quoi la lésion est mortelle (le déterminisme ne peut pas se boucler et la totalité se défait). Ceci montre que, si l’on peut parler d’une finalité biologique, c’est en fin de compte les possibilités de déterminisme biochimique qui décident. Le même principe s’applique également non plus aux lésions mais aux ajouts ; un élément excédentaire introduit dans l’être peut avoir trois sorts différents : soit il est rejeté s’il ne s’intègre pas dans le déterminisme circulaire, soit il est intégré dans l’être s’il peut s’intégrer dans son déterminisme circulaire en modifiant celui-ci dans sa structure (ce qui peut éventuellement modifier la sienne) de telle sorte qu’il puisse se boucler en l’englobant, soit il tue l’être s’il s’intègre dans son déterminisme circulaire en l’empêchant de se refermer sur lui-même. Dans ces cas d’ajouts, c’est également une totalisation de l’être qui est visée plus qu’un état final défini ; et, ici aussi, il faut sans cesse prendre en compte ce que permet le déterminisme biochimique. On peut interpréter les autres modifications structurelles de l’être par les stimuli externes comme des combinaisons de ces cas de lésions et d’ajouts (modifier une partie de l’être c’est la supprimer et la remplacer par une autre différente, donc une combinaison d’une lésion et d’un ajout). On peut même considérer le génome, que l’individu tient du ou des être(s) vivants(s) dont il est issu, comme un tel ajout externe qui est peu à peu intégré dans le déterminisme circulaire de telle sorte que l’être reste à tout moment une totalité (c’est-à-dire qu’à tout moment chacun de ses éléments pourraient être déterminés par les autres si le temps n’intervenait pas dans ce déterminisme) ; cette intégration se fait par une évolution progressive de la structure du déterminisme circulaire, c’est le développement.
On pourrait donc parler d’une éventuelle finalité biologique en ce que le déterminisme circulaire tend, de par son propre mouvement, à se boucler lorsqu’il est perturbé ; à condition toutefois que cette perturbation reste dans des limites telles que ce bouclage soit possible dans le cadre de la biochimie. La norme idéale serait alors la totalité parfaite contenue potentiellement dans la forme actuelle (y compris la perturbation), c’est-à-dire celle que cette forme est capable de déterminer. Ce qui est également vrai dans le cas, plus délicat, du défaut qu’introduit dans la totalité le temps qui intervient dans le déterminisme circulaire, et non plus seulement de ces défauts structurels dûs aux actions externes.
Ainsi, à un instant t, chacun des éléments de l’être est théoriquement calculable à partir des autres éléments qui constituent celui-ci à ce même instant t ; l’être est alors une totalité parfaite à cet instant t, ou, plus exactement, il le serait si le temps n’intervenait pas dans les relations entre ses éléments constitutifs. C’est-à-dire que, si chacun des éléments est calculable à partir des autres à cet instant t, dans la réalité il n’a pas pu être physiquement déterminé par ceux-ci puisqu’il leur coexiste et que le déterminisme n’est pas instantané. La totalité n’est parfaite que théoriquement ; cette structure théorique parfaite n’est qu’une coupe instantanée faite dans un processus temporel. Elle correspond certes à un moment de ce processus, mais à un moment qui en est artificiellement isolé et fixé hors du temps. On peut alors dire que le déterminisme circulaire est une mauvaise explication, puisque l’élément e au temps t est expliqué par (C-e), alors que dans les faits e ne peut pas avoir été déterminé par (C-e). Mais, on peut aussi raisonner en considérant que la structure théorique instantanée joue, à tout moment, comme structure finale visée, comme norme idéale. Ce qui se comprend en ce que, le déterminisme circulaire n’étant que fonctionnellement imparfait (le temps), il vise à tout instant à totaliser l’être qui, de manière instantanée, n’est que théoriquement une totalité. En visant à totaliser l’être, il vise à réaliser la structure théorique qu’il a au même moment (puisque, quel que soit e, il serait déterminé par (C-e) sans cette question de temps). L’écart que vise à combler ce processus n’est donc pas tant celui entre une structure actuelle et une structure finale que celui entre une structure réelle et une structure théorique, lequel écart n’est pas temporel (elles sont simultanées) ni « spatialement » structurel (elles sont superposables), mais simplement le hiatus existant entre la réalité et la théorie, entre le moment d’un processus dans le temps et ce même moment isolé hors du temps.
Si l’on peut dire que l’on a ici une finalité dans laquelle l’être tend à réaliser une structure idéale, il faut comprendre que cette structure idéale n’est pas celle d’un état final distinct de l’état actuel, mais qu’elle est simplement la structure théorique (atemporelle) de son état actuel, laquelle structure théorique est « idéale » en ce qu’elle est celle d’une totalité parfaite (alors que la structure réelle est dans le temps). Ce en quoi on pourrait dire que, plutôt qu’il vise à concrétiser une idée, l’être vivant vise à être une idée, il vise une totalisation parfaite, l’immobilité, un absolu dépourvu de tout processus fonctionnel (serait-ce la mort ?).
Ce défaut de totalité qu’est le temps est irréductible de manière « temporelle », c’est-à-dire que les diverses relations internes à l’être ne peuvent pas se faire instantanément de telle sorte qu’il soit une totalité parfaite. Néanmoins, ce défaut temporel peut être comblé par une modification structurelle, ce qui est rendu possible par l’interpénétration structure-temps dans le cas de l’être vivant (sa totalisation est temporelle). En effet, en visant à réaliser cette structure théorique (qu’il a en théorie au même moment mais dont il diffère en ce qu’il est dans le temps), il ne fait que modifier sa structure réelle, et donc sa structure théorique instantanée ; il reconduit ainsi leur hiatus et la fin qu’il poursuit. Au temps t, la partie (C-e) devrait déterminer la partie complémentaire e si celle-ci n’existait déjà ; du fait de son existence cette partie e va interférer avec (C-e) dans sa dynamique déterministe ; et ceci pour chacun des éléments e de l’être vivant C. Il s’ensuit que l’intégration de ces déterminismes élémentaires produit l’être vivant C au temps t+dt ; et ainsi de suite (ce qui est l’explication biochimique : l’être est expliqué par les chaînes de réactions physico-chimiques qui lui sont antérieures). L’être a alors une structure qui est différente (tout en étant toujours théoriquement circulaire) et qui conserve le défaut fonctionnel. Celui-ci est donc reconduit, mais le mouvement même du changement de structure le corrige, en ce que celle-ci reste toujours parfaitement circulaire en théorie. Et ce n’est que lorsqu’un tel changement de structure ne sera plus possible (ni dans la phase ascendante du développement, ni dans celle descendante de la sénescence) sans remettre en cause la parfaite circularité de la structure théorique que restera béante l’ouverture fonctionnelle du déterminisme circulaire et que la totalité se défera, c’est la mort.
Nous renvoyons à notre ouvrage Eléments pour une Théorie de la Biologie pour ce qui est de l’interprétation des différentes propriétés de l’être vivant dans le cadre d’une telle théorie. On se contentera ici de souligner pourquoi on peut parler de finalité en biologie, alors même que la structure finale n’est rien d’autre que celle de la totalité en puissance dans la dynamique déterministe de la forme actuelle. C’est tout d’abord parce que l’être vivant existe en tant qu’entité indépendamment de l’observateur, et que le tout qu’il constitue préexiste à l’analyse que celui-ci peut en faire. C’est également du fait que la structure de l’être vivant peut être considérée comme celle d’un déterminisme circulaire. Celui-ci est sans cesse imparfait, mais, bien qu’elle soit une pure abstraction, la structure théorique de l’être vivant est fondamentale, que ce soit dans le cas d’une perturbation structurelle (la structure théorique est alors la structure de la totalité en puissance dans la dynamique déterministe de la forme actuelle) ou dans celui du défaut temporel (la structure théorique est alors la structure atemporelle de l’être). En effet, alors que la totalité réelle est défectueuse de manière inévitable, il faut et il suffit que sa structure théorique ait une parfaite circularité pour que l’être soit vivant et viable. Ce n’est pas tant la défectuosité de la totalité réelle (puisqu’elle est toujours défectueuse) qui importe que celle de la structure théorique (voir ci-dessus la question de la mort). Tout ceci est évidemment parfaitement compatible avec le déterminisme biochimique et il ne s’agit pas de le remplacer par une finalité biologique. Il reste l’explication de l’être vivant par les causes motrices et cette explication par une cause finale ne fait que le compléter. La finalité n’a place en biologie que pour autant qu’on la relie à la totalité, et que l’on considère que la vie est justement la totalisation d’un être en une entité distincte de qui devient ainsi son milieu extérieur. Considérée isolément une voie métabolique n’est qu’une succession de réactions physico-chimiques, elle ne devient un processus vital que lorsqu’on la rapporte au processus de totalisation de l’être vivant, mais ce processus de totalisation reste toujours un ensemble de telles voies métaboliques interdépendantes. Il est donc particulièrement vain de chercher à opposer la conception analytique et la conception systémique ; elles sont indissociables et complémentaires : il n’y a pas d’analyse sans une totalité qui lui préexiste, et il n’y a pas de totalité fonctionnelle sans éléments constitutifs en interrelations.
Nous ne développerons pas plus cette question de la finalité ; ce qui nous importe ici est que l’on puisse toujours considérer les processus vitaux comme le mouvement par lequel l’être vivant tend vers un état idéal, dont il diffère toujours par le temps qui intervient dans son processus de totalisation et parfois par des modifications structurelles dues aux stimuli externes. Il y a ainsi à tout moment une séparation dans l’être entre ce qu’il est réellement en tant qu’entité physique et une norme idéale qu’il ne peut jamais réaliser parfaitement. Et cette séparation n’est pas le fait de l’observateur (comme dans le cas d’une machine où l’on peut distinguer une norme idéale ‑ son plan d’organisation ‑ et une réalité imparfaite ‑ par exemple du fait des frottements) ; elle est inhérente au processus de totalisation par déterminisme circulaire. Tout ceci reste parfaitement conforme au déterminisme biochimique ; il n’y a pas une « conscience biologique » pour faire l’abstraction d’une forme théorique à partir de la forme réelle ; cette séparation n’est rien d’autre que celle entre la perfection structurelle instantanée de la totalité et son imperfection fonctionnelle dans le temps. Cependant, pour être idéale et jamais réalisée, cette norme n’en est pas moins fondamentale puisque c’est d’elle que dépend le caractère vivant de l’être (et non de sa structure réelle qui n’est jamais celle d’une totalité parfaite).
Bien qu’elle soit compatible avec le déterminisme physico-chimique, nous distinguerons cette finalité biologique de la conception biochimique de « programme », en ce que dans un tel programme le temps joue comme une dimension alors que dans une finalité il est un défaut [3]. Il nous semble que cette distinction entre le temps-dimension du programme de la conception biochimique et le temps-défaut de la finalité biologique est importante en ce qu’elle montre bien en quoi l’être vivant diffère d’une machine. Alors que le temps-dimension est un temps logique, le temps-défaut est un temps vécu. Plus qu’un écoulement linéaire le temps est alors l’écart entre la forme réelle et la forme théorique (l’écart entre la forme actuelle et une forme finale n’est qu’un cas particulier de cet écart plus fondamental, ainsi que cela apparaît clairement ci-dessus : cet écart actuel-final est accidentel, alors que l’écart réel-théorique est permanent et inhérent au processus même de totalisation) [4]. On peut relier ce temps-défaut au temps-dimension, puisque le temps est à la fois la dimension sur laquelle le déterminisme circulaire s’étire en une hélice et le temps du retour que fait l’être sur lui-même dans ce déterminisme, le temps de sa présence à lui-même, son temps-vécu. Mais tout ceci demanderait un développement qui nous entraînerait beaucoup trop loin.
Alors que dans le cas de la machine l’imperfection (les frottements par exemple) est un facteur purement négatif, dans le cas de l’être vivant elle a un rôle moteur (même si finalement elle le mène à la mort) ; et la forme irréductible de cette imperfection est le temps qui intervient dans le déterminisme circulaire, dans le retour que l’être fait sur lui-même, c’est-à-dire dans sa présence à lui-même (fût-elle opaque et non consciente). L’être vivant est ici le sujet de sa propre réalisation, ce que n’est pas la machine (même autorégulée et programmée), et cette réalisation (acte de réaliser et non état réalisé) de l’être vivant par lui-même est justement sa vie, ce qui le (et ce par quoi il se) distingue de l’inanimé. Alors que la machine est réalisée par l’homme d’après un plan théorique dont il a l’idée, laquelle machine fonctionne ensuite, l’être vivant est réalisé par lui-même d’après un plan dont il n’a pas l’idée faute de psychisme mais qui lui est immanent sous la forme de la structure théorique précédemment évoquée (et non comme un programme), et sa vie est cette réalisation et non pas un fonctionnement consécutif. A supposer qu’en reconstituant les conditions physico-chimiques adéquates (celles de la phase prébiotique) l’homme parvienne à créer une entité vivante, aussitôt en vie celle-ci lui échapperait. C’est-à-dire qu’elle ne serait l’objet de la création de l’homme que pendant cette phase prébiotique artificielle, parvenue à la vie elle est alors le sujet de sa propre existence (acte d’exister en tant qu’entité distincte et non simple fait d’exister, existence en tant que création, re-création, voire reproduction, de soi-même). C’est ce qu’illustrent les aventures de la créature du Dr. Frankenstein ou celles du Golem.
La vie est ainsi plus proche d’une activité pratique, un art, que d’une activité théorique, une science. Elle est du seul domaine de l’expérience, et même de l’expérience propre (sinon subjective) de l’être vivant lui-même, expérience de sa séparation interne entre une forme idéale et une forme réelle, expérience aussi de sa séparation de ce qui n’est pas lui (son milieu extérieur). Il est bien évident que l’on peut toujours abstraire une théorie plus ou moins générale par la comparaison de ces expériences que sont les vies des divers individus, mais il est non moins évident que cette théorie laisse échapper la nature intime de la vie en ce qu’elle est une expérience et non une pure idée. L’observateur ne saurait donc la saisir par la seule logique, mais par « sympathie » (au sens étymologique) avec l’être vivant lui-même. Une biologie qui refuserait toute réduction de l’être vivant à une machine ou à un plan d’organisation ne pourrait alors être qu’interprétative ; auquel cas on lui refuserait le nom de science.
Une biologie théorique, qui serait une science autonome mais non séparée de la biochimie, est cependant possible par le développement des principes exposés ci-dessus (notamment la vie en tant que processus de totalisation temporelle de l’être vivant). Même si, en dernière analyse, la nature intime de la vie lui échappe, en tant qu’expérience individuelle propre à l’être vivant, presqu’autant qu’à la biochimie (et d’une manière générale à la biologie analytique et expérimentale), elle pourrait sans doute ramener à de plus justes proportions certaines conceptions mécanistes et rappeler que les êtres vivants ne sont ni des objets ‑ ils existent par et pour eux-mêmes et non par et pour la volonté analytique de l’observateur ‑, ni des machines ‑ ils ne fonctionnent pas, ils vivent.
André Pichot
Article paru dans H. Barreau (dir.), L’explication dans les sciences de la vie, éd CNRS, 1983.
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Bibliographie sommaire
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‑ De l’âme (Texte établi et Traduction par A. Jannone et E. Barbotin, éd. Les Belles Lettres-Guillaume Budé, Paris, 1966)
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‑ Vie et probalité (éd. Albin-Michel, Paris, 1942)
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‑ Eléments pour une théorie de la biologie (éd. Maloine, Paris, 1980)
[1] Il serait sans doute intéressant de comparer le processus de totalisation de l’être vivant en une entité distincte par elle-même, tel que nous le présentons ci-après, à celui d’entités telles que l’atome ou la molécule.
[2] Cette question se comprend si l’on se souvient de ce que l’être vivant se définit comme entité physico-chimique par une discontinuité de déterminisme et non comme une entité spatiale par une délimitation spatiale. Une telle limite spatiale ne peut être le fait que d’un observateur qui possède une notion d’espace et pour qui l’être même des objets, leur substance (au sens étymologique et philosophique du mot), est leur étendue ; un observateur pour qui donc l’identité de l’être vivant peut être topologique. Mais, comme c’est l’être lui-même qui se constitue en entité par un dialogue physico-chimique avec ce qui devient ainsi son milieu extérieur, son niveau de définition est celui de ce processus, un niveau,-physico-chimique et non un niveau spatial. Une telle définition n’a alors pas besoin d’une conscience, contrairement à une définition spatiale qui est une définition abstraite (une limite spatiale n’existe pas « physiquement à l’état pur » : elle est abstraite à partir de la perception d’une discontinuité physique, une différence de phase par exemple). Ce qui se comprend, sinon en considérant l’espace comme une forme a priori de la perception (la conception kantienne), du moins en ce que la « substance » du sujet et de l’objet doit être « au même niveau » que l’action que le sujet peut exercer sur l’objet pour se définir vis à vis de lui (et le définir en retour) ; c’est-à-dire, dans le cas de l’homme, en tant qu’être pensant, une action motrice dont la coordination se fait dans un espace à trois dimensions. Ici l’être vivant se définit par une « action physico-chimique », son niveau de définition est « l’espace physico-chimique total » et non un espace abstrait à trois dimensions, pour lequel est nécessaire une conscience abstrayante. D’où l’opacité à lui-même de l’être vivant. D’où également la difficulté de comprendre cet espace physico-chimique total dans l’espace à trois dimensions de notre intellect (même si on peut élargir celui-ci artificiellement de quelques dimensions).
Cependant, son identité, on l’a vu, ne peut être physico-chimique. D’où l’émergence supposée, si l’on admet que cet être a une identité indépendante de l’observateur. Le niveau biologique émergent serait celui où l’être reste identique à lui-même malgré ses variations physico-chimiques et celles de son milieu extérieur, le niveau où ces variations ne font que modifier le rapport dans lequel se trouvent alors cet être et son milieu. On peut évidemment admettre que l’être vivant existe en tant qu’entité distincte indépendamment de l’observateur, tout en niant à cette entité une identité au cours du temps indépendante de cet observateur, et ainsi éviter le recours à l’émergence. Il faut cependant noter qu’à moins de partir d’un dualisme matière-esprit, un tel recours sera nécessaire pour ce qui a trait à l’apparition du psychisme, psychisme dont on ne peut guère nier que la nature n’est pas physico-chimique (et qu’on doit faire émerger d’une manière ou d’une autre, si on veut le relier à la matière). L’émergence d’un individu biologique, si elle s’impose moins que celle d’un individu psychique, ne peut donc pas totalement être rejetée et a l’avantage de former un « palier » entre le physico-chimique et le psychique. Ce qui, on en convient volontiers, n’est pas un argument qui emporte l’adhésion de manière irrésistible, mais qui, aujourd’hui, a l’avantage d’être le plus « raisonnable » dans le cadre du matérialisme épistémologique.
[3] La notion de programme a été introduite en biologie pour essayer de résoudre le problème de la finalité. Nous ne reviendrons pas ici sur ce qu’elle a d’inadéquat (la complexité nécessaire à un tel programme, et donc l’invraisemblance de sa mise en place par un processus hasard-sélection néodarwinien, le fait que ce programme devrait entraîner lui-même la fabrication du mécanisme qui doit le lire, etc. toutes choses qui font qu’on ne peut plus guère considérer cette notion de programme que comme une analogie approximative qui facilite la compréhension de la manière dont joue le génome, plutôt que comme un véritable programme stricto sensu). A chaque époque ses analogies : l’animal-machine ou l’animal-ordinateur, c’est tout un. Si comme analogie partielle et limitée le génome-programme est admissible, comme valeur explicative générale il n’est rien d’autre qu’un concept bouche-trou qui occulte les problèmes plus qu’il ne les résout. Par incompréhension de la notion de finalité naturelle (pourtant déjà étudiée par Kant il y a deux siècles), on a simplement voulu donner à l’être vivant une représentation de son état final et un substitut d’intentionnalité en lui donnant un programme (mis au point par un processus hasard-sélection) ; c’est-à-dire qu’on a interprété une finalité naturelle comme une fausse finalité artificielle (fausse, parce qu’en fait dans un programme la finalité est celle du programmateur ‑ ce qu’on remplace ici par la sélection naturelle) et qu’on en a conçu un modèle mécanique. En cela, on a complètement oublié que le temps figure déjà dans les relations entre les éléments constitutifs de l’être, et qu’il n’était pas besoin d’inscrire dans sa structure une dimension temporelle par le biais d’un programme.
[4] Dans le cas de l’écart réel-théorique, le temps est un « présent continu », donc essentiellement un temps vécu ; dans celui de l’écart actuel-final, le temps est linéarisé et quantifiable (la « distance » qui sépare l’avenir du présent), c’est donc déjà un embryon de temps logique, mais qui n’est compréhensible qu’en référence à l’écart réel-théorique (par assimilation actuel-réel et final-théorique), donc au temps vécu.